La laïcité dans le service public de la justice : état des lieux
Obligation de neutralité des magistrats, devoir des jurés d'assises de ne pas manifester leur opinion, port de signes religieux avec la robe d'avocat… Éclairage sur l'appréhension et l'application du principe de laïcité dans le service public de la justice.
Susciter une réflexion sur la place de la laïcité dans l’activité quotidienne des juridictions et des lieux de justice. Tel était l’objet de l’appel à projets lancé en 2016 par la Mission de recherche droit et justice à la demande de la Direction des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie, et qui a donné lieu à trois rapports de recherche, publiés en 2019, et un colloque, organisé en janvier 2022 par l’Institut des Études et de la Recherche sur le Droit et la Justice. L’objectif de ces travaux est d’identifier les problèmes juridiques qui se posent aux acteurs de la justice lorsqu’ils appliquent le principe de laïcité et, plus largement, lorsqu’ils sont confrontés au fait religieux.
Il s’agit donc de se pencher sur les rapports entre, d’une part, l’obligation de neutralité des fonctionnaires et des agents du service public et, d’autre part, la liberté de pensée, de conscience et de religion des justiciables. Ces derniers n’étant pas soumis à une obligation de neutralité, ils sont libres de manifester leurs convictions – notamment religieuses – à condition de ne pas violer l’ordre public, de respecter les lois et règlements en vigueur et de ne pas troubler le fonctionnement du service. Ce qui leur interdit, par exemple, de dissimuler intégralement leur visage, de se livrer au prosélytisme ou de se prévaloir de leurs croyances religieuses pour s’affranchir des règles régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers.
Mieux former les professionnels de la justice
Réalisée sous la direction de Mathilde Philip-Gay, professeur de droit public à l’Université Lyon 3, l’étude sur La laïcité dans la Justice fait un constat assez inattendu : les professionnels de la justice n’ont pas une connaissance très précise ni très exacte de la notion juridique de laïcité. On peut observer chez eux une multitude de conceptions philosophiques et politiques de la laïcité, et une tendance à faire passer des opinions personnelles pour une règle de droit positif. Or, si cette méconnaissance est très similaire à celle observée dans le reste de la population française, elle est surprenante chez ceux qui sont chargés d’appliquer le droit et de garantir le respect du principe de laïcité au sein des institutions judiciaires.
Or, l’étude souligne que le fait de bien connaître et de respecter le droit positif en matière de laïcité permet aux professionnels d’éviter les situations qui peuvent les conduire à émettre un jugement sur les convictions du justiciable. Et cela permet aussi d’éviter de faire passer des convictions individuelles pour une règle juridique. D’où l’importance de former les professionnels de la justice au droit applicable et de développer une méthodologie de prise en compte du fait religieux dans le respect des principes de la laïcité. L’étude rappelle par ailleurs que le principe de neutralité de l’administration et des services publics revêt deux dimensions, en France : il implique que les agents publics donnent toutes les garanties de la neutralité mais aussi qu’ils en présentent l’apparence pour que l’usager ne puisse en douter. La neutralité à la française est donc à la fois « une neutralité objective » et une « neutralité d’apparence ».
Le juge et les deux facettes de la neutralité à la française
Dirigée par Elsa Forey et Yan Laidié, professeurs de droit public à l’Université de Bourgogne, l’étude sur L’application du principe de laïcité dans la justice s’est notamment penchée sur l’implication, pour les juges, des deux facettes du principe de neutralité de l’administration et des services publics : la neutralité des apparences (ou neutralité statutaire) et, surtout, la neutralité du « for intérieur » qui interdit au juge tout parti pris ou préjugé. Les obligations déontologiques des magistrats leur impose de faire abstraction de tout préjugé, y compris religieux, dans l’exercice de leur mission. Mais il est difficile de s’assurer que le juge met totalement de côté ses croyances, d’autant plus qu’il peut être guidé par des préjugés dont il n’a pas conscience.
Les résultats de l’étude publiée en 2019 repose sur une analyse de la jurisprudence sur différents litiges soulevant des questions d’ordre religieux et sur une enquête sociologique sous forme d’entretiens auprès de magistrats administratifs et judiciaires. En matière administrative, elle s’est concentrée sur le port de signes religieux dans les services publics, les repas de substitution dans les cantines scolaires, l’installation de signes religieux dans l’espace public par des autorités publiques (crèches de Noël, œuvres d’art à caractère religieux) et l’acquisition de la nationalité française. Devant les tribunaux judiciaires, sur les litiges en matière familiale (différends liés à l’éducation religieuse de l’enfant, demande d’annulation du mariage pour raisons religieuses…), en droit du travail (expression des croyances religieuses dans une entreprise privée) et en droit de la presse.
L’impact potentiel de l’évolution de la notion d’ordre public sur l’office du juge
Le premier constat est que le juge n’a pas à porter de jugement de valeur sur les croyances et les pratiques tant qu’elles ne contreviennent pas au droit pénal ou à l’ordre public. Or, « la notion d’ordre public évolue dans un sens qui va sens doute avoir un impact sur l’office du juge », pointe la professeure Elsa Forey. « Aux côtés de la notion d’ordre public matériel – qui repose sur le triptyque sécurité, salubrité et tranquillité publiques –, la jurisprudence a introduit la notion d’ordre public immatériel en intégrant les exigences minimales de la vie en société, qui reposent sur les valeurs essentielles de la société française, dont la dignité humaine et l’égalité femmes-hommes, ainsi que – de façon moins nette toutefois – le principe de laïcité. En matière d’ordre public matériel, le juge peut se référer au principe de proportionnalité du trouble. Il ne peut pas le faire en matière d’ordre public immatériel, ni prendre en compte les conditions locales particulières. Il ne peut que déclarer l’acte licite ou illicite au regard des valeurs essentielles de la société, c’est une décision binaire. Et c’est pourquoi je pense que le développement de la notion d’ordre public immatériel pourrait avoir un impact. »
Des techniques pour ne pas avoir à se prononcer sur le fait religieux
Autre constat dressé par cette étude : les juges ont recours à certaines techniques qui permettent de « désacraliser » le litige de sorte que le fait religieux est relégué à l’arrière-plan. « Cela leur permet de se rattacher à des éléments objectifs, telles que des considérations financières ou la santé des enfants, par exemple », explique Elsa Forey. En matière familiale, par exemple, ce n’est pas la pratique de la religion qui est appréciée mais ses conséquences sur la vie conjugale et familiale. En droit administratif, la décision sur les crèches de Noël rendue par le Conseil d’État en 2016 fournit aux juges une grille de lecture basée sur plusieurs critères objectifs, tels que le contexte et les conditions de l’installation de la crèche par des autorités publiques. De même, en contentieux de la presse, la jurisprudence de la Cour de cassation a établi une sorte de mode d’emploi à l’usage des juges qui sont saisis de propos contenant un outrage envers une divinité ou une religion.
Quelle place pour les valeurs et principes essentiels de la République ?
Dans quelle mesure l’application du principe de neutralité prend-elle en compte les valeurs qui sous-tendent la norme dans notre société ? « C’est dans le domaine des relations privées que la question se pose de façon plus sensible », souligne la professeure. L’étude constate que la plupart des juges aux affaires familiales estiment nécessaire « de faire vivre le pluralisme dans une République laïque » et qu’il convient donc d’être attentifs à ne pas imposer aux familles un modèle basé sur la norme. En contentieux de l’acquisition de la nationalité, en revanche, le juge est tenu de se placer sur le terrain des valeurs puisque la demande est appréciée, entre autres, au regard de l’adhésion de l’étranger aux valeurs et principes essentiels de la République. « Il peut donc être conduit à porter un jugement sur les croyances religieuses du demandeur et sur la manière dont il se comporte jusque dans sa vie privée. »
Désormais, la jurisprudence sanctionne aussi bien la proclamation publique d’une hostilité vis-à-vis des valeurs et principes essentiels de la République que les comportements qui relèvent de la sphère privée et qui sont considérés comme contraires aux valeurs essentielles de la société française. Et « la lutte menée contre le séparatisme par les pouvoirs publics va sans doute renforcer ces incursions du juge dans la sphère privée », poursuit Elsa Forey. « Il est encore trop tôt pour anticiper l’impact de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. La loi va-t-elle obliger le juge judiciaire à verser dans une sorte de morale religieuse en considérant qu’il y a une bonne et une mauvaise façon de vivre sa religion ? Cela va-t-il faire évoluer la manière dont le juge va approcher les litiges en droit de la famille ? »
Règles déontologiques et formation des magistrats
La charte de déontologie de la juridiction administrative exige des magistrats qu’ils fassent « abstraction dans l’exercice de leur mission, de tout préjugé, quelle qu’en soit la nature ». Le Recueil des obligations déontologiques des magistrats de l’ordre judiciaire prévoit pour sa part que tout magistrat peut adhérer à un parti politique, un syndicat professionnel, une association ou à une société philosophique, et pratiquer la religion de son choix, mais « il ne peut pour autant se soumettre à des obligations ou contraintes de nature à restreindre sa liberté de réflexion ou d’action et à porter atteinte à son indépendance ». Mais au-delà des règles déontologiques, la laïcité et le principe de neutralité des agents public et de liberté d’opinion des justiciables sont-ils aujourd’hui une source de difficultés ou d’interrogations pour les magistrats dans l’exercice de leur mission ? « Nous n’avons pas de remontées sur des difficultés particulières sur ce sujet, ni d’éléments qui remontent dans les formations que nous organisons sur ce point », répond le directeur adjoint de l’École nationale de la magistrature, Haffide Boulakras. « Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de difficultés ponctuelles ici ou là, même s’il est vrai que l’on cite toujours le même cas de l’avocate qui voulait plaider voilée à Bobigny il y a de ça plusieurs années ». Mais cela fait partie des sujets identifiés comme importants par l’École qui, depuis neuf ans, propose une formation de trois jours intitulée « la laïcité, le juge et le droit ». Celle-ci présente « une appréhension très générale de la laïcité et des principes qui en découlent, ainsi que des ateliers pratiques sur des mises en situation ». À raison d’une session par an, pour une quarantaine de magistrats, « elle fait partie des formations qui marchent bien ». Le sujet est également traité dans le cadre des formations au contentieux de la nationalité dispensées par l’École.
Dans le cadre de la formation initiale, « il n’y a pas d’enseignement spécifique sur la laïcité mais sur le principe de neutralité des agents publics dans le cadre de leurs missions, et sur le fait que les justiciables ne sont pas soumis à ce principe et donc libres d’exprimer leurs opinions, y compris religieuses, tant qu’ils ne font pas de prosélytisme ». Dernièrement, des référents laïcité ont été désignés dans chaque cour d’appel. Une fonction « souvent confiée aux magistrats déjà référents en matière de discriminations ». La volonté des pouvoirs publics de lutter contre les séparatismes et l’adoption de la loi confortant le respect des principes de la République ont-ils eu un impact ? « Nous n’avons pas de remontées sur ce point pour l’instant, mais il est vrai que ce qui préoccupe beaucoup les magistrats en ce moment, c’est les recrutements et la formation des nouveaux magistrats annoncés par la Chancellerie… »
Jurés d’assises et neutralité religieuse : une question non résolue
Dirigée par Christine Pauti, maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1, et intitulée La laïcité dans la Justice, la troisième étude issue de cet appel à projets s’est intéressée à tous les acteurs de la justice : le juge, le juré d’assise et l’avocat. Si elle conclut qu’aujourd’hui les juges respectent globalement bien le principe de neutralité religieuse au cours des audiences, elle constate, entre autres, que ce principe pose encore question en ce qui concerne les jurés d’assises. Ces citoyens qui sont amenés à collaborer occasionnellement au service public de la justice ne sont pas des agents publics. Mais l’article 311 du code de procédure pénale prévoit néanmoins que les assesseurs et les jurés « ont le devoir de ne pas manifester leur opinion ».
Dès lors, le port d’insignes religieux est-il compatible avec l’interdiction imposée aux jurés de ne pas manifester leur opinion ? En 2003, une jurée de la cour d’assises de Seine-Saint-Denis qui avait prêté serment tête découverte puis choisi de siéger la tête couverte d’un foulard a été remplacée par un juré supplémentaire. L’étude relève que la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de confirmer ou d’infirmer cette interprétation, depuis, que le sujet continue de faire l’objet de débats. Certains estiment qu’en tant que juges occasionnels, les jurés doivent être astreints au principe de neutralité. D’autres considèrent qu’en tant que citoyens, ils doivent conserver le droit de porter des signes religieux, d’autant plus qu’ils ne peuvent refuser de participer au jury. Dans une étude demandée par le Défenseur des droits et publiée en décembre 2013, le Conseil d’État a jugé que le principe de neutralité religieuse n’est pas applicable de plein droit aux jurés.
La problématique du port de signes religieux sur la robe d’avocat
Dans quelle mesure le principe de laïcité et l’obligation de neutralité s’imposent-ils aux avocats dans l’exercice de leurs missions en tant qu’auxiliaires de justice ? Membres d’une profession libérale, ils ne sont pas tenus aux obligations propres aux fonctionnaires et agents du service public. Mais la question de la compatibilité du port de la robe de l’avocat avec des signes religieux est, depuis plusieurs années, à l’origine de tensions, liées au port du voile en audience ou lors de la prestation du petit serment.
Ces dernières années, plusieurs barreaux ont introduit dans leur règlement intérieur des dispositions interdisant le port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, communautaire ou politique, avec la robe d’avocat. C’est le cas des barreaux de Paris, de Seine-Saint-Denis, de Marseille, de Lille ou de Lyon, par exemple. En 2016, à la suite d’un incident d’audience impliquant une avocate qui s’est présentée voilée, le bâtonnier de Bobigny a demandé aux institutions représentatives de la profession de réglementer la tenue d’audience des avocats, demande relayée peu après par la Conférence des bâtonniers. Mais, en 2017, le Conseil national des barreaux a refusé de réglementer cette question.
Vers une réglementation nationale unifiée ?
En juillet 2020, la cour d’appel de Douai a rejeté le recours d’une élève avocate et d’un avocat contre une délibération du conseil de l’ordre des de Lille visant à introduire dans le règlement intérieur du barreau une disposition qui interdit le port de signes distinctifs avec la robe d’avocat. Dans un arrêt du 2 mars 2022, la Cour de cassation a confirmé la décision de la cour d’appel de Douai. La première chambre civile a jugé que l’indépendance des avocats peut constituer un fondement juridique permettant de leur interdire d’exprimer leurs convictions religieuses, politiques et philosophiques par le port de signes distinctifs. Elle relève notamment que, lorsqu’il concoure au service public de la justice, l’avocat « se doit d’effacer ce qui lui est personnel », et qu’« en l’absence de disposition législative spécifique et à défaut de disposition d’ordre réglementaire édictée par le Conseil national des barreaux, il entre dans les attributions d’un conseil de l’ordre de réglementer le port et l’usage du costume de sa profession ».
En septembre 2022, le Conseil national des barreaux a confié à l’ancien président de la section de l’intérieur du Conseil d’État, Christian Vigouroux, une réflexion sur « le costume d’audience de l’avocat » destinée à harmoniser les règles applicables dans tous les barreaux de France au port de signes distinctifs avec la robe d’avocat. Les conclusions de ces travaux seront officiellement présentées le 6 avril prochain à l’assemblée générale du Conseil national des barreaux, qui décidera alors des suites à donner à cet avis.
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