La modeste condamnation de la France pour contrôle au faciès
Alors que la publication de l’enquête sur « l’accès aux droits et sur les relations entre police et population » par le Défenseur des droits, appelant notamment à modifier le cadre légal de la pratique des contrôles d’identité et à mieux en encadrer la pratique, a été publiée le 24 juin 2025, la France a également été condamnée ce 26 juin par la Cour européenne des droits de l’homme. Elle ne l’a cependant pas été pour la pratique du contrôle au faciès en tant que telle, mais s’agissant de la situation spécifique d’un requérant qui a subi des contrôles discriminatoires.
La presse généraliste a rapidement répandu la nouvelle : à partir de la dépêche de l’Agence France Presse, de nombreux médias reprennent le même titre selon lequel « la France est condamnée par la CEDH » en raison de la pratique de contrôles d’identité dits « au faciès ». L’écho de cette brève est amplifié par les chiffres rendus deux jours plus tôt par le Défenseur des droits, qui indique dans son enquête du 24 juin 2025 que « les jeunes hommes perçus comme noirs, arabes ou maghrébins ont quatre fois plus de risque d’être contrôlés que le reste de la population, et douze fois plus de risques d’avoir un contrôle "poussé" ».
L’engouement quant à cette condamnation est tout autre du côté de la Cour européenne des droits de l’homme. Très sobrement, le communiqué de presse de la greffière de la Cour de Strasbourg annonce seulement qu’à « l’exception d’un seul d’entre eux, la Cour considère que les contrôles d’identité des requérants par la force de police n’ont pas été effectués pour des motifs discriminatoires ». Ainsi, la Cour semble avant tout rappeler qu’il n’existe pas de problématique systémique quant à la pratique du contrôle au faciès, mais que la France est condamnée pour le cas isolé d’un requérant qui aurait effectivement été exposé à une problématique de contrôles discriminatoires.
En effet, dans l’affaire jugée le 26 juin, la Cour a examiné la situation de six requérants « se présentant comme étant d’origine africaine ou nord-africaine » qui allèguent avoir subi, en 2011 et 2012, sur différents lieux du territoire national (Roubaix, Marseille, Vaulx-en-Velin, Saint-Ouen et Besançon), des contrôles d’identité qui auraient été motivés par leur rattachement à leur origine et qui étaient, selon eux, discriminatoires. En raison du caractère potentiellement discriminatoire de ces contrôles, les six requérants ont d’abord demandé la communication des motifs des contrôles au ministère de l’Intérieur. À la suite de cette demande, le ministère aurait saisi la Direction générale de la police nationale, sans que cette saisie ne fasse l’objet d’une réponse.
Les six requérants ont donc saisi le Tribunal de grande instance de Paris, notamment pour mettre en œuvre la responsabilité de l’État en raison d’un fonctionnement défectueux du service public de la justice, au titre de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire. Déboutés de leur instance, les requérants ont relevé appel des décisions qui ont néanmoins été confirmées par la Cour d’appel de Paris, tandis que les pourvois en cassation ont été rejetés en novembre 2016. C’est à l’issue de l’arrêt de rejet qu’ils saisissent la Cour européenne des droits de l’homme sur les fondements des articles 8 (droit au respect de la vie privée) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention s’agissant de la pratique de profilage racial qu’ils auraient subie, tandis qu’ils invoquent également l’article 13 de la Convention s’agissant de l’absence d’un recours effectif.
La décision de la Cour est cependant bien plus modeste que la presse généraliste ne le suggère. La Cour conclut en effet à l’absence de violation des articles 8 et 14 de la Convention sur le volet procédural, et reconnaît l’existence d’une violation pour un seul des requérants parmi les six. Loin de reconnaître l’existence d’un problème systémique, c’est aux yeux de la Cour le seul cas du dernier requérant qui apparaît comme problématique, en ce que celui-ci a subi trois contrôles d’identité en seulement dix jours, dont deux dans la même journée pour lesquels il n’existait aucune base légale.
La Cour se livre ainsi à une analyse fine du cadre légal applicable aux contrôles d’identité en France, et à leur mise en œuvre devant les juridictions françaises. Cette analyse tend à valider le cadre procédural, ce qui n’exclut pas la reconnaissance de violations qui nécessitent néanmoins un faisceau d’indices graves, précis et concordant très (trop ?) exigeant.
La validation du cadre légal français en matière de contrôle d’identité
Il convient de relever que le cadre légal français relatif au contrôle d’identité, fondé sur l’article 78-2 du code de procédure pénale, a évolué depuis la date des contrôles d’identité litigieux courant 2011-2012. En effet, la Cour relève que le code de la sécurité intérieure indique depuis 2014 à son article R. 434-11 que « le policier et le gendarme accomplissent leurs missions en toute impartialité », et « qu’ils accordent la même attention et le même respect à toute personne et n’établissent aucune distinction dans leurs actes et leurs propos de nature à constituer l’une des discriminations énoncées à l’article 225-1 du code pénal ». Plus précisément, la Cour relève également que l’article R. 434-16 dispose que « lorsque la loi l’autorise à procéder à un contrôle d’identité, le policier ou le gendarme ne se fonde sur aucune caractéristique physique ou aucun signe distinctif pour déterminer les personnes à contrôler, sauf s’il dispose d’un signalement précis motivant le contrôle ».
L’analyse combinée de l’article 78-2 du code de procédure pénale, qui encadre fermement la pratique du contrôle d’identité, du code de déontologie de la police nationale et de ces dispositions du code de la sécurité intérieure adopté en 2014 conduisent la Cour à estimer « que le cadre juridique et administratif interne applicable à l’époque des faits était déjà compatible avec les exigences conventionnelles de l’article 14 combiné avec l’article 8 » (§ 105). Ce faisant, la Cour ne semble pas rejoindre les conclusions de l’enquête du Défenseur des droits qui appelle, de son côté, à une modification de l’article 78-2 du code de procédure pénale de sorte qu’il précise en son sein que « les contrôles d’identité ne doivent pas être fondés sur les critères de discrimination prévus par la loi » et que le motif du contrôle puisse être « objectivé et énoncé à la personne contrôlée ». Plus encore, elle semble ignorer largement l’argument du Défenseur des droits pourtant reproduit au point n° 86, selon lequel « l’absence de trace écrite du contrôle place la personne contrôlée en grande difficulté pour prouver son caractère discriminatoire, sa légalité et son existence même et donc pour faire valoir utilement ses droits par un recours auprès des autorités compétentes », alors qu’elle rappelle pourtant les statistiques claires établies par la première enquête sur les relations police/population de 2017 (§ 50).
Même si elle considère de jurisprudence constante « qu’un contrôle d’identité par les forces de police peut relever du champ de la vie privée de la personne soumise à ce contrôle et constituer en conséquence une ingérence dans la vie privée telle que protégée par l’article 8 » (v. CEDH 12 mai 2009, Gillan et Quinton c/ Royaume-Uni, n° 4158/05, § 63 ; 18 oct. 2022, Basu c/ Allemagne, n° 215/19, § 22 ; CEDH, gr. ch., 15 oct. 2020, Muhammad et Muhammad c/ Roumanie, n° 80982/12, § 49), la Cour conserve une jurisprudence prudente qui tend à accepter tout contrôle d’identité dès lors qu’il repose sur un motif légitime.
La Cour admet néanmoins qu’une violation de la Convention puisse être reconnue « si la personne concernée peut prétendre de manière défendable que c’est en raison de ses caractéristiques physiques ou ethniques qu’elle a fait l’objet du contrôle [ce qui est notamment le cas lorsque] la personne contrôlée soutient que le contrôle n’a porté que sur elle (ou sur des personnes présentant les mêmes caractéristiques qu’elle) alors qu’aucun autre motif propre à le justifier n’était apparent ou qu’il ressort des explications des agents qui l’ont mené qu’il était motivé par les caractéristiques physiques ou ethniques de la personne » (§ 64). Ce faisant, on assiste à une forme d’adaptation de la charge de la preuve : dès lors que le requérant est en capacité de prétendre « de manière défendable [qu’il] a fait l’objet d’un contrôle d’identité en raison de ses caractéristiques raciales et que l’ingérence résultant de l’acte litigieux […] relève du champ de l’article 8 », alors il existe « une obligation des autorités d’enquêter sur l’existence d’un lien possible entre les attitudes discriminatoires fondées sur des motifs raciaux et l’acte d’un agent de l’ État » (§ 88).
La possibilité d’une condamnation : l’exigence d’un faisceau d’indices très exigeant
En l’espèce, la Cour constate que l’obligation des autorités d’enquêter sur une potentielle pratique discriminatoire a été respectée par la France : elle relève à ce titre que « la cour d’appel et la Cour de cassation ont analysé les situations dénoncées à la lumière d’instruments internationaux prohibant la discrimination, notamment la Convention et la jurisprudence de la Cour » (§ 95), et que les « juridictions internes ont jugé que le faisceau de circonstances graves, précises et concordantes pouvait être constitué notamment par des rapports statistiques d’ordre général, par des circonstances de fait et de droit entourant les contrôles et par des témoignages de tiers ayant assisté aux contrôles, liés ou non à la personne contrôlée » (§ 96). En outre, la Cour souligne que les recours indemnitaires pour faute lourde de l’État ont déjà permis l’indemnisation de certains requérants, ce qui tendrait à établir le fait que ce recours soit effectif – on regrettera néanmoins la référence à deux décisions seulement. Ce faisant, il est considéré que « les juridictions internes se sont acquittées, dans le cadre de leur saisine et des décisions particulièrement motivées pour chacun des requérants, de leur obligation de rechercher si des motifs discriminatoires ont pu jouer un rôle dans les contrôles » (§ 97).
Néanmoins, c’est sur le volet matériel que la situation de l’un des requérants permet la reconnaissance d’une violation des articles 8 et 14 de la Convention. En effet, les circonstances des contrôles subis par le sixième requérant sont de nature à remettre en cause l’analyse proposée par les juridictions internes. Le requérant apporte en effet, selon l’appréciation de la Cour, des éléments qui constituent un faisceau d’indices graves, précis et concordants de nature à transférer la charge de la preuve au gouvernement, lequel doit alors établir une justification objective et raisonnable. En l’espèce, aucune justification n’est apportée quant aux trois contrôles subis par le sixième requérant, ni s’agissant du fait que l’un des contrôles ait été pratiqué hors du cadre légal prévu par l’article 78-2 du code de procédure pénale, ni s’agissant des circonstances de fait dans lesquelles le contrôle a été opéré, à l’occasion duquel le requérant a subi des remarques discriminatoires et des violences physiques.
Si l’on peut se réjouir de la reconnaissance et de la condamnation par cette décision des contrôles au faciès, le volet matériel est quelque peu décevant : le faisceau d’indices graves, précis et concordants exigé par la Cour semble particulièrement difficile à atteindre pour qu’il permette un transfert de la charge de la preuve aux autorités étatiques. Dès lors qu’il existe une base légale identifiée, ou qu’il est établi que le contrôle se serait déroulé « dans un climat de vive tension allant dans certains cas jusqu’à l’insulte et la menace » (§ 123), les commencements de preuve ne sont pas jugés tangibles et ne permettent pas d’exiger une justification.
Le titre vanté par la presse généraliste paraît presque mensonger : la Cour européenne des droits de l’homme se borne en réalité à un contrôle relativement minimal sur les hypothèses de contrôle au faciès, et rend plus essentielles que jamais les recommandations du Défenseur des droits quant à l’encadrement de la pratique des contrôles ou à leur traçabilité.
CEDH 26 juin 2025, Seydi et a. c/ France, n° 35844/17
par Alexandre Lefebvre, Docteur en droit privé, Enseignant chercheur contractuel à CYU Paris Cergy Université
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