La Russie condamnée pour des violations généralisées de la Convention européenne des droits de l’homme dans le cadre du conflit ukrainien

Le contentieux interétatique, fondé sur l’article 33 de la Convention, est plutôt rare devant la Cour européenne des droits de l’homme. Ainsi, l’arrêt de la grande chambre du 9 juillet 2025 constitue la 24e affaire terminée, aux côtés d’une dizaine d’affaires pendantes. Elle reconnaît des violations généralisées de douze articles de la Convention dans le cadre du conflit contre l’Ukraine, qui a débuté en 2014 de manière localisée avant de se transformer en une invasion généralisée en février 2022.

Dans une décision fleuve de plus de 560 pages en langue française, la Cour européenne des droits de l’homme constate à l’unanimité la violation « généralisée », par la Russie, d’une douzaine d’articles de la Convention européenne des droits de l’homme, à savoir des articles : 2 (droit à la vie), 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants), 4, § 2, (interdiction du travail forcé), 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion), 10 (liberté d’expression), 11 (liberté de réunion et d’association), 13 (droit à un recours effectif) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention européenne, et articles 1 (protection de la propriété) et 2 (droit à l’instruction) du Protocole n° 1 à la Convention.

L’arrêt de grande chambre joint plusieurs affaires : trois d’entre elles ont été introduites par l’Ukraine s’agissant de violations des droits de l’homme dans le cadre des opérations militaires conduites par la Russie en Ukraine ; et l’une d’entre elle a été introduite par les Pays-Bas le 10 juillet 2020 s’agissant de la destruction par les autorités russes de l’avion de la Malaysia Airlines MH17 qui reliait Kuala Lumpur à Amsterdam, pour laquelle aucune enquête effective n’a pu être diligentée dans le Donbass. L’ensemble des faits allégués sont étudiés pour la période allant de mai 2014 avec le début des hostilités en Ukraine jusqu’à septembre 2022, date de l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe en raison de l’invasion menée en Ukraine à compter de février 2022.

Cet arrêt de grande chambre, inédit par son ampleur, ne sera pas le seul à être rendu s’agissant de l’invasion russe en Ukraine : la Cour européenne des droits de l’homme indique dans son communiqué de presse que quatre affaires interétatiques, fondées sur l’article 33 de la Convention, et 9 500 requêtes individuelles relatives aux opérations militaires restent pendantes ; tandis qu’une requête interétatique et plus de 500 requêtes individuelles sont pendantes dans le cadre de la destruction de l’avion de la Malaysia Airlines.

S’il est impossible dans cet article de passer en revue l’ensemble des faits reprochés à la Russie et qui emportent violation de nombreux droits et libertés protégés par la Convention européenne des droits de l’homme, nous nous intéresserons à la qualification retenue de « système de violations », qui sous-entend la reconnaissance de violations qui soient « flagrantes » mais aussi « généralisées ». Pour pouvoir condamner la Russie en raison de ces violations nombreuses, la Cour européenne des droits de l’homme a cependant dû proposer une articulation du droit de la Convention avec le droit international humanitaire.

La reconnaissance de l’existence d’un « système de violations »

La spécificité de la décision de la grande chambre tient au fait qu’elle ne reconnaît pas une somme de violations isolées, qui auraient pu être le fait de certains militaires russes en Ukraine, mais bien un « système de violations ». La Cour énumère ainsi un ensemble de pratiques russes gravement attentatoires à une ou plusieurs dispositions de la Convention, qui se sont déroulées pendant plus de huit années. Elle s’intéresse par exemple à différentes attaques militaires dans des zones habitées ou sur des civils, à de nombreux cas d’exécutions extrajudiciaires de civils et de militaires, à des actes de torture infligés à des civils et à des prisonniers de guerre, à de nombreux cas de déplacements et de travaux forcés de populations civiles, de persécution de groupes religieux, de détention illégale, de pillages, d’adoptions forcées…

Chacune de ces pratiques, appuyée par des éléments de preuve pour une large partie issus de commissions d’enquête des Nations unies ou de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, sont de nature à établir « au-delà de tout doute raisonnable » (v. par ex., § 1588 s’agissant de l’enlèvement et de l’adoption d’enfants ukrainiens en Russie) que les pratiques russes réalisées sur le sol ukrainien étaient non seulement réelles, mais aussi répétées et liées entre elles dans le cadre des opérations militaires conduites entre 2014 et 2022.

En outre, pour caractériser l’existence d’un « système de violations », la Cour relève que les pratiques contraires à la Convention européenne des droits de l’homme ont été réalisées en l’absence de toute base légale valable, et en toute impunité pour les agents de l’État qui se sont livrés à des actes portant gravement atteinte aux droits et libertés fondamentaux. En effet, la Cour relève que « de nombreuses violations des droits de l’homme ont été commises à très grande échelle, non seulement en toute impunité, mais aussi souvent dans le cadre d’un système administratif d’envergure qu’avaient mis en place les autorités de l’État défendeur, sans l’assortir de la moindre garantie apparente » (§ 1625). C’est donc « au mieux » dans le cadre d’une « tolérance officielle » (§ 1624), mais surtout et le plus souvent dans le cadre d’un système administratif, que la Russie a commis de nombreuses violations des droits de l’homme et s’expose légitimement à une condamnation.

S’agissant plus spécifiquement du cas de l’avion de la Malaysia Airlines en direction d’Amsterdam abattu le 17 juillet 2014 au-dessus de la région de Donetsk, la Cour relève un ensemble de violations qui s’inscrivent une fois encore dans un esprit de système : au-delà de l’impossibilité pour les victimes d’accéder à un recours effectif face au déni exprimé par la Russie, l’impossibilité d’enquêter convenablement sur les causes de l’accident en raison des opérations militaires et d’un défaut de coopération ainsi que la souffrance endurée par les proches des victimes sont eux-mêmes constitutifs de violations des articles 2 et 3 de la Convention.

Ce faisant, la Russie s’est bien livrée à une pratique généralisée et organisée de violations de nombreux droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales au cours des opérations militaires menées pendant plus de huit années sur le sol ukrainien.

L’articulation du droit de la Convention européenne des droits de l’homme aux problématiques de conflit armé interétatique

La reconnaissance des différentes violations de la Convention par la Russie a néanmoins fait émerger des difficultés qui dépassent la seule caractérisation d’un « système de violations ». L’existence d’un conflit armé sur le territoire ukrainien crée des problématiques probatoires, juridictionnelles, mais aussi d’articulation avec le droit international humanitaire.

La première difficulté, déjà évoquée, est celle de l’obtention de preuves directes. La Cour indique que pour traiter cette affaire au fond (§§ 189 s.), une qualité minimale de preuve est attendue : elle exige ainsi une « preuve "au-delà de tout doute raisonnable" », critère qui n’est pas aisé à atteindre au regard des craintes de représailles des victimes et des témoins ainsi que de l’impossibilité d’exercer une surveillance sur le territoire. Pour remplir ce critère, la Cour décide donc de s’appuyer sur les comptes-rendus d’institutions internationales, ce qui ne constitue pas une nouveauté : il est fréquent que la Cour doive s’appuyer sur des rapports internationaux (par ex., en matière d’extradition), pour déterminer l’existence de violations potentielles des droits fondamentaux.

La deuxième difficulté consiste à identifier la compétence juridictionnelle territoriale applicable : par essence, à l’occasion du conflit armé, les territoires sur lesquels ont été commis les nombreuses violations ont été disputés par la Russie, l’Ukraine, mais aussi différents groupes séparatistes. Toutefois, les attaques militaires sur le sol ukrainien ayant été planifiées par les forces armées russes régulières avec « l’intention délibérée d’exercer un contrôle effectif sur des zones, des infrastructures et des personnes en Ukraine » (§ 361), la Cour estime que « les actions et omissions de l’armée russe sont le fait d’organes de l’État russe et sont clairement attribuables à l’État défendeur » (§ 362), y compris dans des « zones qui s’étaient trouvées sous le contrôle des séparatistes dans l’est de l’Ukraine » (§ 365). Ce faisant, le « chaos » invoqué par les autorités russes n’est pas de nature à faire obstacle à la responsabilité de l’État.

La dernière difficulté tient donc à la spécificité de la situation de conflit armé, a priori saisie par le droit international humanitaire. En outre, un conflit armé est susceptible de permettre l’application de l’article 15 de la Convention (dérogation en cas d’état d’urgence), et donc d’écarter momentanément l’application de certains droits garantis par celle-ci. Toutefois, la Cour relève d’une part qu’aucune demande tendant à l’application du régime spécial de l’article 15 de la Convention n’a été déposée, et ajoute d’autre part que l’applicabilité du droit international humanitaire n’est pas de nature à évincer des garanties issues d’organismes régionaux de protection des droits de l’homme comme a pu déjà le reconnaître la Cour internationale de justice dans l’affaire des activités armées sur le territoire du Congo (§ 428). Au contraire, la Cour indique (§ 430) qu’elle « interprète "autant que faire se peut" la Convention de manière à ce qu’elle se concilie avec le droit international » mais ne peut « se dispenser d’interpréter le droit international humanitaire et, si cela est nécessaire à l’accomplissement de sa mission, elle vérifie le respect des dispositions du droit international humanitaire » comme cela a pu être le cas dans le cadre de l’affaire Kononov c/ Lettonie (CEDH, gr. ch., 17 mai 2010, n° 36376/04, Dalloz actualité, 14 juin 2010, obs. S. Lavric ; D. 2010. 2732, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail  ; RSC 2010. 696, obs. D. Roets ).

Faute de pouvoir se réjouir, on peut se féliciter du traitement réservé à cette affaire par la Cour européenne des droits de l’homme : par cette condamnation, la Cour témoigne de sa capacité à interpréter conjointement de nombreux outils du droit international et européen de sorte à rendre une décision solide en droit. Il n’est cependant pas certain qu’elle soit suivie d’effet : au-delà de la question des satisfactions équitables encore loin d’être en état ; et bien que la Russie soit tenue, au titre de l’article 46, § 1, de la Convention, d’exécuter l’arrêt malgré la cessation de sa qualité de membre, il reste difficile d’envisager un véritable effet utile de cette condamnation.

 

CEDH 9 juill. 2025, nos 8019/16, 43800/14, 28525/20 et 11055/22

par Alexandre Lefebvre, Maître de Conférences (droit privé et sciences criminelles) à l’Université d’Orléans

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