La prescription de l’action publique ne transforme pas une construction irrégulière en droit juridiquement protégé
Tout en rappelant le principe selon lequel seul peut être indemnisé le préjudice reposant sur un droit juridiquement protégé au jour de l’expropriation, la Cour de cassation juge, et c’est une nouveauté, qu’alors même que l’action publique en démolition serait prescrite, la dépossession d’une construction édifiée irrégulièrement et située sur une parcelle inconstructible, n’ouvre pas droit à indemnisation.
Absence d’indemnisation d’un droit non juridiquement protégé
Dans cet arrêt publié au Bulletin, la Cour de cassation rappelle qu’en application de l’article L. 321-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, l’indemnité allouée doit couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation et que de ces dispositions découle le principe selon lequel ne saurait être indemnisé un préjudice reposant sur un droit qui ne serait pas juridiquement protégé.
Sur ce point, la Cour de cassation se réclame de sa jurisprudence antérieure en citant expressément son arrêt du 3 décembre 1975 (Civ. 3e, 3 déc. 1975, n° 75-70.061 P) dans lequel elle avait jugé que la société française des pétroles BP ne pouvait pas toucher une quelconque indemnité pour éviction de son fonds de commerce de distribution de carburants, dès lors qu’il était exploité en vertu d’une autorisation de voirie caduque au jour de l’ordonnance de l’expropriation (dans le même sens, v. déjà, Civ. 3e, 15 juin 1977, n° 76-70.305) ; ainsi que son arrêt du 8 juin 2010 (Civ. 3e, 8 juin 2010, n° 09-15.183, AJDI 2011. 111, chron. S. Gilbert
), dans lequel il avait été jugé que l’exproprié ne pouvait être indemnisé de la perte d’une ressource provenant d’un ouvrage illégalement créé, en l’occurrence un lac qu’il avait implanté sans l’autorisation de son bailleur.
Mais en matière d’indemnisation de la dépossession de constructions irrégulièrement implantées, la question est plus subtile : peut-on considérer qu’il existe un droit juridiquement protégé dès lors que la construction ne peut plus faire l’objet d’une action en démolition ?
De l’importance de la prescription de l’action publique…
Dans un premier temps, la jurisprudence de la Cour de cassation a semblé admettre le principe selon lequel tant que l’action publique n’était pas prescrite, c’est-à-dire tant qu’une action en démolition était encore envisageable contre la construction irrégulièrement édifiée, cette dernière ne pouvait ouvrir de droit à indemnisation.
En effet, par un arrêt du 2 avril 1965, la troisième chambre civile avait retenu que c’était à bon droit qu’une cour d’appel, pour fixer le montant de l’indemnité de dépossession, avait tenu compte, dans la consistance des biens expropriés, d’un garage irrégulièrement édifié, dès lors que l’action publique qui aurait pu être ouverte contre l’expropriation était éteinte par prescription et qu’ainsi la démolition du bien ne pouvait plus être ordonnée (Civ. 3e, 2 avr. 1965, n° 63-70.241).
C’est en ce sens que la plupart des juges du fond se sont prononcés depuis, le critère discriminant restant la prescription de l’action publique, étant rappelé qu’avec l’entrée en vigueur de la loi n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale, l’action publique des délits se prescrit non plus par trois années mais par six années révolues à compter du jour où l’infraction a été commise (v. par ex., Versailles, 16 mai 1978, D. 1978, IR. 475 ; 15 mars 1982, AJPI 1982. 670 ; 26 oct. 1982, AJPI 1983. 23).
Pour autant, certains juges du fond ont refusé de faire application de cette solution dégagée par la Cour de cassation dans son arrêt de 1965, en partant du principe que si l’action publique était prescriptible, tel n’était pas le cas de l’action de l’administration qui en un certain sens, était imprescriptible.
Ainsi, très récemment, après avoir constaté qu’une maison avait été surélevée sans permis de construire et que la prescription pénale était acquise, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a jugé que l’indemnisation ne pouvait pas tenir compte de la surélévation dès lors qu’il existait une imprescriptibilité de l’action de l’administration résultant de l’article L. 421-9, 5°, du code de l’urbanisme empêchant toute régularisation (Aix-en-Provence, ch. 1-10, 7 avr. 2022, n° 20/00047).
… À sa mise hors de cause
Dans un second temps, par l’arrêt présentement commenté, la Cour de cassation revoit sa copie et considère que la prescription de l’action pénale n’a en définitive aucune influence sur la construction qui reste irrégulière et partant, ne saurait ouvrir un droit à une quelconque indemnisation.
Un rapprochement de la notion de construction irrégulière à celle de construction juridiquement non existante ?
Ce faisant, il semble que la Cour de cassation opère un rapprochement entre la notion de « construction irrégulière » et celle de « construction juridiquement inexistante », consacrée par le juge administratif.
L’imprescriptibilité de l’action administrative et ses aménagements
Pour rappel, lorsqu’une construction est irrégulièrement édifiée ou modifiée, sans autorisation d’urbanisme ou en violation des autorisations d’urbanisme délivrées, l’irrégularité est perpétuelle d’un point de vue administratif : la construction est juridiquement inexistante et une demande de permis de construire ou de déclaration préalable, si elle prend appui sur une construction irrégulière, doit porter sur l’ensemble de la construction en vue de sa régularisation (CE 9 juill.1986, Mme T., n° 51172, Lebon
). Il s’ensuit une imprescriptibilité administrative de fait : si aucune régularisation n’est envisageable (en raison par ex. de l’inconstructibilité du terrain d’assiette de la construction), jamais aucune autorisation d’urbanisme ne pourra être délivrée (jurisprudence légèrement amendée par CE 3 mai 2011, n° 320545, Dalloz actualité, 13 mai 2011, obs. A. Vincent ; Lebon
; AJDA 2011. 925
; ibid. 1799
, note E. Carpentier
; RDI 2011. 410, obs. P. Soler-Couteaux
).
Cette jurisprudence Mme T. avait été largement critiquée en son temps, en raison de l’insécurité juridique qu’elle créait, du fait de l’impossibilité de régulariser certains travaux et d’en réaliser de nouveaux (G. Liet-Veaux, Du regrettable contrôle administratif des constructions remontant à plus de trois ans, JCP N 1996. Prat. n° 3603) et c’est pourquoi avec la loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006 dite « ENL », le législateur est venu en tempérer les modalités, quoique très légèrement, en adoptant l’article L. 111-12 devenu depuis l’article L. 421-9 du code de l’urbanisme.
Cet article crée une sorte de pardon administratif : pour les constructions achevées depuis plus de dix ans, le refus de permis ou l’opposition à déclaration préalable ne peut être fondé sur l’irrégularité de la construction initiale au regard du droit de l’urbanisme.
Reste que les exceptions à cette prescription décennale sont nombreuses et recouvrent en pratique un grand nombre de situations. Notamment, cette prescription ne s’applique pas lorsque la construction a été réalisée sans qu’aucun permis de construire n’ait été obtenu alors que celui-ci était requis.
Une construction édifiée sans permis de construire ou en violation d’un permis de construire alors que celui-ci était requis à la date de son édification, reste ainsi perpétuellement une construction juridiquement inexistante.
La Cour de cassation en tire finalement la conclusion que cette inexistence juridique heurte de front l’idée de la consolidation d’un droit juridiquement protégé et qu’ainsi la dépossession d’une construction inexistante ne saurait ouvrir droit à indemnités.
La condition tirée de l’inconstructibilité de la parcelle : vers une indemnisation des constructions irrégulières régularisables ?
Reste que l’irrégularité de la construction n’est pas l’unique condition à la non-indemnisation : c’est aussi à la condition que la construction soit édifiée sur une parcelle inconstructible.
Ce faisant, il conviendrait à l’avenir de distinguer deux hypothèses : d’une part, le cas où la construction est irrégulière et édifiée sur une parcelle inconstructible à la date de l’ordonnance d’expropriation, aucune indemnisation possible au titre de la construction ; d’autre part, le cas où la construction est irrégulière mais édifiée sur une parcelle constructible, une indemnisation serait possible.
Cette condition du caractère inconstructible de la parcelle est bienvenue puisqu’en définitive, elle permet d’écarter le cas inique dans lequel une construction irrégulière serait expropriée pour zéro alors qu’il aurait suffi à son propriétaire d’engager une régularisation par le simple dépôt d’une demande de permis de construire, ou d’une déclaration préalable.
Au travers de cette condition tirée de l’inconstructibilité de la parcelle, la Cour de cassation semble donc prendre en compte l’hypothèse de la régularisation possible encore que la constructibilité d’une parcelle si elle est nécessaire, n’est pas toujours une condition suffisante à la régularisation d’une construction existante, qui serait par exemple implantée dans une bande de retrait par rapport aux voies et emprises publiques.
Civ. 3e, 15 févr. 2024, FS-B, n° 22-16.460
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