La condamnation du Point dans l’affaire Bygmalion n’a pas enfreint la liberté d’expression
La Cour européenne des droits de l’homme estime que, pour condamner les journalistes, les juridictions internes se sont prononcées par des motifs pertinents et suffisants, sans excéder leur marge d’appréciation, et ont ainsi pu considérer que l’ingérence dans leur droit à la liberté d’expression était nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de la réputation et des droits d’autrui.
Le 27 février 2014, l’hebdomadaire Le Point publiait un article de huit pages, annoncé en couverture et intitulé « Sarkozy a-t-il été volé ? L’affaire Copé », dans lequel étaient évoqués les liens présumés de Jean-François Copé, alors député et président de l’UMP, avec les dirigeants de la société Bygmalion, attributaire de prestations évènementielles dans le cadre de la campagne de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle de 2012. Le 4 mars 2014, Jean-François Copé déposa plainte avec constitution de partie civile pour diffamation publique envers un particulier (Loi du 29 juill. 1881, art. 29, al. 1er) et diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public (Loi du 29 juill. 1881, art. 31, al. 1er). À la suite de la publication de l’article, une information judiciaire fut ouverte portant sur le financement de la campagne électorale précitée (donnant naissant à l’affaire dite « Bygmalion »). Le 27 mai suivant, Jean-François Copé démissionna de la présidence de l’UMP.
Le 9 septembre 2016, le Tribunal correctionnel de Paris déclara le premier requérant coupable, en sa qualité d’auteur, de diffamation publique envers un particulier, et de diffamation envers un membre de l’Assemblée nationale (l’un des passages poursuivis portant sur l’utilisation faite par M. Copé de la dotation parlementaire allouée par l’Assemblée au groupe UMP). Il renvoya des fins de la poursuite les deuxième et troisième requérants s’agissant des trois premiers passages incriminés et les déclara coupables de complicité des délits précités pour les autres propos. Le tribunal jugea que les passages litigieux étaient diffamatoires en ce qu’ils imputaient à Jean-François Copé d’avoir organisé, au moyen de la société Bygmalion, créée pour servir ses intérêts personnels, le vol et la ruine du parti qu’il dirigeait. Et il refusa aux prévenus le bénéfice de la bonne foi dès lors que ces propos, bien que se rapportant à un sujet d’intérêt général, ne reposaient sur aucune base factuelle suffisante. Tous furent condamnés (M. Giesbert à 1 500 € d’amende, les deux autres requérants à 1 000 € ainsi qu’à verser, solidairement avec le premier, 1 € à M. Copé à titre de dommages-intérêts), outre la publication d’un communiqué judiciaire dans l’hebdomadaire. Saisie par les requérants, la Cour d’appel de Paris confirma le jugement sur la culpabilité et sur les peines. Le 8 janvier 2019, la Cour de cassation rejeta le moyen présenté pour la défense fondé sur une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. En revanche, elle cassa l’arrêt d’appel en ce que la cour ne s’était pas expliquée sur les ressources et les charges des requérants pour fonder sa décision sur la peine. Le 20 janvier 2019, la cour de renvoi confirma les peines d’amende prononcées contre les requérants.
Devant la Cour européenne, ces derniers soutenaient que leur condamnation avait enfreint l’article 10 de la Convention. Mais la Cour de Strasbourg conclut, à l’unanimité, à l’absence de violation, estimant que les juridictions internes ont valablement pu estimer que l’atteinte portée à la liberté d’expression était justifiée.
Son analyse la conduit, en outre, à valider l’approche renouvelée de la Cour de cassation concernant l’excuse de bonne foi pouvant bénéficier au diffamateur en droit français.
La justification de l’atteinte portée à la liberté d’expression
Saisie de la conventionalité de la condamnation pénale des requérants, qui constitue bien une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, la Cour européenne devait apprécier si les critères de justification d’une atteinte à la liberté d’expression, posés au § 2 de l’article 10 de la Convention, étaient bien réunis.
Ainsi, la Cour note que cette ingérence était bien « prévue par la loi », et que celle-ci (les art. 29 et 31 préc. de la loi sur la presse) était suffisamment accessible et prévisible (v. not., cité par elle, CEDH 7 sept. 2017, Lacroix c/ France, n° 41519/12, § 36, Dalloz actualité, 14 sept. 2017, obs. E. Autier ; AJDA 2017. 1693
; D. 2017. 1763, obs. E. Autier
; AJCT 2018. 42, obs. Y. Mayaud
). Par ailleurs, l’ingérence poursuivait bien un but légitime, visé à l’article 10, § 2, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui. Restait dès lors à apprécier son caractère « nécessaire dans une société démocratique ».
Sur ce dernier point, la Cour se fonde sur les principes généraux rappelés dans son arrêt Sanchez c/ France du 15 mai 2023 en matière de liberté d’expression politique (CEDH 15 mai 2023, n° 45581/15, Dalloz actualité, 24 mai 2023, obs. F. Merloz ; AJ pénal 2023. 343, obs. J.-B. Thierry
; Légipresse 2023. 326 et les obs.
; ibid. 406, comm. B. Nicaud
; ibid. 502, chron. C. Bigot
; ibid. 2024. 257, obs. N. Mallet-Poujol
) et sur la prise en compte des éléments suivants s’agissant d’une condamnation pour diffamation : la qualité du requérant et celle de la personne visée, le cadre des propos, leur nature et leur base factuelle, ainsi que la nature de la sanction infligée.
Ce faisant, la Cour relève que la personne visée était, à l’époque des faits, député et président de l’UMP. Et elle retient, à l’instar des juridictions internes, qu’eu égard à la qualité d’homme politique de Jean-François Copé et à la nature des questions traitées dans l’article (financement des partis politiques et en particulier des campagnes électorales), ce dernier « relevait d’un débat d’intérêt général pour lequel les restrictions à la liberté d’expression n’ont normalement pas leur place » (§ 48).
Sur la nature des propos et leur base factuelle, elle note en particulier qu’« eu égard au caractère factuel des propos litigieux et à la gravité des accusations qu’ils formulaient, indubitablement préjudiciables à la réputation des personnes mises en cause et compte tenu de la minutie avec laquelle les juridictions internes ont examiné chacun des éléments de preuve fournis par les requérants pour établir l’existence d’une base factuelle suffisante ainsi que de leur conclusion que tel n’était pas le cas, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de se départir de leur appréciation » (§ 52).
En somme, les éléments qui ont été produits par les prévenus pour se justifier et accréditer la thèse de l’implication personnelle de M. Copé dans ce qui deviendra l’affaire Bygmalion n’ont pas convaincu les juges nationaux, qui ont adopté des motifs pertinents et suffisants pour rejeter l’excuse de bonne foi (qui suppose, outre la poursuite d’un but légitime, l’existence d’une base factuelle suffisante – produit d’une enquête sérieuse s’agissant des journalistes, l’absence d’animosité personnelle et la prudence dans l’expression). En outre, il a encore été relevé devant les juridictions internes l’absence de prudence et de mesure dans l’expression de certains passages, en particulier celle des titres et intertitres (§ 53).
Enfin, sur la nature des sanctions infligées, si la voie pénale doit être utilisée avec retenue (v. not., CEDH 2 sept. 2021, Z.B. c/ France, n° 46883/15, § 67, Dalloz actualité, 10 sept. 2021, obs. S. Lavric ; D. 2021. 1864, entretien T. Hochmann
; Légipresse 2021. 458 et les obs.
; ibid. 481, étude T. Besse
; ibid. 2022. 188, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier
; ibid. 510, chron. C. Bigot
; RSC 2022. 113, obs. D. Roets
), la Cour considère que le montant des amendes infligées aux requérants (de 1 000 et 1 500 €) est resté proportionné. Ainsi, « Au vu des faibles montants des amendes et du caractère non excessivement restrictif de la liberté d’expression de la publication d’un communiqué judiciaire dans les circonstances de l’espèce, la Cour considère que les peines infligées aux requérants n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi » (§ 57).
En conclusion, la Cour s’en remet à l’appréciation faite par les juridictions internes pour rejeter l’excuse de bonne foi et entrer en voie de condamnation, qu’elle juge conforme à la Convention, de sorte qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10.
La validation du modus operandi de la Cour de cassation sur la bonne foi
La Cour relève, dans son arrêt, que les juridictions internes ont adopté des motifs pertinents et suffisants au soutien de leur décision de refuser aux requérants le bénéfice de la bonne foi, sans excéder la marge d’appréciation dont elles bénéficiaient dans les circonstances particulières de l’espèce (qui mettait en balance la liberté d’expression journalistique sur une question d’intérêt général, d’une part, et le droit au respect de la réputation d’un homme politique, d’autre part).
Sur ce point, on remarquera que la Cour européenne énonce qu’elle « prend note de la démarche retenue par la Cour de cassation s’agissant du fait justificatif de bonne foi » (§ 53), consistant à prioriser le but légitime d’information et l’existence d’une enquête sérieuse sur les deux autres critères de la bonne foi, à savoir l’absence d’animosité personnelle et la prudence dans l’expression. Récemment, la Cour de cassation a ainsi affirmé que « lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient au juge de rechercher, en premier lieu, en application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme, si lesdits propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante […], afin, en second lieu, si ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement les critères de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence et mesure dans l’expression. » (Crim. 5 sept. 2023, n° 22-84.763, Dalloz actualité, 5 oct. 2023, obs. S. Lavric ; D. 2023. 1518
; AJ pénal 2023. 504, obs. T. Besse
; Légipresse 2023. 449 et les obs.
; ibid. 2024. 190, obs. O. Lévy, E. Tordjman et J. Sennelier
). Dans son arrêt, la Cour européenne relève que « cette approche s’accorde avec sa propre jurisprudence », soulignant que les journalistes ne peuvent pas, sous prétexte d’informer sur des questions d’intérêt général, faire fi de leur déontologie qui les oblige à fournir des informations exactes et dignes de crédit. Ce faisant, elle délivre un brevet de conventionnalité au modus operandi récemment mis en œuvre par la Cour de cassation pour caractériser la bonne foi en matière de diffamation.
CEDH 5 déc. 2024, Giesbert c/ France, n° 835/20
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