La France face à l’inquiétante montée du narcotrafic
La commission d’enquête du Sénat tire un bilan alarmiste des faiblesses dans la lutte contre le narcotrafic. Dans un rapport dense, il suggère de muscler notre procédure pénale pour faire face à la criminalité organisée et à « l’inquiétante montée du narcotrafic en France ».
Les 629 pages du rapport des sénateurs Etienne Blanc (LR) et Jérôme Durain (PS) font d’abord un état des lieux approfondi du trafic de drogue. Le rapport insiste sur la diffusion du trafic, notamment dans les zones rurales et en Outre-Mer. Il y a eu 303 victimes de règlements de compte en 2022 et 418 en 2023. Le nombre de morts est passé de 67 à 85. Le rapport évoque aussi l’émergence d’un phénomène de corruption des agents publics, qui reste encore embryonnaire : un agent portuaire peut ainsi gagner 50 000 euros pour déplacer un conteneur.
Les retards dans la réponse gouvernementale
Sur les moyens de lutte, les sénateurs alertent sur certains retards technologiques français. Ainsi l’aéroport de Guyane n’a été que récemment doté des scanners indispensables pour contrôler les voyageurs. Les aéroports antillais n’en disposent toujours pas. Ils notent aussi un « décalage significatif et inquiétant » entre le discours du ministère de l’intérieur, qui estime qu’il n’y a pas de problème capacitaire concernant les techniques spéciales d’enquête et la réalité du terrain décrite par les services.
Plus grave, l’absence de réponse au déficit d’attractivité de la filière investigation, « d’autant que la réforme de la police judiciaire pourrait aggraver la désaffection des enquêteurs ». La justice souffre des mêmes maux. Si les effectifs du tribunal judiciaire de Marseille ont bien été augmentés, le nombre de dossiers en stock liés à la criminalité organisée a augmenté de 21 % entre 2022 et 2023. Cette situation conduit à des situations peu admissibles : à Valence, des actes de barbarie ont ainsi été jugés en comparution immédiate.
Face à cette situation critique, la réponse gouvernementale ne semble pas au niveau, et semble décalée avec les propos des acteurs de terrain. Ce décalage avait été mis en lumière quand le garde des sceaux avait contesté les propos tenus devant la commission par des magistrats marseillais. Le rapport tire un bilan très mitigé des 473 opérations « place nette » menées entre septembre 2023 et avril 2024. Moins de 40 kilogrammes de cocaïne et à peine quelques millions d’euros ont été saisis, pour plus de 50 000 gendarmes et policiers mobilisés. Le « plan stup » que devait présenter le gouvernement est jugé famélique, en plus d’avoir du retard.
Un parquet national antistupéfiants
Le rapport fait plusieurs préconisations. D’abord renforcer la coopération internationale. La France se heurte depuis plusieurs années à de très grandes difficultés dans la coopération judiciaire avec l’émirat de Dubaï. Le rapport note aussi le « manque de coopération avec la Chine sur le sujet du blanchiment », Hong Kong étant devenu un « trou noir ». Les sénateurs souhaitent que ces Etats soient mis sous pression. Ils proposent aussi une compétence universelle en matière de trafic de stupéfiants qui facilitera l’intervention en haute mer.
Le rapport préconise de renforcer les tribunaux judiciaires en moyens humains et informatiques et de « mieux valoriser le métier de greffier et celui d’adjoint administratif » et d’investir dans les capacités techniques à disposition des services d’enquête. Plus largement, il propose de créer, sur les modèles du Pnat et du PNF, un parquet national antistupéfiants (Pnast). Il aurait une compétence d’attribution en matière correctionnelle, dans le cadre d’un dialogue avec les Jirs et la Junalco et disposerait d’un monopole sur les affaires criminelles. Auditionné, le garde des sceaux a indiqué qu’une réflexion sur ce sujet était en cours et qu’il fallait dans tous les cas renforcer la Junalco sans dévitaliser les Jirs.
Le rapport préconise d’étendre encore l’infraction d’association de malfaiteurs, sur le modèle de la loi antimafia italienne et de créer un crime d’association de malfaiteurs en vue de la préparation de certains crimes. Le rapport veut également faciliter le recours aux enquêtes sous pseudonyme et aux procédures de « coups d’achat », notamment en définissant clairement la notion d’« incitation à la commission d’une infraction ».
Un « dossier coffre »
Sur la procédure pénale, des changements importants sont préconisés, comme l’instauration d’un véritable « dossier coffre », pour protéger l’efficacité de certaines techniques spéciales d’enquête. Les sénateurs trouvent également trop favorable aux narcotrafiquants le régime actuel des nullités, qui embolise les chambres de l’instruction.
Ils voudraient exiger, sous peine d’irrecevabilité, la démonstration d’un grief à l’appui d’une requête en nullité, réduire à trois mois le délai de dépôt et envisager de prévoir dans la loi qu’en cas de mauvaise foi, les règles habituelles de nullité de procédure ne s’appliquent pas. Des suggestions déjà dénoncées par l’association des avocats pénalistes. Le rapport est plus mitigé sur l’idée de créer un grand fichier dédié à la criminalité organisée, réclamée par la police, la gendarmerie et l’Ofast, au contenu flou et qui est de nature « à brouiller la frontière si essentielle entre le renseignement et le judiciaire ».
Les sénateurs souhaitent également réformer les statuts des informateurs et des repentis, pour encourager leurs recours, « en reconnaissant avec franchise qu’un bon informateur n’est pas celui qui est innocent de toute infraction ». Les informateurs pourraient ainsi devenir de véritables infiltrés, dans le respect d’une convention passée avec parquet, ce qui leur garantirait l’immunité pénale.
Le rapport souhaite aussi lutter contre la corruption de basse intensité, en ayant un suivi plus important sur les postes à risque et en détectant les usages anormaux des fichiers de police. Sur les biens des trafiquants, il préconise de systématiser les enquêtes patrimoniales et de créer une procédure d’injonction pour richesse inexpliquée.
© Lefebvre Dalloz