(Ir)recevabilité de l’action syndicale tendant à la régularisation de situations individuelles

Si un syndicat peut agir en justice pour faire reconnaître l’existence d’une irrégularité commise par l’employeur au regard de dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles ou au regard du principe d’égalité de traitement et demander, outre l’allocation de dommages-intérêts en réparation du préjudice ainsi causé à l’intérêt collectif de la profession, qu’il soit enjoint à l’employeur de mettre fin à l’irrégularité constatée, le cas échéant sous astreinte, il ne peut prétendre obtenir du juge qu’il condamne l’employeur à régulariser la situation individuelle des salariés concernés, une telle action relevant de la liberté personnelle de chaque salarié de conduire la défense de ses intérêts.

Il est notoire qu’un syndicat peut ester en justice sur le fondement de l’article L. 2132-3 du code du travail afin de défendre les intérêts collectifs de la profession. Encore faut-il alors pouvoir déterminer les contours de ce dernier syntagme et la ligne de crête qui le sépare de l’action tendant à la régularisation de la situation individuelle de salariés concernés par un manquement de l’employeur qui en lui-même peut – dans le même temps – léser l’intérêt collectif de la profession. Ainsi a-t-il pu être jugé par exemple qu’une action fondée sur l’atteinte à la vie privée n’est pas ouverte à un syndicat (Civ. 1re, 19 déc. 1995, n° 93-18.939 P, D. 1997. 158 , note J. Ravanas ; RTD civ. 1996. 360, obs. J. Hauser ; RTD com. 1996. 498, obs. E. Alfandari et M. Jeantin ; JCP 1996. I. 3925, n° 15, obs. Raimbault). Aussi sont-ils au contraire recevables à demander l’exécution d’une convention ou d’un accord collectif de travail, même non étendu, son inapplication causant nécessairement un préjudice à l’intérêt collectif de la profession (Soc. 3 mai 2007, n° 05-12.340, D. 2007. 1504, obs. A. Fabre ; Dr. soc. 2008. 571, étude O. Levannier-Gouël ; RDT 2007. 536, obs. G. Borenfreund ). Mais si un syndicat peut-il demander à ce qu’un employeur mette fin à une irrégularité portant atteinte à l’intérêt collectif de la profession, peut-il subséquemment obtenir du juge qu’il condamne ce dernier à régulariser la situation individuelle des salariés concernés ? La chambre sociale de la Cour de cassation vient répondre de façon claire à cette question par la négative dans son dernier arrêt du 6 novembre 2024.

En l’espèce, une société de restauration collective a dû placer les salariés travaillant pour certaines de ses enseignes en activité partielle du fait de la pandémie de covid-19 et de la fermeture consécutive des restaurants dans lesquels ils exerçaient leurs fonctions. Le syndicat CFDT hôtellerie tourisme restauration Île-de-France a subséquemment saisi un tribunal judiciaire, afin qu’il soit enjoint aux sociétés concernées de maintenir la rémunération habituelle de leurs salariés exerçant leur activité en Île-de-France au titre des jours fériés.

Les juges du fond estimèrent recevable l’action du syndicat en paiement d’une somme à titre de dommages-intérêts pour atteinte à l’intérêt collectif, ainsi que la demande de régularisation de la situation des salariés concernés. La chambre sociale de la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi contre la décision, va valider le raisonnement de la cour d’appel sur la recevabilité de la première demande mais prononcer la cassation au titre de la seconde.

La recevabilité de l’action dans l’intérêt collectif de la profession

L’article L. 2132-3 du code du travail prévoit en effet que les syndicats professionnels ont le droit d’agir en justice. Ils peuvent, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent.

La chambre sociale va déduire de cette disposition qu’un syndicat peut agir en justice pour faire reconnaître l’existence d’une irrégularité commise par l’employeur au regard de dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles ou au regard du principe d’égalité de traitement et demander, outre l’allocation de dommages-intérêts en réparation du préjudice ainsi causé à l’intérêt collectif de la profession, qu’il soit enjoint à l’employeur de mettre fin à l’avenir à l’irrégularité constatée, le cas échéant sous astreinte.

Or en l’espèce l’action du syndicat était fondée sur la méconnaissance des dispositions de l’article L. 3133-3 du code du travail, et tendait à obtenir le respect par la société des prévisions de l’article 21 de la Convention collective nationale du personnel des entreprises de restauration de collectivités, relative à l’obligation de maintien de la rémunération des salariés au titre des jours fériés légaux chômés.

Sous cet angle, la finalité de défense de l’intérêt collectif de la profession pouvait être caractérisée et le syndicat voir sa demande recevable.

Il en va toutefois autrement de l’action tendant à régulariser la situation individuelle des salariés concernés.

L’irrecevabilité de l’action syndicale en régularisation des situations individuelles

Les Hauts magistrats vont en effet censurer la cour d’appel au visa du même article L. 2132-3 du code du travail.

La chambre sociale va en effet affirmer que si un syndicat peut agir en justice pour faire reconnaître l’existence d’une irrégularité commise par l’employeur au regard de dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles ou au regard du principe d’égalité de traitement et demander, outre l’allocation de dommages-intérêts en réparation du préjudice ainsi causé à l’intérêt collectif de la profession, qu’il soit enjoint à l’employeur de mettre fin à l’irrégularité constatée, le cas échéant sous astreinte, il ne peut prétendre obtenir du juge qu’il condamne l’employeur à régulariser la situation individuelle des salariés concernés, une telle action relevant de la liberté personnelle de chaque salarié de conduire la défense de ses intérêts.

Or en l’espèce les juges du fond avait admis l’action engagée par le syndicat tendant à la régularisation de la situation des salariés de la société exerçant leur activité en Île-de-France au titre des jours fériés habituellement chômés, en procédant au rappel de salaires des salariés concernés conformément aux dispositions de l’article L. 3133-1 du code du travail, considérant que celle-ci relevait de l’article L. 2132-3 et n’était pas de nature à permettre aux salariés d’obtenir un avantage à titre individuel, mais devait s’apprécier plus largement à l’aune de l’objectif d’obtenir le respect par la société des prévisions de l’article 21 de la Convention collective nationale du personnel des entreprises de restauration de collectivités, relatives à l’obligation de maintenir la rémunération des salariés au titre des jours fériés légaux chômés.

Raisonnement rejeté par la chambre sociale, qui vient à la fois confirmer une jurisprudence assise, considérant l’atteinte à l’égalité de traitement comme relevant de la défense de l’intérêt collectif de la profession (Soc. 12 févr. 2013, n° 11-27.689, Dalloz actualité, 11 mars 2013, obs. M. Peyronnet ; D. 2013. 513 ; ibid. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta ; 22 nov. 2023, n° 22-14.807 B, Dalloz actualité, 21 déc. 2023, obs. Gailhbaud ; D. 2023. 2089 ; RDT 2023. 791, chron. S. Mraouahi ; RJS 2/2024, n° 102).

Elle vient par cet arrêt également rappeler l’importance du cantonnement de l’action aux demandes d’ordre collectif, en rappelant de façon claire qu’elles ne doivent – sous ce prisme – pas tendre à la régularisation des situations individuelles, qui reste à l’initiative des intéressés (v. not., Soc. 7 sept. 2017, préc. ; 30 mars 2022, n° 20-15.022, RDT 2022. 654, chron. M. Véricel ; JCP S 2022. 1117, note F. Wismer et J. Serrier ; 6 juill. 2022, n° 21-15.189, Dalloz actualité, 20 sept. 2022, obs. J. Cortot ; ibid. 12 sept. 2022, obs. J. Cortot ; D. 2022. 1314 ; Dr. soc. 2022. 840, obs. Y. Leroy ; 20 avr. 2023, n° 23-40.003).

Cette solution ne surprend donc pas en s’inscrivant dans le fil de la jurisprudence antérieure, et offre ainsi une nouvelle illustration de la frontière que doive respecter les syndicats. Si à l’intérêt collectif s’adjoint toujours un ou des intérêts individuels, l’action en justice assise sur le fondement de l’article L. 2132-3 du code du travail devra se garder de la tentation d’ingérence dans la sphère de la liberté d’action individuelle des salariés concernés, faute de quoi ce dernier segment de demande s’exposera inexorablement à la sanction de l’irrecevabilité.

 

Soc. 6 nov. 2024, FS-B, n° 22-21.966

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