La liberté d’expression comme porte d’entrée dans la procédure de licenciement

La procédure de licenciement n’échappe pas aux garanties de la Convention européenne des droits de l’homme. Les juges européens le rappellent dans un arrêt qui donne à la liberté d’expression tout son rôle de garantie dans le cadre de la contestation judiciaire d’une mesure de rupture du contrat de travail à l’initiative exclusive de l’employeur.

Le requérant, chercheur au sein d’une entreprise de fabrication de produits chimiques, contestait le licenciement brutal dont il avait fait l’objet en réponse à une interview qu’il avait donnée dans un journal local à propos de l’entreprise qui l’employait. Plus particulièrement, il avait communiqué des informations relatives aux salaires des employés ainsi qu’à des lacunes dans le traitement de déchets chimiques.

Devant le juge national, il invoquait une atteinte à sa liberté d’expression. L’employeur répondait par le caractère confidentiel des informations révélées à la presse, se rapportant à une définition propre à l’entreprise du « secret commercial ». Concernant en particulier les salaires, l’interdiction de leur divulgation faisait l’objet d’une clause dans le contrat de travail des employés que le requérant avait acceptée au moment de son engagement. Ainsi, d’après les autorités, en raison du manquement de l’employé à ses obligations contractuelles et règlementaires, l’employeur était en droit de le licencier.

La Cour européenne traite l’affaire sous un autre angle et aboutit à un constat de violation de la Convention européenne des droits de l’homme. Loin de se contenter des règles applicables en matière de droit du travail, elle intègre dans le raisonnement le droit fondamental du requérant à la liberté d’expression, y compris face à des obligations contractuelles et règlementaires présentées comme insurpassables.

Les juges rappellent d’emblée que la liberté d’expression ne s’arrête pas aux portes du travail et qu’elle continue à s’appliquer dans cet environnement où la personne passe le plus grand nombre d’heures par jour. Décider autrement reviendrait à priver l’individu de l’un de ses droits essentiels pendant la grande majorité de ses journées, de ses semaines et de ses mois.

L’État doit garantir la liberté d’expression

Bien plus, bien que la relation de travail concerne – en l’occurrence et souvent – deux personnes privées, l’État ne peut s’y désintéresser : il a l’obligation positive de garantir la liberté d’expression de l’individu y compris dans cette sphère horizontale privée. La question qui se pose n’est donc pas de déterminer si l’État a porté atteinte à la liberté d’expression du requérant mais si, dans le contrôle qu’il a effectué de la mesure de licenciement, il a garanti cette liberté individuelle.

En l’espèce, la Cour européenne relève que le raisonnement suivi par le juge national est peu fouillé et qu’un certain nombre d’arguments soulevés par le requérant n’ont pas été traités par les juges saisis du dossier. Ainsi, d’un côté, l’employeur a considéré dans sa lettre de licenciement que les éléments révélés à la presse étaient « faux et non étayés » ; dans le cadre de la procédure, c’est le secret commercial qui était invoqué pour justifier la mesure. Cette contradiction n’a jamais été levée par les juges, affaiblissant considérablement leur raisonnement.

Méconnaissance des juges nationaux

Surtout, les principes applicables en matière de liberté d’expression n’ont jamais été mis en œuvre par les juridictions nationales. En particulier, elles n’ont jamais étudié l’intérêt public des informations divulguées par le requérant alors même qu’il s’agissait d’élément relatifs à la protection de l’environnement, à la santé publique et à celle des employés.

En somme, à aucun moment, les juges n’ont mis à profit les éléments issus de la jurisprudence européenne en matière de liberté d’expression et de balance des intérêts pour motiver leur décision. Cette lacune ne saurait être conforme aux exigences de la Convention européenne, qui plus est face au prononcé de la sanction la plus lourde.

L’article 10 révèle ainsi tout son potentiel y compris en matière de droits économiques et sociaux a priori exclus de la compétence de la Cour européenne. Il permet aux juges de faire une incursion assumée sur un terrain voisin illustrant l’indivisibilité des droits.

 

CEDH 8 oct. 2024, n° 41675/12

Lefebvre Dalloz