La réparation en nature échappe au contrôle de proportionnalité

Il résulte du principe de réparation intégrale du préjudice sans perte ni profit que, en matière extracontractuelle, la réparation en nature n’a pas à être proportionnée au coût pour le responsable du dommage.

Le coût de la réparation n’entre pas dans son équation : le contrôle de proportionnalité est tenu en respect par le principe de réparation intégrale du préjudice. C’est ce qui résulte de cet arrêt rendu le 4 avril 2024 par la troisième chambre civile de la Cour de cassation.

Le point de départ de l’affaire est un litige de voisinage. La propriétaire d’une maison avait assigné son voisin afin d’obtenir que la hauteur de la nouvelle construction qu’il avait érigée soit réduite. Elle sollicitait la mise en conformité du bâti avec le plan local d’urbanisme.

La Cour de cassation avait déjà eu à connaître deux fois de ce litige. Dans un arrêt rendu en 2016, elle avait statué sur la recevabilité des conclusions d’appel (Civ. 3e, 2 juin 2016, n° 15-12.834, Dalloz actualité, 27 juin 2016, obs. R. Laffly ; AJDI 2016. 623 et n° 15-12.903) et le 5 novembre 2020, elle avait conclu que l’article L. 480-13 du code de l’urbanisme protégeant le propriétaire d’une condamnation à démolir sa construction n’est pas applicable lorsque, comme en l’espèce, la construction n’est pas conforme au permis de construire (Civ. 3e, 5 nov. 2020, n° 19-10.101).

La Cour d’appel de Saint-Denis, statuant sur renvoi, fit droit à la prétention de la demanderesse et condamna le défendeur à mettre sa construction en conformité avec les prescriptions du permis de construire en réduisant la hauteur du faîtage et de l’égout de la façade ouest à partir du sol naturel. Le succombant fut en outre condamné au règlement de dommages et intérêts en réparation du préjudice de jouissance subi par la partie adverse.

Il forma un pourvoi en cassation au moyen que la sanction était disproportionnée au regard de son coût. Il convenait, d’après lui, de déterminer la gravité de la non-conformité (minime ou significative) et d’évaluer le prix des travaux qu’une telle réduction impliquait. Très explicitement, le demandeur au pourvoi tentait ainsi de convaincre la Cour de cassation que les articles 1143 et 1382 anciens du code civil doivent être interprétés comme énonçant un principe général de proportionnalité de la sanction par rapport à son coût.

Les juges du droit repoussèrent la perche ainsi tendue et rejetèrent le pourvoi au terme d’une motivation didactique. Il fut tout d’abord rappelé qu’en application de l’ancien article 1382 devenu 1240 du code civil et du principe de réparation intégrale du préjudice, « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, de sorte que la victime doit être indemnisée sans perte ni profit » (§ 3). La Cour de cassation en déduit que « le juge du fond, statuant en matière extracontractuelle, ne peut apprécier la réparation due à la victime au regard du caractère disproportionné de son coût pour le responsable du dommage » (§ 4).

Une fois cette interprétation réalisée, la Cour de cassation valide le raisonnement des juges d’appel, selon lequel « la demande de démolition ne pouvait prospérer qu’à condition d’établir que la construction édifiée en violation des prescriptions du permis de construire avait causé un préjudice direct au voisin » (§ 5). Cela procède d’une démarche très classique en droit de la responsabilité civile : le droit à réparation de la victime résulte d’un fait générateur de responsabilité ayant provoqué un dommage certain.

Quant au fait générateur, il s’agit ici d’une faute : l’expertise révélait que « les hauteurs du faîtage et de l’égout en façade ouest excédaient celles prescrites par les permis de construire » (§ 6). S’agissant du dommage, les juges du fond ont bien constaté son caractère certain : la construction privait la demanderesse « d’une grande partie de la vue panoramique sur la côte et le littoral ouest, limitait l’ensoleillement dont elle bénéficiait et réduisait la luminosité de l’une des pièces à vivre de sa maison » (§ 7). Dès lors, la cour d’appel « a pu » déduire de ses constatations que la démolition de la construction dans les limites des prescriptions du permis de construire devait être ordonnée (§ 8).

La solution ici retenue en dit long sur l’état actuel du droit français de la responsabilité civile. La réparation érigée en principe cardinal ne saurait être limitée, même pour des considérations aussi importantes que le rapport coût/intérêt. Toute pesée des intérêts est exclue : il importe peu que le responsable se ruine en indemnisant la victime.

La Cour de cassation maintient ainsi une distinction entre exécution en nature et réparation en nature. En effet, selon l’article 1221 du code civil, l’exécution forcée d’un contrat est conditionnée à l’existence d’une certaine proportionnalité entre le coût auquel s’expose le débiteur de bonne foi et l’intérêt que peut en retirer le créancier. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le pourvoi se prévalait tant de l’ancien article 1143 que de l’ancien article 1382 du code civil : il tentait de faire émerger un droit commun de la prestation en nature, applicable en matière contractuelle comme extracontractuelle. Deux raisons au moins expliquent l’audace du demandeur au pourvoi.

D’une part, une harmonisation entre réparation et exécution en nature semblait possible à la lecture du projet de réforme du droit de la responsabilité civile de mars 2017. L’article 1261 de ce projet prévoit que la réparation en nature est exclue en cas de disproportion manifeste entre son coût pour le responsable et son intérêt pour la victime. En adoptant une solution contraire, la Cour de cassation fait connaître son opposition à une telle évolution. Une preuve de plus, s’il en fallait une, que les points de désaccord sur la réforme à venir sont importants, ce qui explique probablement que le projet se soit autant enlisé.

D’autre part, une harmonisation entre responsabilité contractuelle et extracontractuelle semblait envisageable à la suite d’un arrêt rendu par la Cour de cassation le 6 juillet 2023 (Civ. 3e, 6 juill. 2023, n° 22-10.884, D. 2023. 1843 , note M. Cormier ; ibid. 2024. 34, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki ; RTD civ. 2023. 622, obs. H. Barbier ; ibid. 2024. 121, obs. P. Jourdain  ; JCP 2023, n° 1157, note N. Rias ; RCA 2023. Comm. 240, obs. S. Bertolaso ; RDC 2023/4, p. 14, obs. F. Dournaux). Dans cette affaire, la Cour avait clairement fait prédominer la proportionnalité sur la réparation intégrale du préjudice en matière de dommages et intérêts contractuels. Plus exactement, elle avait estimé que les juges du fond sont tenus de réaliser la balance coût/intérêt lorsque cela leur est demandé, peu important que la demande initiale soit une exécution en nature ou qu’elle soit « déguisée » sous la forme d’une demande en réparation à hauteur du coût de la démolition-reconstruction. Le principe de réparation intégrale du préjudice a ainsi reculé en matière contractuelle, ce qui laissait envisager une même évolution en matière extracontractuelle. Il semblait évident pour certains que la proportionnalité s’imposerait par analogie en matière de réparation en nature (mais qu’elle serait bien moins justifiée s’agissant d’une réparation en valeur, P. Jourdain, note préc.).

Aussi est-il quelque peu surprenant que la Cour de cassation traite aussi différemment exécution en nature et réparation en nature. Elle privilégie une distinction d’après le fondement de la demande : en matière extracontractuelle, le principe de réparation intégrale du préjudice s’oppose à tout contrôle de proportionnalité ; en matière contractuelle en revanche, la sanction ne peut être prononcée que si le coût pour le débiteur de bonne foi n’est pas manifestement disproportionné. La différence est encore accentuée par la formulation prohibitive de l’arrêt du 4 avril 2024 : les juges du fond ont l’interdiction de réaliser un contrôle de proportionnalité coût/intérêt en matière extracontractuelle, nonobstant le pouvoir souverain d’appréciation dont ils disposent traditionnellement en la matière. Le contraste est saisissant avec la formulation injonctive de l’arrêt du 6 juillet 2023 : les juges du fond doivent réaliser le contrôle lorsque cela leur est demandé.

Il y a là de quoi sérieusement relancer le débat sur la nature des sanctions contractuelles. En effet, si des dommages et intérêts contractuels doivent être ramenés à une juste mesure mais qu’une réparation en nature ne subit pas une telle limite, c’est peut-être tout simplement parce que les premiers, étrangers à toute logique de responsabilité civile, ne relèvent pas du principe de réparation intégrale du préjudice…

 

Civ. 3e, 4 avr. 2024, F-B, n° 22-21.132

© Lefebvre Dalloz