La protection des données à l’heure du techno-féodalisme

Le 17 octobre 2024, le Tribunal judiciaire de Paris a statué sur le fondement du droit sui generis des bases de données en faveur d’un producteur de bases de données qui a créé une première base. Ce producteur a licencié cette première base à une société qui, après récupération de la première base, a constitué une seconde base et résilié la licence sur la première base. Le tribunal considère que la seconde base de données a été créé en violation des droits du producteur de la première base, en analysant notamment la prescription du droit, la matérialité de l’investissement dans la première base et l’historique de création de la seconde base.

Les données au cœur de l’économie

Dans son brillant livre Nexus, Une brève histoire des réseaux d’information, de l’âge de pierre à l’IA, Yuval Noah Harari explore l’évolution des réseaux d’information et leur impact sur l’économie moderne. Une des idées centrales du livre est que l’économie contemporaine est de plus en plus orientée vers les données. L’accumulation massive de données par les entreprises leur permet de créer une valeur significative sans être soumises à des taxations proportionnelles. Cette nouvelle dynamique économique repose sur la collecte, l’analyse et l’exploitation des données, qui deviennent des actifs précieux.

Cette même idée a été développée encore plus récemment dans le livre de Yanis Varoufakis, Les nouveaux serfs de l’économie. Il soutient que les grandes entreprises technologiques ont créé un nouveau système économique où elles détiennent un pouvoir disproportionné sur les données et les infrastructures numériques. Ainsi, Yanis Varoufakis reprend à son compte la théorie de Cédric Durand du techno-féodalisme, selon laquelle les utilisateurs de services numériques deviennent des « serfs » modernes, dépendants des plateformes technologiques pour leurs besoins quotidiens.

Cette vision théorise que le système capitaliste est mort au profit d’un nouveau système techno-féodaliste mettant au cœur de l’économie la captation et l’exploitation de données au lieu de la production et l’exploitation de biens matériels.

Quelle que soit l’interprétation que l’on peut faire de l’évolution de l’économie globale, techno-féodalisme ou non, les données sont certainement un actif de plus en plus important pour les sociétés, et pas seulement pour les géants du numérique mais également pour les entreprises françaises et européennes.

Tel que décrit dans un précédent article (G. Lassere, Quand les géants s’affrontent en France, Dalloz actualité, 23 sept. 2024), ces nouveaux investissements massifs centrés sur les bases de données ne sont pas simples à protéger même s’il est à noter plusieurs décisions françaises favorables aux producteurs de bases de données sur le fondement du droit sui generis des bases de données. Cette décision apporte un nouvel éclairage sur le fonctionnement de ce droit spécifique.

Retour aux faits

Dans cette affaire, la société Sales Factory Data attaque la société Am Data ainsi que Messieurs [Z], [M], et [E] pour contrefaçon de sa base de données « BMA » sur le fondement du droit sui generis des bases de données et, à titre subsidiaire, pour concurrence parasitaire. Sales Factory Data reproche aux défendeurs d’avoir transféré sans autorisation les données de sa base « BMA » vers la base « AM Data ».

Les bases de données en question, « BMA » et « AM Data », contiennent des informations sur les professionnels de l’automobile, y compris les garagistes, les agents, les carrossiers, les concessionnaires automobiles, les centres auto, les spécialistes du pneu et les réparateurs rapides (fast fitters). Ces bases de données permettent d’identifier et de localiser ces professionnels, ce qui est crucial pour les entreprises opérant dans le secteur de l’après-vente automobile.

Dans l’économie numérique, en considérant ou non la théorie du techno-féodalisme, ces données sont des actifs précieux car elles permettent aux entreprises de cibler efficacement leurs actions marketing, de gérer leurs relations clients et de développer des stratégies commerciales basées sur des informations précises et à jour.

Plus précisément, la société Sales Factory a créé en 2003 la première base de données « BMA » (Base Mécaniciens Agents).

Le 22 novembre 2005, Sales Factory a conclu un contrat de location de cette première base de données « BMA » avec la société Publi Expert, dirigée par Messieurs [M] et [Z]. Ce contrat permettait à Publi Expert de diffuser des magazines en utilisant les adresses contenues dans la première base de données « BMA ».

Le 22 décembre 2017, un apport partiel d’actif a été réalisé par Sales Factory au profit de Sales Factory Data. Cet apport incluait les droits de propriété intellectuelle sur la première base de données « BMA » et a pris effet au 31 décembre 2017.

En 2020, le contrat de location de la première base de données « BMA » a été transmis à la société Pertineo, qui avait les mêmes dirigeants que Publi Expert. Cependant, ce contrat a été résilié le 16 décembre 2021 après un changement de direction de Pertineo.

La société Sales Factory Data argue que les défendeurs, Messieurs [Z], [M], et [E], ont utilisé leur accès à la première base de données « BMA » pour créer et exploiter la seconde base de données « AM Data » sans l’autorisation de Sales Factory Data, ce qui constitue une violation des droits contractuels et de propriété intellectuelle de Sales Factory Data.

Retour sur le fondement du droit sui generis et sa prescription

Selon l’article L. 341-1 du code de la propriété intellectuelle, le droit sui generis s’applique aux bases de données qui ont nécessité un investissement substantiel pour leur constitution, leur vérification ou leur présentation.

L’article L. 341-2 du code de la propriété intellectuelle prévoit que le droit sui generis vise à empêcher une extraction qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu d’une base de données lorsqu’un investissement substantiel a été réalisé. À titre d’exemple, si une base de données protégée par le droit sui generis est disponible en ligne, il n’est pas possible d’en extraire toutes les données pour créer une nouvelle base de données ou améliorer une base de données existante (Civ. 1re, 5 oct. 2022, n° 21-16.307, Dalloz actualité, 14 nov. 2022, obs. O. Wang ; D. 2022. 1753 ; ibid. 2023. 357, obs. A. Bensamoun, S. Dormont, J. Groffe-Charrier, J. Lapousterle, P. Léger et P. Sirinelli ; ibid. 2150, obs. A. Mendoza-Caminade, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; AJDI 2022. 853 ; Légipresse 2022. 707, étude C. Alleaume ).

Enfin, l’article L. 342-5 du code de la propriété intellectuelle dispose que les droits prévus à l’article L. 342-1 prennent effet à compter de l’achèvement de la fabrication de la base de données. Ils expirent quinze ans après le 1er janvier de l’année civile qui suit celle de cet achèvement (…).

Toutefois, dans le cas où une base de données protégée fait l’objet d’un nouvel investissement substantiel, sa protection expire quinze ans après le 1er janvier de l’année civile suivant celle de ce nouvel investissement.

Pour résumer, dans le cas d’espèce, la première base a été créé en 2003 et, sans nouvel investissement substantiel, ce droit aurait expiré le 1er janvier 2019, soit avant l’assignation en 2021.

La société Sales Factory Data a néanmoins montré avoir réalisé de nouveaux investissements de 2019 à 2021 avec des factures à un prestataire externe, la société Armatis, de l’ordre de 50 000 à 100 000 €.

Le tribunal a conclu que la démonstration de la société Sales Factory Data permettait de justifier un investissement pour la mise à jour des données de la première base d’environ 25 000 € et il a considéré cet investissement comme substantiel.

Avec ce nouvel investissement substantiel, l’expiration de ce droit est donc le 1er janvier 2036 et les défendeurs ont logiquement été déboutés de leur demande sur ce fondement de l’expiration du droit.

La matérialité de l’investissement

Outre les investissements nouveaux, il convient de rechercher si la société Sales Factory Data peut se prévaloir de la qualité de producteur de bases de données. En effet, comme l’énonce très justement le tribunal au point 31 de cette décision : « Il y a lieu d’établir, pour l’application de ces dispositions, la qualité de producteur d’une base de données et l’investissement substantiel, puis la matérialité de la contrefaçon et le préjudice ».

Pour ce faire, la société Sales Factory Data a détaillé l’ensemble des investissements réalisés avec un centre d’appel mené par des téléopérateurs pour la collecte et la mise à jour des données, des chefs de projet chargés d’améliorer les processus et leur « automatisation éventuelle » par e-mail ou géocodage, des commerciaux négociant avec les têtes de pont de réseau de garagiste la fourniture de listes de membres, l’investissement de Monsieur [I] [D] comme directeur du département bases de données et centres d’appels, et l’appui par une société Armatis en 2010 des téléopérateurs pour la mise à jour par formation et questionnaires.

Parmi tous ces investissements, seul le temps passé par Monsieur [I] [D] a néanmoins été reconnu car, selon le tribunal, les autres dépenses n’ont pas pu être correctement justifiées.

Il s’ensuit que la qualité de producteur de bases de données a été reconnu à la société Sales Factory Data mais sur un montant d’investissement très faible comparativement à l’ensemble des investissements présentés par cette société.

La matérialité de la contrefaçon et le préjudice

La matérialité de la contrefaçon a été jugée sur la base des éléments recueillis lors d’opérations de saisie-contrefaçon et d’un rapport d’un expert judiciaire. Le rapport d’expertise a notamment révélé que 52 adresses pièges figuraient dans la première base de données « BMA », dont douze adresses de garages indépendants ont été reprises par la second base des défendeurs.

L’analyse du processus de création de la seconde base des défendeurs a également été examinée. En effet, dans le cas d’espèce, il aurait été tout à fait possible de constituer la seconde base sans utiliser la première base.

Pour soutenir cet argumentaire, les défendeurs ont indiqué avoir imaginé un mode révolutionnaire de captation des informations nécessaires à la création de leur base de données (la seconde base), en particulier pour les réparateurs sous enseigne. Ils ont expliqué que Monsieur [M] a recensé les sites grâce à son expérience de journaliste spécialisé, que Monsieur [Z] a positionné l’offre commerciale et le site internet grâce à ses compétences de directeur marketing, et que M. [E] a créé les scripts et algorithmes permettant une collecte régulière des informations mises en ligne par les sites réseaux. Cependant, l’expert a relevé que la seconde base « AM Data » comportait 9 791 garages au minimum communs avec la base « BMA », dont 5 845 garages indépendants. Une contradiction dans l’argumentation des défendeurs, qui affirmaient ne pas avoir d’offre commerciale relative aux garages indépendants, a conduit l’expert à conclure à une captation massive des adresses des garages indépendants.

En ce qui concerne le préjudice, il a été évalué en tenant compte de l’investissement réalisé par la société Sales Factory Data et, tel que décrit précisément, seul le temps passé par Monsieur [I] [D] a été reconnu comme un investissement.

Ainsi, seul le montant de 40 000 € correspondant au temps passé par Monsieur [I] [D] a été réparé.

Il s’ensuit que la société Am Data et ses dirigeants ont été condamnés à payer 40 000 € à la société Sales Factory Data pour contrefaçon, et à supprimer les données des 5 845 garages indépendants communs avec la base « BMA » sous astreinte de 500 € par jour de retard. Ils ont également été condamnés à payer 12 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Conclusion

Cette décision, bien que favorable au titulaire du droit sui generis des bases de données, montre une nouvelle fois la difficulté d’apporter la preuve de l’investissement. En effet, compte tenu des différentes pièces versées au dossier, un investissement beaucoup plus important aurait pu être réparé si le demandeur avait réussi à justifier tous les investissements présentés devant le tribunal.

Ainsi, que l’on soit désormais dans une nouvelle économie techno-féodaliste ou non, ce droit sui generis des bases de données semble constituer un fondement juridique intéressant pour protéger les investissements réalisés sur les bases de données.

En outre, à la lecture de cette décision, il est souhaitable que les sociétés françaises investissant sur ces données réalisent régulièrement une traçabilité sur les investissements réalisés pour s’aménager des preuves concrètes de ces investissements.

 

TJ Paris, 17 oct. 2024, n° 2109145

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