La recevabilité d’une tierce opposition d’un jugement portant récusation d’un technicien
La tierce opposition n’est pas recevable lorsque son auteur, à défaut d’intérêt pour agir, ne pouvait intervenir à l’instance ayant donné lieu à la décision qu’elle attaque.
Dans le cadre d’un contentieux de construction immobilière, un entrepreneur assigne l’architecte ainsi que plusieurs sociétés et assurances devant la juridiction des référés du Tribunal judiciaire de Cayenne. Après la désignation d’un expert judiciaire, l’entrepreneur a saisi le juge chargé du contrôle des expertises en récusation du technicien ; la requête est rejetée suivant ordonnance du 3 mai 2021. L’entrepreneur interjette appel et obtient gain de cause devant la Cour d’appel de Cayenne suivant arrêt du 1er octobre 2021.
L’une des sociétés partie à l’instance de référé et à la mesure d’instruction forme tierce opposition contre l’arrêt du 1er octobre 2021 portant récusation de l’expert initialement désigné et ordonnant son remplacement. La Cour d’appel de Cayenne déclare la tierce opposition irrecevable aux motifs « qu’à l’égard d’une décision de justice prononçant la récusation d’un expert est nécessairement irrecevable tous tiers ou toutes parties au procès autre que le requérant [à la récusation]. »
La société requérante à la tierce opposition se pourvoit en cassation et soutient que « celui au contradictoire duquel la mesure d’instruction a été ordonnée est un tiers à la procédure de récusation de l’expert engagée par une autre partie », de sorte qu’il est recevable à former tierce opposition à l’arrêt d’appel querellé qui lui porte préjudice.
La Cour de cassation rejette le pourvoi, non en raison de la qualité de tiers du requérant, ce qui n’est au demeurant pas contesté, mais du fait de son absence d’intérêt à agir pour intervenir à la procédure de récusation initiale, cette action étant ouverte au requérant à la récusation à l’exclusion de l’ensemble des parties au litige principal. Ainsi, elle juge que « la tierce opposition n’est pas recevable lorsque son auteur, à défaut d’intérêt pour agir, ne pouvait intervenir à l’instance ayant donné lieu à la décision qu’elle attaque » (nous soulignons). Autrement dit, à défaut d’intérêt à agir dans la procédure de récusation, la tierce opposition à la décision de récusation n’est pas recevable ; partant, la Cour de cassation restreint les cas d’ouverture de la tierce opposition de certaines actions spécifiques.
Les conditions de recevabilité de la tierce opposition d’une décision de récusation d’un expert
L’appréciation de l’intérêt du tiers opposant, condition de recevabilité de cette voie extraordinaire de recours, est abandonnée aux juges du fond ; ces derniers devant se prononcer sur la question du préjudice qui aurait été causé au tiers par la décision attaquée (Civ. 2e, 2 juill. 2020, n° 19-13.616, Dalloz actualité, 27 juill. 2020, obs. G. Sansone). Ainsi, l’intérêt du tiers opposant à critiquer une décision à laquelle il n’a été ni partie ni représenté ne se confond pas avec l’intérêt à agir de celui-ci dans l’instance ayant donné lieu à la décision attaquée.
Dès lors, la solution de la Cour de cassation peut surprendre. Toutefois, afin de comprendre la solution et sa portée, il est essentiel de s’intéresser aux spécificités de l’action en récusation d’un juge ou d’un technicien. En effet, l’arrêt rappelle qu’il est de jurisprudence constante que seul le requérant à la récusation est partie à la procédure de récusation (Civ. 2e, 3 mars 2022, n° 20-11.122), de sorte que le technicien ne peut pas constituer avocat et les autres parties au litige principal n’ont pas à être appelées. Ainsi, l’action en récusation est une action attitrée, c’est-à-dire, aux termes de l’article 31 du code de procédure civile, une action dans laquelle le droit d’agir est réservé aux seules personnes que la loi qualifie pour élever ou combattre une prétention.
La Cour de cassation déduit du caractère spécifique de l’action en récusation que la tierce opposition n’est pas recevable lorsque son auteur, à défaut d’intérêt à agir, ne pouvait pas intervenir dans l’instance initiale. Appliquée à l’action en récusation, cette solution a pour avantage de consolider l’objectif de célérité d’une telle action et d’éviter de retarder excessivement le contentieux initial. Elle évite également de détourner, par la tierce opposition, la règle selon laquelle seul le requérant à la récusation est partie à la procédure de récusation. Il s’agit cependant de s’intéresser à la portée du principe posé par la Cour de cassation.
La mise en balance du préjudice du tiers lésé avec la sécurité juridique
La tierce opposition est une voie de recours qui tend à faire primer les intérêts d’un tiers, appréciés largement, à la sécurité de la situation juridique issue d’une décision juridictionnelle. Dès lors, en restreignant la recevabilité de la tierce opposition eu égard aux spécificités de certaines actions, la Cour de cassation fait primer certains impératifs liés à la sécurité juridique sur les intérêts des tiers ; dans le cas présent, l’objectif de célérité attaché à la procédure de récusation.
On peut s’interroger sur la portée de l’arrêt et notamment son application à l’ensemble des actions qualifiées d’attitrées. En effet, le principe posé, aux termes duquel « la tierce opposition n’est pas recevable lorsque son auteur, à défaut d’intérêt pour agir, ne pouvait intervenir à l’instance ayant donné lieu à la décision qu’elle attaque », n’a pas vocation à être restreint aux seules procédures de récusation.
Toutefois, cette solution ne doit pas être surinterprétée, et la Cour de cassation ne conditionne pas l’ensemble des tierces oppositions à la preuve par le tiers d’un intérêt à agir à l’instance initiale. Par ailleurs, le choix de la notion d’intérêt à agir, plutôt que celle de qualité à agir, tend à démontrer que ce principe n’a pas pour aspiration de régir les tierces oppositions de l’ensemble des actions attitrées. On soulignera enfin que, s’agissant de certaines actions réservées, la loi encadre la recevabilité de la tierce opposition (C. civ., art. 324, en matière de filiation) et la jurisprudence a déjà pu interdire la voie de la tierce opposition dans certaines matières (par ex., sur le prononcé judiciaire du divorce, Civ. 2e, 7 mars 2002, n° 97-21.852, RTD civ. 2002. 275, obs. J. Hauser
). Dès lors, à défaut de texte ou de précédent prétorien, il n’est pas acquis que la tierce opposition à une décision portant sur une action réservée à certaines personnes spécialement qualifiée soit conditionnée à la preuve que son auteur pouvait intervenir à l’instance ayant donné lieu à la décision attaquée.
Civ. 2e, 3 juill. 2025, F-B, n° 22-24.675
par Nicolas Vermeulen, Magistrat, Tribunal judiciaire de Lille
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