La protection conventionnelle du principe de prévisibilité de la loi pénale exige une « prudence accrue » des opérateurs économiques

Dans un arrêt rendu à l’unanimité le 12 octobre 2023, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé qu’il n’y avait pas de violation de l’article 7 de la Convention dans la condamnation française des sociétés Total et Vitol pour corruption active d’agents publics étrangers dans le cadre du programme « pétrole contre nourriture ».

Le programme « pétrole contre nourriture » des Nations unies mis en place en 1995 a permis à certaines sociétés pétrolières de continuer à commercer des denrées pétrolières avec l’Iraq, pourtant sous embargo strict à la suite de l’invasion du Koweït par celle-ci, sous la condition d’un paiement sur un compte séquestre visant à permettre une aide humanitaire aux civils iraquiens. Les enquêtes réalisées par Tracfin, luttant contre les circuits financiers clandestins, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, ont permis de mettre en lumière dès 2000 des irrégularités dans le cadre de ce programme.

En effet, plusieurs sociétés pétrolières, parmi lesquelles la française Total et la suisse Vitol ont accepté et organisé le paiement de commissions occultes appelées « surcharges » à l’occasion de ces échanges commerciaux pourtant strictement régulés par la résolution des Nations unies n° 986 du 14 avril 1995. Ces surcharges, versées sur des comptes de personnes physiques, bénéficiaient en réalité à des dirigeants iraquiens et constituaient un système parallèle au programme « pétrole contre nourriture » qui exigeait que le pétrole soit négocié avec la State Oil Marketing Organisation, société d’État iraquienne, mais payé par lettre de crédit à une banque de New York, auprès de laquelle un compte séquestre est ouvert et administré par l’ONU.

Bien que relaxées en première instance, les sociétés Total et Vitol ont été condamnées en appel (respectivement à 750 000 et à 300 000 €) par la Cour d’appel de Paris le 26 février 2016 (Paris, 26 févr. 2016, n° 13/09208, D. 2014. 2541, obs. T. Clay ) sur le fondement de l’article 435-3 du code pénal réprimant, entre autres, le délit de corruption d’agents publics étrangers. La Cour de cassation a confirmé la décision d’appel en date du 14 mars 2018 (Crim. 14 mars 2018, n° 16-82.117 FS-P+B, Dalloz actualité, 4 avr. 2018, obs. J. Gallois ; D. 2018. 618  ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée  ; AJ pénal 2018. 254, obs. P. de Combles de Nayves  ; Rev. sociétés 2018. 459, note J.-H. Robert  ; Rev. crit. DIP 2018. 643, note A. d’Ornano ), en retenant notamment « qu’il n’est pas démontré que les commissions occultes, dont le versement était sollicité par les agents de l’État irakien, en marge du marché réglementé par la résolution n° 986 du 14 avril 1995 du Conseil de sécurité de l’ONU, étaient permises ou requises par la loi ou la réglementation écrites de l’État irakien ».

Les sociétés requérantes ont invoqué devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) une violation de l’article 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, lequel rappelle notamment le principe de légalité des délits et des peines et exige conséquemment que la loi pénale soit accessible et prévisible, le cas échéant en ayant eu recours à des « conseils éclairés » (v. CEDH 15 nov. 1996, Cantoni c/ France, n° 17862/91, D. 1997. 202 , obs. C. Henry  ; RSC 1997. 462, obs. R. Koering-Joulin  ; ibid. 646, obs. J.-P. Delmas Saint-Hilaire  ; 12 févr. 2008, Kafkaris c/ Chypre, n° 21906/04, RSC 2008. 692, chron. J.-P. Marguénaud et D. Roets  ; ibid. 2009. 431, chron. P. Poncela ).

La compétence de la CEDH en la matière fait l’objet d’une jurisprudence constante, lui permettant de connaître d’erreurs de juridictions nationales seulement en l’absence de tout autre recours (conformément à l’art. 35 de la Convention), et seulement si ces erreurs portent atteinte aux droits et libertés protégés par la Convention (v. CEDH, gr. ch., 20 oct. 2015, Vasiliauskas c/ Lituanie, n° 35343/05).

Après avoir soutenu, entre autres, que les éléments constitutifs de l’infraction de délit de corruption d’agents publics étrangers n’étaient pas caractérisés devant la Cour de cassation, les sociétés requérantes soutiennent désormais devant la CEDH, que leur condamnation au titre des dispositions de l’article 435-3 du code pénal n’était pas prévisible. La société Total soutient ainsi que « la seule circonstance que la Cour de cassation ait été contrainte de préciser les éléments constitutifs de l’incrimination témoigne de l’incertitude affectant son champ d’application » (§ 41).

En outre, les sociétés requérantes continuent de contester que les éléments constitutifs de l’infraction étaient suffisamment prévisibles, notamment en rappelant que « [la société Total] s’était approvisionnée en pétrole non pas directement auprès de la [compagnie d’État iraquienne], mais auprès de sociétés de trading réputées et agréées par les Nations unies, sans être en contact avec des agents publics iraquiens » (§ 38), et se croyait alors exonérée de sa responsabilité pénale en ce que « l’application de l’article 435-3 du code pénal en l’espèce n’aurait donc pas été cohérente avec la substance de l’infraction, l’incrimination ne visant que les agents d’un État » (§ 38).

Les arguments relatifs à la prévisibilité de l’incrimination n’ont cependant pas convaincu la Cour, puisque celle-ci a jugé à l’unanimité qu’il n’y avait pas de violation de l’article 7 de la Convention dans le cas présent. Celle-ci précise que « la Cour est non seulement convaincue que l’infraction dont les sociétés requérantes ont été reconnues coupables avait une base ‘au moment où elle a été commise […] d’après le droit national’ pertinent, mais également que cette infraction était définie avec suffisamment de clarté pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité au sens de l’article 7 de la Convention. Elle considère en outre que l’interprétation des dispositions de l’article 435-3 du code pénal retenue par les juridictions internes n’est pas extensive et qu’elle a débouché, aux cas d’espèce, sur un résultat cohérent avec la substance de l’infraction et qui doit être regardé comme raisonnablement prévisible » (§ 70).

Ce faisant, la CEDH reprend une jurisprudence établie quant à la nécessaire prévisibilité de la loi pénale : en effet, elle encadre l’article 7 de la Convention en rappelant que la jurisprudence est susceptible d’affiner une loi pénale et ses critères d’incrimination d’une part, et en exigeant d’autre part une « prudence accrue » de la part d’opérateurs économiques aguerris dans des situations aussi sensibles que celles en l’espèce.

L’absence de remise en cause du principe de prévisibilité de la loi pénale dans une première application d’une incrimination

L’argument relatif au manque de prévisibilité de la décision rendue par la Cour d’appel de Paris invoqué par les sociétés requérantes tient au fait qu’il s’agisse en l’espèce d’une première application de l’article 435-3 du code pénal. Ce manque de prévisibilité est renforcé par l’appréciation jugée « extensive » de la disposition par les juges français. À ce titre néanmoins, la Cour rappelle avoir déjà établi par des arrêts de grande chambre (v. not., CEDH, gr. ch., 26 sept. 2023, Yüksel Yalçinkaya c/ Türkiye, n° 15669/20 et CEDH, gr. ch., 17 mai 2010, Kononov c/ Lettonie, n° 36376/04, Dalloz actualité, 14 juin 2010, obs. S. Lavric ; D. 2010. 2732, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail  ; RSC 2010. 696, obs. D. Roets ) que la jurisprudence constitue une source du droit susceptible d’affecter les évolutions du droit pénal. Elle affirme ainsi qu’il « est ainsi solidement établi dans la tradition juridique des États parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. L’article 7 de la Convention ne saurait être interprété comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible » (§ 54).

L’absence de précédent comparable n’est pas de nature, selon la Cour, à affecter la prévisibilité d’une décision. De manière plus précise encore, la Cour indique avoir « conscience de ce qu’il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois » (§ 55), ce qui est appuyé par une analyse mutatis mutandis de l’arrêt Sanchez rendu en 2023 contre la France (CEDH 15 mai 2023, Sanchez c/ France, n° 45581/15, Dalloz actualité, 24 mai 2023, obs. F. Merloz ; AJCT 2022. 104, obs. S. Lavric  ; Dalloz IP/IT 2022. 101, obs. E. Derieux  ; Légipresse 2021. 461 et les obs.  ; ibid. 605, étude T. Besse  ; ibid. 2022. 188, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier  ; ibid. 253, obs. N. Mallet-Poujol ). Dans cette perspective, elle précise qu’il suffit, pour être conforme aux principes d’accessibilité et de prévisibilité de la loi pénale, que la solution retenue fasse « partie des interprétations possibles, conformes à l’essence de l’infraction et raisonnablement prévisibles » (§ 54), comme cela a été rappelé à de maintes reprises (v., pour son rappel le plus récent, CEDH 28 mai 2020, Georgouleas & Nestoras c/ Grèce, nos 44612/13 et 44831/13).

Par ailleurs, la Cour rappelle que la disposition de l’article 431-5 du code pénal entrée en vigueur le 29 septembre 2000 était d’autant plus prévisible qu’il s’inscrit dans un ensemble de dispositions de droit international comme de droit interne en la matière. Elle rappelle ainsi que « l’article 435-3 précité est issu de la loi n° 2000-595 du 30 juin 2000, qui transposait la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics dans les transactions commerciales internationales du 17 septembre 1997, laquelle est entrée en vigueur le 29 septembre 2000 en France.

La Cour relève également que, dès le mois d’août 1990, soit quelques jours seulement après l’invasion du Koweït par l’Iraq, les relations financières avec cet État avaient déjà été réglementées par le décret n° 90-681 du 2 août 1990 » (§ 59).

L’analyse du texte de loi, qui transposait une convention internationale en vigueur depuis 1997, combinée avec l’ensemble de ces dispositions ainsi que les résolutions des Nations unies créait ainsi une certaine prévisibilité de la solution retenue.

Dès lors, la CEDH rappelle clairement et logiquement que l’hypothèse d’une première application d’une incrimination pénale n’est pas en soi contraire aux droits garantis par l’article 7 de la Convention. Il convient néanmoins de veiller à ce que la solution jurisprudentielle retenue soit une interprétation possible du texte de loi, tandis que le contexte géopolitique comme juridique semble appuyer la prévisibilité de la solution retenue par les juges de la Cour d’appel de Paris, confirmée par la Cour de cassation.

L’analyse très circonstanciée de la cour d’appel (relevée par la CEDH, §§ 63 et 68, not.) tend également à écarter l’idée d’une condamnation sans fondement.

L’attente d’une « prudence accrue » pour un opérateur économique aguerri aux opérations litigieuses

Pour fonder l’absence de violation de l’article 7 de la Convention, la CEDH ne se limite pas à une seule appréciation objective du texte de loi. Comme les juges français l’avaient déjà fait, elle rappelle que « les sociétés requérantes, familières du négoce de pétrole et aguerries aux opérations d’envergure dans un contexte international, auraient dû faire preuve d’une prudence accrue et mettre un soin particulier à évaluer les risques lorsqu’elles ont décidé d’entreprendre les opérations d’achat de pétrole iraquien litigieuses, le cas échéant en ayant recours à des conseils éclairés, auxquels il n’est pas contesté qu’elles avaient largement accès » (§ 59).

Cette appréciation très classique de la Cour, qui exige à la fois le recours à un « conseil avisé » (v. CEDH, gr. ch., 29 mars 2006, Achour c/ France, n° 67335/01, D. 2006. 2513, et les obs. , note D. Zerouki-Cottin  ; ibid. 1649, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi et S. Mirabail  ; Just. & cass. 2008. 215, étude K. Guermonprez-Tanner  ; AJ pénal 2006. 215  ; ibid. 360, obs. C. Saas  ; RSC 2006. 677, obs. F. Massias ) mais aussi à une « prudence accrue » des professionnels dans l’évaluation des risques (v. CEDH 31 août 2010, Soros c/ France, n° 50425/06, Dalloz actualité, 19 oct. 2011, obs. O. Bachelet ; D. 2012. 199, obs. O. Bachelet , note D. Zerouki-Cottin  ; ibid. 2011. 2823, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, S. Mirabail et T. Potaszkin  ; ibid. 2012. 1698, obs. C. Mascala  ; AJ pénal 2012. 156 , note J. Lasserre Capdeville  ; Rev. sociétés 2012. 180, note H. Matsopoulou  ; RSC 2012. 252, obs. D. Roets  ; ibid. 580, obs. F. Stasiak ) semble néanmoins à double tranchant. Dans le cas d’espèce, elle est fort bienvenue : elle vient empêcher les sociétés requérantes de se prévaloir de leur propre turpitude et les conduit à assumer le risque juridique raisonnablement anticipable associé aux opérations de négoces risquées auxquelles elles ont non seulement participé, mais en ont également « organisé » les contours selon les termes de la Cour d’appel de Paris (rappelés § 62).

Il ne faudrait cependant pas que l’attente d’un recours à un « conseil avisé » ou à une « prudence accrue » ne devienne trop extensive dans la jurisprudence de la Cour. En effet, cette quasi-obligation de « prudence » du requérant ne doit pas se substituer à l’obligation faite au législateur de proposer un texte pénal clair et précis, dont l’accessibilité et la prévisibilité doivent être assurés.

Si la solution de la Cour se veut parfaitement acceptable vis-à-vis de mastodontes énergétiques pour lesquelles la responsabilité pénale se veut clairement engagée par l’organisation de systèmes parallèles et les amendes infligées in fine très modérées, une extension trop forte de celle-ci pourrait être de nature à faire peser des risques juridiques trop forts, dissuadant ainsi un esprit d’initiative vital au monde des affaires. 

 

© Lefebvre Dalloz