La clause d’exclusion de garantie confrontée au préjudice spécifique d’anxiété
Si, en droit de la responsabilité civile, le préjudice d’anxiété occupe une place à part, sa spécificité ne semble pas devoir être prise en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la validité d’une clause d’exclusion de garantie au sens de l’article L. 113-1 du code des assurances.
Les destins de la responsabilité civile et de l’assurance sont liés. L’évolution de la responsabilité a été influencée par celle de l’assurance (en ce sens, v. J.-P. Vial, L’expansion de l’assurance, moteur des mutations de la responsabilité civile , JA 2016, n° 548, p. 18
) et, réciproquement, si cette dernière a connu une telle expansion, c’est en raison des évolutions de la responsabilité civile (ainsi, MM. les professeurs Bigot, Kullmann et Mayaux considèrent que l’expansion de l’assurance de responsabilité est liée à deux facteurs, dont le développement du machinisme et l’apparition de responsabilités sans faute, J. Bigot [dir.], J. Kullmann et L. Mayaux, Les assurances de dommages. Traité de droit des assurances, Tome 5, LGDJ, 2017, p. 536).
Mais ce lien ne signifie pas pour autant que chaque modification, chaque évolution du droit de la responsabilité civile a nécessairement et automatiquement des répercussions en droit des assurances. C’est ce que semble signifier l’arrêt rendu le 21 septembre 2023 par la deuxième chambre civile.
En l’espèce, entre 1970 et 2000, l’entreprise ACH avait pour activité la construction et la réparation navale. Pour les besoins de cette activité, elle a souscrit plusieurs contrats d’assurance garantissant sa responsabilité civile : deux auprès de la société Helvetia, un auprès de la société Allianz et un auprès de la société Covea Risks, aux droits de laquelle se trouvent les sociétés MMA.
En 2009, 150 anciens salariés de l’entreprises ACH ont engagé plusieurs procédures à l’encontre de cette dernière, afin d’être indemnisés de leur préjudice spécifique d’anxiété. Cette action a été motivée par le fait qu’en 2000, la société ACH a été inscrite sur la liste des établissements ouvrant droit au versement de l’Allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA) aux salariés et anciens salariés y ayant travaillé pendant les périodes où étaient fabriqués l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante. La société ACH a été condamnée à réparer le préjudice subi par les salariés. Elle a ensuite assigné les sociétés Allianz, Covea Risks et Helvetia pour qu’elles fournissent leur garantie. Ces dernières ont refusé, invoquant une clause d’exclusion de garantie concernant les « dommages corporels, matériels et immatériels (consécutifs ou non), causés par l’amiante et ses dérivés ».
Dans un arrêt du 20 mai 2021, la Cour d’appel de Rouen a condamné in solidum les sociétés Allianz et MMA à payer à la société ACH une certaine somme, au titre des garanties responsabilité civile et frais de défense. Selon les juges du fond, la clause n’était pas formelle et limitée au sens de l’article L. 113-1 du code des assurances.
Saisie par un pourvoi principal formé par la société Allianz et un pourvoi incident formé par la société MMA, la deuxième chambre civile censure la décision des juges du fond. D’une part, la Haute juridiction considère que la clause d’exclusion de garantie était suffisamment claire et précise, de telle sorte qu’elle était valable. D’autre part, elle rejette l’argumentation des juges du fond qui avaient considéré que la clause ne pouvait s’appliquer que pour les dommages causés directement par l’amiante, ce qui excluait le préjudice spécifique d’anxiété.
Ce faisant, la Cour de cassation retient à la fois une lecture classique de l’article L. 113-1 du code des assurances et une lecture littérale de la clause d’exclusion de garantie, sans aucune prise en considération du préjudice spécifique dont il est question.
Une lecture classique de l’article L. 113-1 du code des assurances
L’article L. 113-1 du code des assurances dispose que « les pertes et les dommages occasionnés par des cas fortuits ou causés par la faute de l’assuré sont à la charge de l’assureur, sauf exclusion formelle et limitée contenue dans la police ». Aux termes de ce texte, l’assureur peut prévoir une exclusion conventionnelle de garantie, à condition que celle-ci soit formelle et limitée. Une exclusion formelle est, selon la jurisprudence, une exclusion claire, précise et non équivoque (Civ. 1re, 29 oct. 1984, Gaz. Pal. 1er mai 1985, p. 66, obs. S. Piedelièvre). À l’inverse, une clause qui nécessite d’être interprétée ne peut pas être formelle (Civ. 1re, 22 mai 2001, RGDA 2001. 944, note J. Kullmann). Une clause d’exclusion est limitée si elle ne revient pas à « annuler dans sa totalité la garantie stipulée » (Civ. 1re, 23 juin 1987, RGAT 1988. 365, note R. Bout). L’objectif est que l’assuré connaisse le plus précisément possible les risques pour lesquels il n’est pas garanti.
En l’espèce, la cour d’appel avait considéré que la clause n’était pas formelle et limitée en ce que sa seule lecture ne permettait pas de connaître avec certitude son étendue, et notamment si elle visait seulement les maladies causées par l’amiante. Selon les juges du fond, une interprétation de la clause était donc nécessaire. Or, pour la Haute juridiction, une telle interprétation n’était pas requise, puisque la clause excluait de la garantie « de façon claire et précise, tous les dommages corporels causés par l’amiante ». À la lecture de la clause, il faut reconnaître qu’elle ne semble pas sujette à interprétation. Sont exclus « les dommages corporels, matériels et immatériels (consécutifs ou non), causés par l’amiante et ses dérivés ». La clause paraît relativement claire, tant sur la nature du préjudice que sur son origine.
Une lecture littérale de la clause
Dans sa solution, la Cour d’appel de Rouen avait ajouté que, quand bien même la clause serait formelle et limitée, elle ne pouvait s’appliquer que pour les dommages causés directement par l’amiante, puisque la lettre de la clause ne visait pas expressément les cas où l’amiante est la cause indirecte du préjudice. Or, le préjudice spécifique d’anxiété ne se rattache à l’amiante que par un lien de causalité indirect, établi par l’inscription sur la liste des établissements ouvrant droit au versement de l’ACAATA, laquelle suffit à matérialiser le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. Par conséquent, la clause d’exclusion de garantie ne lui serait pas applicable. Là encore, le raisonnement des juges du fond est censuré par la deuxième chambre civile. Pour cette dernière, la clause excluait tous les dommages « causés » par l’amiante, sans précision quant au fait que le lien de causalité serait direct ou indirect. Dès lors, la cour d’appel a dénaturé les termes claires et précis de la clause.
Spécificité du préjudice ?
On peut, à double titre, être surpris par la solution des juges du fond. D’abord, la distinction entre les dommages causés directement ou indirectement par l’amiante n’est pas faite dans la clause. Ensuite, sur l’appréciation du caractère formel et limité de la clause, le raisonnement peut interpeler, puisque la clause paraissait assez précise. En définitive, on a le sentiment que la cour d’appel a eu la volonté de « forcer » l’assureur à fournir sa garantie, peut-être en raison du préjudice particulier dont il est question, à savoir le préjudice d’anxiété en raison d’une exposition à l’amiante. Reconnu par la jurisprudence depuis 2010 (Soc. 11 mai 2010, RTD civ. 2010. 564, obs. P. Jourdain
), il est caractérisé par la situation d’inquiétude permanente face au risque de déclarer à tout moment une maladie liée à l’amiante. Initialement, la réparation de ce préjudice était limitée aux salariés éligibles à l’ACAATA. L’exposition à l’amiante, de même que le préjudice d’anxiété étaient alors largement présumés, et la réparation presque automatique (en ce sens, v. P. Jourdain, Préjudice d’anxiété amiante : responsabilité extracontractuelle de l’entreprise utilisatrice d’un salarié exposé à l’amiante, RTD civ. 2023. 372
).
Depuis 2012, il n’est plus nécessaire que cette incertitude permanente soit attestée par l’existence d’un suivi médical (Soc. 4 déc. 2012, JCP E 2013. 1061, note M. Voxeur) et en 2019 la Cour de cassation a considéré que le salarié justifiant d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur pour manquement de celui-ci à son obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 (Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442, Dalloz actualité, 9 avr. 2019, obs. W. Fraisse ; D. 2019. 922, et les obs.
, note P. Jourdain
; ibid. 2058, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon
; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz
; JA 2019, n° 598, p. 11, obs. D. Castel
; ibid. 2021, n° 639, p. 40, étude P. Fadeuilhe
; AJ contrat 2019. 307, obs. C.-É. Bucher
; Dr. soc. 2019. 456, étude D. Asquinazi-Bailleux
; RDT 2019. 340, obs. G. Pignarre
; RDSS 2019. 539, note C. Willmann
).
Le préjudice d’anxiété est donc, en droit de la responsabilité civile, un préjudice spécifique, dont la réparation est largement facilitée. Mais dans l’arrêt du 21 septembre 2023, la deuxième chambre civile ne semble pas sensible à la spécificité de ce préjudice. La Haute juridiction applique classiquement l’article L. 113-1 du code des assurances et retient une lecture littérale de la clause d’exclusion de garantie, sans considération apparente pour le préjudice dont il est question. Autant le préjudice d’anxiété est appréhendé spécifiquement en droit de la responsabilité, autant il ne le serait pas en droit des assurances pour apprécier la validité d’une clause d’exclusion de garantie. Assurance et responsabilité emprunteraient, sur ce point, des chemins divergents.
L’assertion est toutefois à nuancer. En l’espèce, le droit à réparation n’est pas menacé puisque c’est la société qui agit contre ses assureurs, après avoir indemnisé les salariés victimes. Face à l’impératif d’indemnisation, les influences réciproques de la responsabilité et de l’assurance pourraient resurgir.
© Lefebvre Dalloz