L’« Entrée dans le Paradis » du droit d’auteur : pas sans un être humain à l’origine de la création !

Les férus de droit d’auteur se souviennent de l’arrêt Paradis, par lequel, en 2008, la Cour de cassation a jugé qu’une œuvre d’art conceptuel pouvait accéder à la protection par le droit d’auteur (Civ. 1re, 13 nov. 2008, n° 06-19.021 P). Le Paradis est à nouveau venu toquer à la porte, cette fois-ci du copyright, dans le contexte très différent et aux enjeux autrement plus élevés : celui des productions générées par une intelligence artificielle (IA).

La justice américaine a rendu, le 18 août dernier, une décision que l’on espère universelle, dans une hypothèse qui s’apparente à un cas d’école : un contenu (en l’occurrence visuel, mais cette précision semble indifférente au regard de la décision) entièrement généré par un outil d’IA est-il éligible à la protection par le copyright américain ? C’est – fort heureusement selon nous – une réponse négative qui est apportée par la décision analysée, sur ce point sans appel : « Must that originator be a human being to claim copyright protection? The answer is yes » (« La personne à l’origine de l’œuvre [telle que l’entend le Copyright Act de 1976] doit-elle être nécessairement humaine pour prétendre à la protection par le copyright ? La réponse est oui »*).

L’affaire a pour origine le dépôt d’une demande d’enregistrement auprès du Copyright Office américain. Cette demande est formulée par Stephen Thaler, un ingénieur, fondateur de la société de réseaux neuronaux « Imagination Engines », et porte sur une image intitulée A Recent Entrance to Paradise :

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Sa particularité ? Elle a, selon le demandeur, été générée de façon entièrement autonome, de son propre chef (« on its own accord »), par l’un des systèmes d’IA qu’il a développés, appelé «Â Creativity Machine ». Dans sa demande, Stephen Thaler avait renseigné Creativity Machine en qualité d’auteur, et précisait que les droits sur l’image devaient lui échoir en sa qualité de propriétaire de l’outil.

Devant le refus du Copyright Office, le demandeur sollicita par deux fois le réexamen de sa demande d’enregistrement. Le Copyright Office, puis la Commission de révision des décisions du Copyright Office refusèrent tous deux d’enregistrer l’image, en s’appuyant eux aussi sur l’absence d’intervention d’un être humain dans le processus de création.

C’est dans ce contexte que le demandeur a saisi un juge fédéral, dans l’espoir (déçu) d’obtenir une révision de la décision du Copyright Office.

Une décision limpide…

Il faut avant tout rappeler qu’en application du Copyright Act de 1976, l’enregistrement d’une œuvre auprès du Copyright Office n’est pas une obligation et ne conditionne pas la naissance des droits afférents à l’œuvre.

L’enregistrement est en revanche obligatoire pour pouvoir agir en justice au titre d’une œuvre, par exemple dans le cadre d’une action en contrefaçon. En revanche, si une demande est déposée et donne lieu à un refus d’enregistrement, alors l’objet concerné est considéré comme n’ayant jamais été protégé par un quelconque copyright.

En l’espèce, le demandeur espérait que le Copyright Office reconnaîtrait le statut d’œuvre protégée à l’image générée par son outil d’IA. Selon lui, l’auteur de l’image n’était autre que l’outil d’IA, la titularité des droits devait lui revenir tant en application des principes du droit de propriété de la common law qu’au regard de la théorie du « work made for hire » propre au copyright (selon laquelle, dans certaines circonstances, le commanditaire d’une œuvre est investi ab initio des droits d’auteur en application d’une fiction juridique).

Le Copyright Office refusa d’accéder à sa demande : dépourvue d’auteur humain, l’image en question ne pouvait accéder à la protection par le copyright (« the work lack[ed] the human authorship necessary to support a copyright claim »). Cette décision n’a pas dû surprendre le demandeur outre mesure, car la position du Copyright Office sur la question des créations générées par une IA est arrêtée depuis un moment : toutes les demandes visant à faire d’un outil d’IA un auteur ou un co-auteur ont été rejetées. On peut toutefois noter une décision plus nuancée, concernant une bande-dessinée, Zarya of the Dawn, créée avec l’aide d’une IA. Dans cette affaire, le Copyright Office a reconnu le caractère protégé de certains aspects de la bande dessinée, dans la mesure où l’artiste Kristina Kashtanova avait arrangé les images générées par l’IA de manière créative et y avait ajouté du texte. Ainsi le Copyright Office a admis, dans cette espèce, la protection du texte d’une part et, d’autre part, de la sélection, la coordination et l’arrangement du texte avec les images générées par l’intelligence artificielle. En revanche, lesdites images, pour leur part, ne sont pas protégées en tant que telles.

C’est ce refus, opposé par le Copyright Office, qui se voit ici validé par la justice fédérale, lequel retient que le Copyright Office n’a pas commis d’erreur en rejetant la demande d’enregistrement, confirmant ainsi que la loi américaine sur le copyright ne protège que les œuvres qui sont le fruit d’une création humaine (« The Register did not err in denying the copyright registration application presented by plaintiff. United States copyright law protects only works of human creation »). Notons toutefois que la décision commentée n’est pas définitive, d’autant que le demandeur aurait apparemment manifesté son intention de faire appel.

Il semble par ailleurs utile de préciser la portée de la décision : alors qu’il avait initialement indiqué que l’outil d’IA avait créé l’image de son propre chef, sans avoir reçu aucune instruction, le demandeur a par la suite modifié son récit, affirmant finalement qu’il avait donné des instructions et dirigé l’outil dans la création de l’image. Mais le juge a refusé de tenir compte de ce qu’il considérait être une évolution du litige, indiquant être tenu par le dossier administratif tel que présenté au Copyright Office. C’est donc la seule création entièrement automatisée, sans aucune intervention humaine, qui est ici exclue de la protection.

Pour parvenir à cette solution, le juge fédéral américain explore tant la lettre de la loi américaine que son esprit, et se fonde également sur les nombreuses décisions de justice ayant antérieurement traité de la question de la place de l’humanité dans la protection par le copyright.

La lettre de la loi

Le juge, dans sa décision, s’appuie sur les articles 101 (définitions) et 102 (a) (objet de la protection) du titre 17 du US Code pour juger que pour être éligible à la protection par le copyright, une œuvre doit avoir un « auteur ». Puis, après avoir rappelé que la notion d’auteur n’est pas définie dans la loi américaine, le juge se reporte aux définitions courantes du terme, pour retenir que le Copyright Act de 1976 exige qu’une œuvre protégée par le copyright ait un auteur ayant la capacité d’accomplir un travail intellectuel, créatif ou artistique, qui à ce titre doit nécessairement être humain (“By its plain text, the 1976 Act thus requires a copyrightable work to have an originator with the capacity for intellectual, creative, or artistic labor. Must that originator be a human being to claim copyright protection? The answer is yes”).

L’esprit de la loi

Le juge s’appuie ensuite sur la volonté du législateur, rappelant au passage que l’exigence d’un auteur humain repose sur des siècles de consensus. Il rappelle que les protections par copyright et par brevet ont été conçues afin d’inciter les individus à créer et à inventer. Or, comme le soulève le juge, les opérateurs non humains n’ont pas besoin d’être encouragés par la promesse de droits exclusifs ; ce n’est donc pas à eux que s’adresse le droit de la propriété intellectuelle.

Le juge poursuit son raisonnement en rappelant que malgré la malléabilité du copyright, conçu pour s’adapter aux différentes évolutions technologiques, il a toujours été admis que la créativité humaine constituait une condition sine qua non d’accès à la protection.

Dans un long développement, le juge procède ainsi à une comparaison avec la réaction qui fit suite à l’apparition des premières photographies, et aux demandes de protection les concernant, dans la mesure où les photographies étant des reproductions mécaniques de scènes réelles, leur protection a pu faire débat. Le juge explique toutefois qu’une intervention humaine reste nécessaire en matière de photographie, puisqu’il faut bien qu’un être humain ait développé une « conception mentale » du résultat, qui est le produit de décisions telles que la position du sujet, les arrangements ou encore l’éclairage. Ainsi, le juge s’appuie entre autres sur la décision Burrow-Giles Lithograph Company vs. Sarony 111 U.S. 53, 58, 4 S.Ct. 279, 28 L.Ed. 349 (1884) par laquelle la Cour suprême des Etats-Unis a admis la protection d’une photographie au regard de l’implication de l’homme dans la création de la photographie et du contrôle ultime exercé par celui-ci.

Cette décision est d’ailleurs loin d’être la seule sur laquelle le juge assoit sa position quant à la nécessaire intervention d’une personne humaine dans le processus créatif.

Les décisions antérieures

Si la décision analysée est la première décision à concerner un outil d’IA, ce n’est pas, loin s’en faut, la première à traiter de la nécessité d’une implication humaine dans le processus créatif : avant elle, des juges ont en effet eu à se prononcer sur la protégeabilité de jardins (Kelley v. Chicago Park District, 635 F.3d 290, 7th Cir. 2011), de créations prétendument dictées par des instances divines (Urantia Found. v. Kristen Maaherra, 114 F.3d 955, 958-59, 9th Cir. 1997 ; Penguin Books U.S.A., Inc. v. New Christian Church of Full Endeavor, No. 96 Civ. 4126, 2000 WL 1028634, S.D.N.Y., July 25, 2000 ; Oliver v. St Germain Foundation et al., 41 F. Supp. 296, S.D. Cal. 1941), ou encore de selfies réalisés par des animaux (Naruto v. Slater 888 F.3d 418, 9e Cir. 2018 – affaire dans laquelle il a été considéré que c’est la qualité à agir qui faisait défaut, étant précisé que le Copyright Office avait par ailleurs refusé l’enregistrement de la photographie). Les tribunaux ont uniformément et systématiquement refusé de reconnaître un copyright sur des œuvres créées en l’absence de toute implication humaine.

C’est donc en s’appuyant sur ces divers éléments que le juge parvient à la décision évoquée plus haut : un contenu entièrement généré par une IA, sans aucune intervention humaine au cours du processus de génération, ne peut pas prétendre à la protection par le copyright.

… et des nuances

C’est en réalité un cas d’école que devait apprécier ici la justice américaine. L’hypothèse dans laquelle un contenu est présenté comme ayant été entièrement généré par une IA, sans aucune intervention humaine, risque de rester marginale. Et le juge en est d’ailleurs bien conscient lorsqu’il évoque l’apparition de « nouvelles frontières » en la matière, tenant non pas à la protégeabilité de contenus entièrement générés par une IA (dans ce cas, la solution semble claire désormais), mais à la protégeabilité de contenus qui ont été créés par des personne humaines, avec l’aide plus ou moins importante, d’outils d’IA.

En effet, l’atténuation du rôle joué par l’être humain dans le processus créatif soulève des questions autrement plus complexes que ne l’est sa totale disparition. Cela n’échappe pas au juge fédéral, qui liste une série de questionnements qui soulèvera selon lui la généralisation des outils d’IA comme aide à la création à l’avenir :

  • quel degré d’intervention humaine sera à l’avenir nécessaire pour qualifier l’utilisateur d’un outil d’IA d’« auteur » du contenu généré ?
  • quelle devrait être l’étendue de la protection ainsi obtenue ?
  • comment évaluer l’originalité des œuvres générées avec l’aide d’un outil d’IA lorsque l’IA en question peut avoir été formée sur des œuvres préexistantes inconnues ?
  • comment le droit d’auteur peut-il être employé pour encourager l’utilisation des outils d’IA ?

Cette liste de questions est bien loin d’être exhaustive, tant le sujet est vaste et les incertitudes nombreuses. D’ailleurs, le Copyright Office a récemment publié une consultation publique sur les problématiques liées aux IA génératives, qui laisse apparaître l’ampleur des problématiques soulevées. En particulier, se pose la question centrale du degré d’intervention humaine requis pour passer d’une création générée par une IA (non protégée) à une création assistée par une IA (potentiellement protégeable) ?

En effet, si la décision analysée exclut de la protection l’œuvre entièrement générée par un outil d’IA, elle ne donne aucun outil permettant d’apprécier le « seuil d’humanité minimale » requis pour qu’une création puisse être considérée comme ayant un auteur humain : est-ce que le fait de retravailler un contenu produit par une IA pourrait suffire ? Est-ce que le fait de solliciter l’outil afin qu’il retravaille le contenu jusqu’à ce que le « commanditaire » soit satisfait du résultat caractérisera demain une intervention humaine suffisante ? Quid du simple choix d’une production, parmi les centaines ou les milliers produites par un outil d’IA ? Et que dire, enfin, des problématiques liées à la preuve ? Car si, dans l’hypothèse qui se présentait à la justice américaine, le demandeur revendiquait l’automaticité de la création, il est à prévoir que des personnes moins scrupuleuses pourraient passer sous silence le rôle joué par l’IA dans la création d’un contenu, et prétendre avoir créé de leurs mains un contenu qui en réalité aura été entièrement généré par un outil d’IA. Comment appréhender ces situations, sur qui faire reposer la charge de la preuve du rôle joué par un être humain dans le processus de création, et quelles preuves seraient pertinentes ?

Il est un autre point que cette décision de justice n’aborde pas : celle de l’entraînement des outils d’IA qui, pour être capables de créer des produits telle que l’image A Recent Entrance to Paradise, ont été entraînées sur des bases comportant des millions de créations visuelles, sonores ou textuelles, aspirées sur Internet. C’est aujourd’hui l’un des enjeux soulevés par le développement des IA dites « génératives », et les réponses pour l’heure apportées par le droit (notamment l’exception européenne de fouille de texte et de données, transposée à l’art. L. 122-5-3 CPI) semblent largement insuffisantes, ou non satisfaisantes.

Toutes ces questions, ceux qui s’intéressent au bouleversement de la création engendré par l’apparition des IA génératives se les posent. Un certain nombre de réponses se trouveront peut-être dans l’IA Act qui se discute au sein des instances européennes et devrait voir le jour au plus tôt d’ici la fin de l’année 2023. Quelques pistes intéressantes figurent déjà dans le rapport récemment publié par le Comité national pilote pour l’éthique du numérique sur les enjeux d’éthique liés aux systèmes d’intelligence artificielle générative.

Le comité y préconise, entre autres :

  • de mettre en place une obligation d’introduction systématique de codes en filigrane (watermarks) dans les produits issus d’une IA, afin de permettre la distinction entre la production d’une machine et celle d’un auteur humain ;
  • d’engager des recherches académiques, des réflexions pluridisciplinaires et des discussions entre États sur la nécessité de procéder à des adaptations du droit d’auteur existant, voire à envisager un droit spécial. Le rapport soulève en particulier les insuffisances du droit positif notamment quant à l’opt-out prévu dans le cadre de l’exception de fouille de texte et de données ;
  • de s’interroger sur le statut juridique d’une œuvre générée par un système d’IA générative. On peu à cet égard regretter que le rapport énonce qu’« en l’état actuel du droit, l’auteur ne peut pas être un système d’IA dans la mesure où l’IA ne bénéficie pas de la personnalité morale » : la personnalité morale d’un système d’IA n’y changerait rien, une personne morale ne pouvant pas, dans la conception française (et c’est d’ailleurs une différence majeure avec le système de copyright), bénéficier du statut d’auteur, lequel est réservé aux personnes humaines (pour plus de développement sur ces questions, et notamment sur la place de l’être humain dans le système de droit d’auteur, v. not. N. Enser, Conscience de la création et droit d’auteur, CEIPI/Vercken & Gaullier, LexisNexis, 2022).

La décision commentée, qui rapproche les systèmes de droit d’auteur et de copyright concernant la nécessité d’une intervention humaine au cours du processus de création, répond ainsi à l’une des interrogations soulevées par le développement des IA génératives (une image entièrement générée par un outil d’IA peut-elle être protégée ? Non), mais l’étendue des questions pour l’heure sans réponses demeure encore vertigineuse. À l’heure où le copyright et (c’est quasi certain même si cela n’a pas encore été jugé) le droit d’auteur ferment leurs portes aux Paradis artificiels, il semble bon de prendre garde à l’Enfer, que l’on sait pavé de bonnes intentions, en se méfiant des décisions hâtives et des positions tranchées. Un dialogue entre toutes les forces en présence semble essentiel pour parvenir à dépasser le cataclysme annoncé.

 

Note de l’auteur : toutes les traductions sont libres

© Lefebvre Dalloz