La désignation par un État membre d’un pays tiers comme pays d’origine sûr dans le cadre de la directive « Procédures »

Par son arrêt rendu en grande chambre le 1er août dernier, la Cour de justice de l’Union européenne apporte des précisions intéressantes concernant la directive « Procédures ». Elle réaffirme l’importance de la protection juridictionnelle effective des demandeurs dans la mise en œuvre du texte par les autorités nationales, et confirme l’impossibilité d’assortir l’application de ses articles 36 et 37, relatif au concept de pays d’origine sûr, d’exceptions.

 

Adoptée le 26 juin 2013, la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, procédant à une refonte législative de la directive 2005/85/CE, vise à renforcer les garanties procédurales offertes aux individus dans l’examen de leur demande de protection. Ce texte, bientôt remplacé par un règlement (UE) n° 2024/1348 du 14 mai 2024 du Parlement européen et du Conseil instituant une procédure commune en matière de procédure internationale dans l’Union dont l’entrée en vigueur est prévue pour juin 2026, a donné lieu à un contentieux abondant qui ne semble pas encore tari (v. les affaires actuellement pendantes, Oguta, aff. C-388/24 et Daloa, aff. C-389/24).

Le 1er août 2025, la Cour de justice de l’Union rendait ainsi sa décision dans les affaires jointes Alace et Canpelli après que l’avocat général de la Tour a rendu ses conclusions le 10 avril 2025. La problématique au cœur de ces affaires concerne certaines implications du concept de pays d’origine sûr, prévu aux articles 36 et 37 de la directive, ainsi qu’à son annexe I. Ce concept permet la mise en place d’un régime juridique particulier d’examen des demandes de protection internationale par les autorités nationales, autorisant l’application d’une procédure accélérée qui peut opérer à la frontière ou dans des zones de transit. Les demandeurs originaires du pays en question bénéficient en effet, en théorie, d’une protection satisfaisante contre d’éventuelles persécutions ou atteintes à leurs droits fondamentaux, puisque cet État tiers est considéré comme sûr. L’article 36 de la directive gouverne l’application du concept aux cas individuels, quand l’article 37 indique comment les États membres doivent évaluer la situation des États tiers avant de les désigner pays d’origine sûr, dans la mesure où il n’existe de liste uniforme de ces États à l’échelle de l’Union. Le degré de sûreté d’un État ne peut jamais être considéré comme absolu, cette présomption de sûreté est donc réfragable. Une telle contestation peut cependant être compliquée en pratique par le caractère accéléré de la procédure applicable. À cet égard, on rappellera que d’après l’article 46, § 6, a), de la directive, les recours formés contre les décisions de rejet des demandes de protection dans le cadre des procédures accélérées ne bénéficient pas d’un effet suspensif (J. Vedsted-Hansen, Asylum Procedures Directive 2013/32/EU, in D. Thym et K. Hailbronner [dir.], EU Immigration and Asylum law : a commentary, 3e éd., Nomos, 2022, p. 1512).

En l’espèce, les requérants sont citoyens de la République populaire du Bangladesh, un État désigné comme pays d’origine sûr par le législateur italien. Après leur secours en mer par les autorités italiennes, ils ont été conduits dans le centre de rétention de Gjadër, en Albanie, en application du Protocole conclu entre la République italienne et la République d’Albanie concernant le renforcement de la collaboration en matière de migration. D’après cet accord, le gouvernement de Tirana a mis à disposition des autorités italiennes deux zones de son territoire qui relèvent intégralement de leur compétence, et qui sont assimilées aux zones frontalières ou de transit dans lesquelles peuvent être placés en rétention des demandeurs d’asile. Une demande de protection internationale a été déposée par chacun d’eux depuis ce centre de rétention le 16 octobre 2024. Ces demandes ont été rejetées par l’autorité italienne compétente, au motif que les requérants venaient d’un pays d’origine sûr et qu’ils n’avaient pas renversé la présomption de sûreté attachée à ce pays pour leur situation personnelle. Le 25 octobre 2024, ils ont introduit un recours contre ces décisions devant le Tribunal ordinaire de Rome, qui a sursis à statuer et posé quatre questions préjudicielles à la Cour de justice.

En substance, la juridiction italienne s’interroge sur trois points. Le premier est relatif à la nature de l’acte de droit interne procédant à la désignation d’un pays d’origine sûr, qui entraine des conséquences sur la possibilité de le contester. Le deuxième concerne la nature et la publicité des informations utilisées par les autorités pour désigner un pays d’origine sûr. Le troisième touche à la possibilité d’assortir le concept de pays d’origine sûr d’exceptions personnelles. La première version de la directive, adoptée en 2005, permettait de telles exceptions. Cette possibilité ne figure pas dans le texte de 2013, mais le règlement sur les procédures d’asile, qui entre en vigueur courant 2026, remet cette possibilité en place à son article 61, § 2, (K. Michkova et D. Kosar, Designation of the safe countries of origin in EU Member States : uniform rules, divergent practices ? CV v. Ministerstvo vnitra CR, Common Market Law Review, vol. 62, 2025, p. 1167). Les deux premiers points concernent la mise en œuvre du concept de « pays d’origine sûr », quand le troisième concerne son interprétation.

La mise en œuvre de la directive 2013/32/UE

Les interrogations du juge italien quant aux obligations des autorités nationales dans la mise en œuvre du concept de pays d’origine sûr portaient sur deux points. Dans sa première question adressée à la Cour de justice, la juridiction de renvoi s’interroge sur le fait de savoir si un État membre peut désigner un pays d’origine sûr en adoptant un acte législatif. Dans le cadre de la directive 2013/32/UE, chaque État membre est libre d’adopter sa propre liste des pays d’origine ou tiers qu’il considère comme sûrs, en respectant les modalités prévues à l’annexe I. La question est soulevée en l’espèce par le fait que jusqu’à l’adoption d’un décret-loi n° 158/2024, les autorités italiennes désignaient les pays d’origine sûr à travers l’adoption d’une loi définissant un cadre général, avant qu’un décret ne désigne les pays d’origine sûrs à proprement parler sur la base de fiches d’information produites par l’administration (concl. de l’avocat général de la Tour, préc., pt 33). Or, le décret-loi précédemment mentionné a confié le soin au législateur, et non plus à l’administration, de procéder à cette désignation des pays d’origine sûrs. Cela limite, en raison de la nature législative de la norme en cause, les possibilités de contrôle juridictionnel de cette désignation, et restreint par là même l’exercice des droits de la défense des demandeurs (concl. de l’avocat général de la Tour, préc., 34). Si l’article 37 de la directive précise que les États membres peuvent maintenir ou adopter des dispositions législatives pour désigner des pays d’origine sûrs, la notion de disposition législative s’entend, d’après la Cour, au sens large, et peut recouper des actes de nature législative, réglementaire ou administrative (arrêt, pt 56). Aucune disposition de la directive n’indique l’autorité nationale compétente pour procéder à cette désignation ou le type d’instrument à utiliser pour ce faire (arrêt, pt 60). Les États membres disposent, aux termes de l’article 288 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, d’une marge d’appréciation dans la transposition des directives, pour peu que leur plein effet soit respecté (arrêt, pts 61 à 63). Une telle marge d’appréciation n’a pas d’incidence sur l’obligation de respect du principe de primauté, qui s’exprime notamment par l’inapplication par le juge national de toute disposition contraire au droit de l’Union. Il en découle que le choix de l’autorité législative pour désigner les pays d’origine sûrs ne peut faire obstacle à l’exercice du droit de recours contre une telle décision, sous peine de contrevenir au droit à la protection juridictionnelle effective prévu à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union (arrêt, pts 66-68).

Encore faut-il que les requérants puissent accéder aux informations utilisées pour procéder à cette désignation, un élément situé au cœur des deuxième et troisième questions. En l’espèce, l’acte désignant le Bangladesh pays d’origine sûr ne divulgue pas les éléments matériels utilisés pour apprécier la sûreté du pays (concl. de l’avocat général de la Tour, préc., pt 43). Le juge de renvoi interroge la Cour sur la compatibilité d’une telle manière de procéder avec les dispositions de la directive 2013/32/UE, et sur la possibilité d’utiliser ou non des informations relatives à la sûreté du pays en cause qu’il aurait lui-même recueilli. Reprenant les conclusions de son avocat général, la Cour indique d’abord que la présomption de sûreté accordée au pays d’origine sûr peut être renversée selon l’article 36 du texte. Pour qu’un tel renversement puisse opérer, le demandeur doit cependant être en mesure de connaitre les raisons pour lesquelles son pays d’origine est présumé sûr (arrêt, pt 73), et donc disposer d’un accès aux informations qui ont conduit à placer son pays d’origine sur la liste des pays « sûrs ». La Cour reprend ici les développements fournis de son avocat général aux points 46 à 65 de ses conclusions sur le droit au recours effectif en matière d’asile, en faisant notamment référence à sa décision du 4 octobre 2024, CV (CJUE 4 oct. 2024, aff. C-406/22, Dalloz actualité, 14 oct. 2024, obs. E. Maupin ; AJDA 2024. 1894 ; ibid. 2210, chron. P. Bonneville et A. Iljic ; RTD eur. 2025. 222, obs. S. Barbou des Places ), pour rappeler que les juridictions nationales doivent procéder à un examen complet et ex nunc de la situation des demandeurs (arrêt, pts 76-78). Ce contrôle, prévu à l’article 46, § 3, de la directive, impose que la juridiction nationale dispose des sources d’informations au moyen desquelles le législateur a désigné le pays d’origine sûr. Le droit à une protection juridictionnelle impose que le juge et le demandeur puissent avoir connaissance des motifs de rejet d’une demande de protection internationale au motif que le demandeur provient d’un pays d’origine sûr, « mais encore accès aux sources d’information sur la base desquelles le pays tiers en cause a été désigné comme sûr » (arrêt, pt 80). Le juge national peut, en outre, tenir compte des informations qu’il a lui-même recueillies pour contrôler le respect, par les autorités nationales, des conditions matérielles énoncées à l’annexe I de la directive qui encadrent la désignation de pays tiers comme pays d’origine sûr (arrêt, pt 86).

Au-delà des obligations des autorités nationales dans la mise en œuvre de la directive, les affaires commentées portent aussi sur l’interprétation de certaines de ses dispositions.

L’interprétation de la directive 2013/32/UE

La quatrième question du juge de renvoi concerne l’interprétation de l’annexe I de la directive 2013/32/UE, à laquelle fait référence l’article 37, §1, du même texte. Cette annexe ne prévoit aucune exception personnelle ou territoriale dans la désignation d’un pays tiers comme pays d’origine sûr, à la différence de l’article 61, § 2, du règlement sur les procédures d’asile, précité, qui commencera à s’appliquer le 12 juin 2026. Les informations relatives à la situation du Bangladesh font cependant craindre des risques de persécution ou d’atteintes graves à l’égard de certaines catégories de personnes, ce qui conduit la juridiction italienne à interroger la Cour de justice sur la possibilité de désigner un État tiers comme pays d’origine sûr alors qu’une partie de sa population est susceptible de ne pas y bénéficier d’une protection suffisante (concl. de l’avocat général de la Tour, préc., pt 5).

Selon l’avocat général, deux solutions peuvent être envisagées. Une première consisterait à retenir une interprétation stricte et « quelque peu idéaliste » de la notion de pays d’origine sûr (concl. de l’avocat général de la Tour, préc., pt 68), sans exception territoriale ou personnelle possible. Une deuxième admettrait l’existence d’une marge d’appréciation permettant aux autorités nationales de designer un pays d’origine sûr alors que certaines catégories de personnes auraient été identifiées comme à risque dans ce pays, en les excluant de la présomption de sûreté attaché à cet État tiers. L’avocat général indique que sa préférence va à la deuxième solution, tout en reconnaissant que cela entre probablement en contradiction avec la jurisprudence antérieure, notamment l’affaire CV, précitée, dans laquelle avait été retenue l’impossibilité d’arrêter des exceptions territoriales dans la désignation d’un pays d’origine sûr (concl. de l’avocat général de la Tour, préc., pt 71). Cette solution devait, selon l’avocat général, être privilégiée pour différentes raisons. Après une analyse sémantique de l’annexe I de la directive 2013/32/UE et la démonstration que le système du texte prévoit déjà, en droit interne, une marge d’appréciation des autorités nationales, l’avocat général clôt sa démonstration en citant l’article 61 du règlement de 2024 sur les procédures d’asile, qui indique que la notion de pays d’origine sûr peut connaitre des exceptions, territoriales ou personnelles (concl. de l’avocat général de la Tour, préc., pts 78-94).

À rebours de ce raisonnement, la Cour relève qu’aucune disposition de la directive ne permet d’envisager l’application du concept de pays d’origine sûr en prévoyant des exceptions. L’exigence d’une absence générale et continue de persécutions, requise par la directive, implique que la sûreté d’un État tiers s’apprécie au regard de la situation de toute la population sur place. Après avoir rappelé que les dispositions législatives du droit de l’Union doivent s’interpréter à la lumière de l’ensemble de la réglementation dans laquelle elle s’inscrivent, la Cour procède à un examen sémantique minutieux du texte, pour indiquer que toutes les versions linguistiques de l’article 37 renvoient à une notion d’« invariabilité » (arrêt, pt 96). Assortir cette disposition d’exceptions étendrait l’application des procédures accélérées d’évaluation des demandes de protection, sans respecter l’interprétation stricte dont ces dispositions dérogatoires doivent faire l’objet. Le fait que le législateur n’ait pas prévu la possibilité d’exclure certaines catégories de personnes dans la désignation d’un pays d’origine sûr reflète une mise en balance entre l’impératif de célérité et celui d’exhaustivité dans l’examen des demandes de protection (arrêt, pt 105). 

L’interprétation littérale des dispositions de la directive n’est pas contredite par le remplacement annoncé du texte par le règlement sur les procédures d’asile, qui prévoit bien, quant à lui, la faculté d’assortir la désignation d’un pays d’origine sûr d’exceptions (pour une logique similaire dans une tout autre matière, CJUE 17 mars 2021, An tAire, aff. C-64/20). Le législateur peut en effet tout à fait revenir sur ce choix, en procédant à une nouvelle mise en balance des intérêts en cause (arrêt, pt 106) même si la situation apparaissait à cet égard tout à fait « paradoxale » à l’avocat général (concl. de l’avocat général de la Tour, préc., pts 83 à 85). Le juge de renvoi doit donc s’assurer que la désignation d’un pays d’origine sûr satisfait aux exigences de la directive à l’égard de l’ensemble de sa population (arrêt, pt 108).

La Cour de justice décide de faire prévaloir une approche présentée comme « idéaliste » par son avocat général, sans céder à la panique suscitée par la mise en avant d’un « afflux massif » (concl. de l’avocat général de la Tour, préc., pt 70), qui nécessiterait d’appliquer la protection internationale dans l’Union en l’assortissant d’exceptions que le droit dérivé actuellement en vigueur n’envisage pas. Présentée par l’avocat général comme une réponse pragmatique aux questions du juge de renvoi, la seconde solution consistait à adopter une attitude bienveillante à l’égard d’États membres appliquant le droit dérivé de l’asile de manière erronée, au motif d’une préparation à la mise en œuvre du règlement sur les procédures d’asile. Ni idéaliste, ni paradoxale, la réponse de la Cour à la quatrième question est avant tout fondée sur un raisonnement juridique rigoureux. Elle confirme et étend la jurisprudence antérieure relative à l’impossibilité d’assortir la désignation de pays d’origine sûrs d’exceptions, bientôt rendue caduque par l’entrée en vigueur du règlement sur les procédures d’asile qui prévoit expressément de telles exceptions territoriales et personnelles dans la désignation des pays d’origine sûrs.

 

CJUE 1er août 2025, aff. jtes C‑758/24 et C‑759/24

par Romain Foucart, Maître de conférences en droit public Université d’Angers, CJB

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