Jonction d’instances, chefs de jugement critiqués, appel incident, effet dévolutif : quatre à la suite !
L’appel principal d’une partie ne lui interdit pas de former un appel incident sur l’appel principal de son adversaire et d’étendre ainsi, quand bien même elle avait limité les chefs de jugement critiqués sur son propre appel, l’effet dévolutif de l’appel, obligeant alors la cour d’appel à prendre en compte ses conclusions formant appel incident en dépit de la jonction intervenue postérieurement.
Ainsi qu’en témoignent les différents visas sous le sceau duquel il est rendu, cet arrêt publié télescope plusieurs notions juridiques nées d’une situation procédurale assez rare mais qui a les vertus de l’enseignement.
Après avoir été licencié par l’association qui l’employait et qu’il dirigeait, un salarié saisit la juridiction prud’homale en annulation de son licenciement et en réintégration, subsidiairement en contestation de son bien-fondé. Par actes des 1er et 11 décembre 2020, le salarié et l’association relevèrent successivement un appel principal et le salarié forma, par conclusions du 24 mai 2021, appel incident sur l’appel principal de l’association. Le 4 octobre 2021, les instances enrôlées sous des numéros différents (n° 20/02118 pour l’appel du 1er déc. 2020 et n° 20/02234 pour celui du 11 déc. 2020), furent jointes par ordonnance du conseiller de la mise en état. Demandeur au pourvoi, le salarié faisait grief à la Cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion de s’être exclusivement fondée sur sa déclaration d’appel et ses conclusions notifiées le 3 septembre 2021 dans l’instance n° 20/02118 pour décider qu’elle n’était pas saisie du chef du jugement l’ayant débouté de sa demande de nullité du licenciement et de réintégration présentée par voie de conclusions le 24 mai 2021 dans l’instance ouverte par l’appel de l’association. La cassation intervient au visa des articles 367, 551, 562 et 954 du code de procédure civile, ces derniers dans leur rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 applicable au litige :
« 5. Il résulte du premier et du quatrième de ces textes que, la jonction d’instances ne créant pas une procédure unique, la cour d’appel doit statuer sur les dernières écritures déposées dans chaque instance par la partie qui n’a pas conclu après la jonction.
6. Selon le deuxième, l’appel incident est formé de la même manière que le sont les demandes incidentes.
7. Selon le troisième, l’appel défère à la cour d’appel la connaissance des chefs de jugement qu’il critique expressément et de ceux qui en dépendent.
8. Il en découle que l’appel principal d’une partie ne lui interdit pas de former, de la même manière que le sont les demandes incidentes, un appel incident sur l’appel principal de la partie adverse et d’étendre ainsi sa critique du jugement.
9. Pour dire que la cour d’appel n’est pas saisie de la demande en nullité du licenciement et de ses demandes subséquentes, et confirmer le jugement, sauf en ce qui concerne le montant des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et l’octroi de dommages et intérêts pour préjudice distinct, l’arrêt relève que le salarié a limité sa déclaration d’appel aux chefs du jugement ayant statué sur ses demandes subsidiaires formées contre l’association à fin de la voir condamner à paiement de sommes pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, et licenciement vexatoire.
10. En statuant ainsi, alors qu’elle devait statuer sur l’appel incident du salarié et en particulier sur celles des demandes formées dans ses conclusions remises le 24 mai 2021 tendant à l’annulation du licenciement, à la réintégration du salarié, au paiement du salaire pendant la mise à pied conservatoire et d’une indemnité d’éviction, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».
Quatre de chute
Des quatre notions juridiques auxquelles était confrontée la Cour de Saint-Denis de La Réunion, celle de la jonction était sans doute la plus facile à aborder tant la chose est généralement maîtrisée mais, on le verra, ce n’est pas l’effet de cette jonction qui fit trébucher la cour mais bien l’absence de prise en compte de l’effet dévolutif de l’appel au regard de deux actes d’appel qui visaient des chefs de jugement distincts et d’un appel incident.
Mesure d’administration judiciaire ressortant des incidents d’instance et donc de la compétence du conseiller de la mise en état en appel, la jonction est visée à l’article 367 du code de procédure civile qui dispose que « Le juge peut, à la demande des parties ou d’office, ordonner la jonction de plusieurs instances pendantes devant lui s’il existe entre les litiges un lien tel qu’il soit de l’intérêt d’une bonne justice de les faire instruire ou juger ensemble. Il peut également ordonner la disjonction d’une instance en plusieurs ». Au cas présent, la jonction des deux appels formés par le salarié et l’association était bien intervenue, une fois les délais pour conclure des parties expirés.
Les deux appels avaient été formés en décembre 2020 à dix jours d’intervalle mais, comme très souvent, le conseiller de la mise en état avait attendu l’expiration de l’ensemble des délais imposés pour conclure pour ordonner, le 4 octobre 2021, la jonction des appels principaux formés par le salarié et l’association qui l’employait. L’idée sous-jacente est, on le sait, de ne pas faciliter la tâche des parties qui doivent prendre garde, au-delà de délais distincts de procédure, à notifier notamment leurs actes sous le bon numéro de rôle. Mais la tâche est alors un peu compliquée pour la cour qui doit veiller à prendre en compte les dernières conclusions notifiées par les parties indépendamment de la jonction intervenue. Car la jonction laisse, on le sait, subsister les liens d’instance. Les derniers jeux de conclusions peuvent avoir été notifiés antérieurement à la jonction, comme en l’espèce, ou postérieurement, la dernière option pouvant encore être la notification de conclusions d’une partie avant jonction, l’autre partie déposant les siennes ensuite ; la jonction, en toute hypothèse, laisse toujours persister les liens d’instance n’en créant pas une unique, chaque instance obéissant à ses propres règles procédurales.
La thématique des conclusions dites faussement « récapitulatives » offre la meilleure illustration. Si, en présence d’une seule instance, les parties qui n’auront pas repris des prétentions et moyens dans leurs dernières conclusions seront réputées les avoir abandonnés, la cour ne statuant que sur les dernières conclusions déposées par application de l’article 954, la solution n’est pas la même en cas de pluralité d’appels joints.
En présence de deux appels interjetés par un même appelant mais contre différentes parties, la cour ne peut considérer que l’appelant est réputé avoir abandonné ses demandes présentées dans la première instance dès lors que, postérieurement à la jonction des deux procédures, il a signifié ses écritures aux intimés visés sur sa seconde déclaration d’appel, ce qui l’obligeait à examiner les conclusions notifiées à l’égard des autres intimés antérieurement à la jonction (Civ. 2e, 25 juin 2015, n° 14-16.292 F-P+B, Dalloz actualité, 20 juill. 2015, obs. M. Kebir ; D. 2016. 449, obs. N. Fricero
). Face à ces instances distinctes, il n’existe aucune obligation pour les parties de prendre des conclusions « récapitulatives » après jonction.
De même, la partie qui ne dépose pas de dernières conclusions après la disjonction n’est pas réputée avoir abandonné les prétentions et moyens qu’elle avait antérieurement présentés à l’appui de son appel, de sorte que si aucune conclusion n’a été déposée postérieurement à l’ordonnance de disjonction, le juge doit viser les conclusions antérieures ou faire un exposé sommaire des prétentions ou des moyens (Civ, 1re, 15 mai 2024, n° 21-18.678).
Mais il faut bien reconnaître qu’en l’espèce cette jonction ne changeait rien au regard de l’appel incident totalement négligé par la cour d’appel.
Quatre à quatre
Le premier visa ne doit pas laisser entendre en effet qu’il s’agirait d’une simple thématique de jonction. Cet arrêt confronte avant tout, face à un appel incident, celle de l’effet dévolutif des actes d’appel – et l’arrêt vise bien l’article 562 du code de procédure civile propre à l’effet dévolutif – sur lesquels doivent figurer, histoire d’ajouter un autre visa, les chefs de jugement critiqués par application de l’article 901 du code de procédure civile… mais aussi de ce même article 562. Pour ne pas chuter, il fallait composer avec ces quatre notions. Mais la cour d’appel avait passé les difficultés à grandes enjambées, sans doute bien trop rapidement.
En l’occurrence, le salarié avait conclu bien sûr sur son propre appel (n° 20/02118) mais avait également notifié des conclusions d’appel incident sur l’appel adverse (n° 20/02234). Ses conclusions formant appel incident demandaient à la cour de « Dire et juger que le licenciement pour faute grave du salarié est nul », tout en présentant des demandes subséquentes : « Annuler la période de mise à pied […] ; Ordonner la réintégration du salarié au sein de l’Association dans son emploi, à défaut dans un emploi équivalent […] », prétentions non discutées sur son appel principal.
Or, la Cour s’était fondée uniquement sur ses dernières conclusions notifiées le 3 septembre 2021 sur le numéro de rôle de son appel principal, non pas sur ses dernières écritures, relevant appel incident, déposées avant la jonction, le 24 mai 2021, dans l’instance principale introduite par son adversaire. Plus qu’une erreur dans la prise en compte de la date des écritures qui toutes donc avaient été notifiées avant jonction, celle-ci résultait surtout dans la prise en compte de l’effet dévolutif et donc du périmètre de saisine de la cour au regard de l’appel incident, laquelle estima : « l’acte par lequel le salarié a interjeté appel du jugement entrepris ne critique le jugement qu’en ce qu’il l’a débouté de ses demandes subsidiaires tendant à voir l’association condamnée à lui payer 81 294,72 € à titre d’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, 13 549,12 € à titre de dommages intérêts pour licenciement survenu dans des circonstances vexatoires et 5 000 € au titre des frais non répétibles d’instance ; que ni cet acte, ni celui par lequel l’association a interjeté appel du jugement entrepris n’ont dévolu à la cour la question de la nullité du licenciement, ni celles subséquentes ; qu’il n’y aura par conséquent pas lieu de les examiner, la cour n’en étant pas saisie ». Bref, sur aucun des deux appels ne figuraient les chefs du jugement critiqués par le salarié.
Certes l’effet dévolutif était limité par une déclaration d’appel du salarié qui ne visait que le débouté de demandes subsidiaires et ne pouvait être étendu par voie de conclusions dans cette même instance (l’appel avait été formé avant le 1er sept. 2024 n’autorisant donc pas une extension de l’effet dévolutif avec la notification des premières conclusions conformément à l’art. 915-2 c. pr. civ. nouv. ), mais il avait, intimé sur l’acte d’appel de l’association, formé appel incident par voie de conclusions par application de l’article 909 du code de procédure civile obligeant la cour à l’examiner. À tort, elle s’était focalisée sur les conclusions de chaque appelant principal, faisant fi de celles du salarié, intimé sur l’appel adverse, et formant appel incident en ce qu’il abordait la question de la nullité du licenciement et des demandes subséquentes tandis que celles déposées sur son appel principal ne visaient qu’à contester la décision dont appel qui l’avait déboutée de ses demandes subsidiaires. C’est donc l’absence de prise en compte, avant tout, de l’effet dévolutif des actes d’appel et des chefs de jugement critiqués au regard d’un appel incident qui est à l’origine de l’erreur de la cour d’appel.
Par quatre chemins
La cour d’appel, pour offrir cette solution expéditive, n’y était pas allée par quatre chemins alors que, précisément, l’appel incident emprunte le plus souvent des chemins de traverse qui permettent de s’accommoder de l’effet dévolutif de l’appel.
On pourrait s’étonner, à première vue, que cette demande de réformation relative à la nullité du licenciement et à ses conséquences indemnitaires n’ait pas été présentée dès le premier jeu de conclusions notifié dans le délai de l’article 908 du code de procédure civile imparti au salarié dans le cadre de son appel principal. Il aurait pu le faire s’il avait visé l’ensemble des chefs du dispositif du jugement attaqué qui lui étaient défavorables tandis qu’il était constant que celui-ci ne listait comme chefs du dispositif du jugement critiqués que le débouté de ses demandes subsidiaires.
La stratégie peut apparaître curieuse, mais l’appelant principal peut poursuivre un but bien précis, ne sachant pas non plus si l’intimé, sur son propre acte d’appel, formera appel incident. Mais profitant alors de l’appel de son adversaire contre la même décision, il dispose de la possibilité de se porter appelant incident, par voie de conclusions puisqu’il est formé « de la même manière que le sont les demandes incidentes » comme le rappelle l’article 551, quand bien même cet acte d’appel adverse ne viserait pas le chef de jugement qu’il entend critiquer… et quand bien même donc sa déclaration d’appel ne le viserait pas non plus.
Ces dernières années, la deuxième chambre civile est venue préciser les contours de cet appel incident et, à regarder de très près ses décisions, les problèmes posés confinent parfois à des Questions pour un champion !
L’appel incident n’est pas conditionné déjà par la nécessité, pour l’intimé, d’avoir formé appel principal (Civ. 2e, 13 oct. 2016, n° 15-21.973 F-P+B, Dalloz actualité, 10 nov. 2016, obs. R. Laffly ; D. 2017. 92
, note N. Hoffschir
). On s’en doutait.
Mais les choses se complexifient lorsque plusieurs appels sont interjetés, et les chemins se croisent encore plus dangereusement lorsque les appels incidents sont formés entre co-intimés. Sans détour, on dira qu’est recevable dans le délai de trois mois à compter de la notification des conclusions portant appel incident l’appel incidemment relevé par un intimé contre un autre intimé en réponse à l’appel incident de ce dernier qui modifie l’étendue de la dévolution résultant de l’appel principal et tend à aggraver la situation de ce dernier (Civ. 2e, 14 avr. 2022, n° 20-22.362 FS-B, Dalloz actualité, 9 mai 2022, obs. R. Laffly). En outre, l’appel incident n’a pas à être présenté, s’il est dirigé contre un co-intimé défaillant, par voie d’assignation mais par signification de conclusions (Civ. 2e, 9 juin 2022, n° 21-12.974 F-B, Dalloz actualité, 11 juill. 2022, obs. R. Laffly ; Rev. prat. rec. 2022. 7, chron. D. Cholet, R. Laher, O. Salati et A. Yatera
). Pour autant, les conclusions en réponse d’un intimé notifiées dans le délai pour conclure de l’appel incident formé contre lui par un co-intimé n’ont pas pour effet de rendre recevables, à l’égard de l’appelant principal, les conclusions notifiées à ce dernier (Civ. 2e, 9 juin 2022, n° 20-15.827 FS-B, Dalloz actualité, 5 juill. 2022, obs. C. Lhermitte ; D. 2022. 1160
; AJDI 2023. 51
, obs. T. Brault
; AJ fam. 2022. 353, obs. F. Eudier
; Procédures 2022. Comm. 192, obs. R. Laffly).
La sanction stricto sensu va jusqu’à emprunter des routes différentes. Ainsi, l’appel incident, peu important qu’il ait été interjeté dans le délai pour agir à titre principal, ne peut être reçu en cas de caducité de l’appel principal, de sorte qu’ayant relevé que la caducité de l’appel principal avait été prononcée, la cour d’appel en a exactement déduit que l’instance d’appel était éteinte et qu’elle n’était pas saisie de l’appel incident (Civ. 2e, 13 mai 2015, n° 14-13.801, Dalloz actualité, 1er juin 2015, obs. M. Kebir ; D. 2015. 1423
, note C. Bléry et L. Raschel
; ibid. 1791, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, D. Chauchis et N. Palle
; ibid. 2016. 449, obs. N. Fricero
). Mais caducité n’est pas irrecevabilité. L’irrecevabilité d’un second appel n’a pas pour effet de rendre irrecevable l’appel incident interjeté dans le délai prévu pour l’appel principal, nonobstant la caducité de la première déclaration d’appel puisqu’« il résulte de l’article 550 du code de procédure civile que l’appel incident est recevable alors même que l’appel principal serait irrecevable, s’il a été formé dans le délai pour agir à titre principal » (Civ. 2e, 1er oct. 2020, n° 19-10.726 F-P+B+I, Dalloz actualité, 14 oct. 2020, obs. R. Laffly).
On le voit en tous cas avec cet arrêt, l’appel incident est, aussi, une manière de rattraper, grâce à un appel adverse, une omission de chefs de dispositif sur son propre acte d’appel de nature à contourner la limitation de l’effet dévolutif de son propre appel… et celui de son adversaire ! Aussi, si la Cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion avait raison de constater que ni l’acte d’appel du salarié ni celui de l’association n’avait dévolu la question de la nullité du licenciement, elle avait oublié un peu vite cet appel incident qui, précisément sur cette question et dans cette seconde instance, fondait l’effet dévolutif.
La pratique comme la logique témoignent pourtant que les conclusions de l’appelant principal, intimé sur l’appel principal de son adversaire, finissent bien sûr par se ressembler pour ne pas dire s’épouser dans l’articulation des moyens de fait et de droit mais encore de prétentions qui visent, justement, la réformation ou l’annulation du jugement. Car généralement, l’appel incident de l’intimé qui a formé lui-même appel principal consiste en une « redite » de la critique des chefs de jugement qu’il a déjà initialement présentée.
Mais rien n’oblige à ce parallélisme de fond, et cet arrêt l’illustre, au-delà de la jonction. L’appelant peut présenter une demande de réformation, qui s’analyse en une prétention au fond rappelons-le, dans des conclusions d’appel incident notifiées dans l’instance principale introduite par son adversaire cependant qu’il ne présenterait pas cette même prétention de réformation dans le cadre de l’instance principale par lui engagée et alors même qu’il avait entendu limiter l’effet dévolutif sur son acte d’appel à d’autres chefs de jugement critiqués. Solution reçue cinq sur cinq.
Civ. 2e, 16 janv. 2025, F-B, n° 22-17.732
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