La société Google face aux régulateurs du numérique : convergence des constats, divergence des remèdes (États-Unis et Union européenne, 2025)

En septembre 2025, Google a été sanctionné des deux côtés de l’Atlantique. Aux États-Unis d’Amérique, le Tribunal fédéral de Washington D.C. a jugé que Google avait abusé de sa position dominante dans la recherche en ligne et la publicité textuelle en verrouillant l’écosystème par des contrats d’exclusivité.

Le juge a imposé des mesures correctives proportionnées (interdiction d’accords exclusifs, partage limité de données, transparence des enchères), en intégrant pour la première fois les enjeux de l’IA générative. Au sein de l’Union européenne, la Commission a infligé une amende de 2,95 milliards d’euros pour pratiques abusives dans l’adtech, sanctionnant l’autoréférence de la bourse AdX. Elle a exigé la fin de ces pratiques et envisagé une cession d’actifs structurelle si Google ne propose pas de correctifs satisfaisants.

Ces deux décisions traduisent une convergence sur le diagnostic d’abus de pouvoir dans l’économie numérique, mais une divergence nette dans la philosophie : prudence judiciaire et prospective aux États-Unis contre intervention structurelle et dissuasive en Europe.

Google, acteur central des écosystèmes numériques, concentre à lui seul des positions dominantes dans la recherche en ligne, la publicité numérique et désormais l’intelligence artificielle générative. En septembre 2025, deux autorités – le Tribunal fédéral de Washington D.C. et la Commission européenne – ont rendu des décisions majeures à son encontre. Bien que poursuivant le même objectif de rétablir des conditions équitables dans l’économie numérique, elles traduisent des visions différentes. L’approche américaine est centrée sur la proportionnalité des remèdes et l’anticipation des marchés émergents (IA) ; l’approche européenne privilégie sanctions financières et interventions structurelles dans l’adtech.

Les marchés numériques ciblés

Le moteur de recherche et la publicité associée (États-Unis) – Aux États-Unis, il est reproché à la société Google un abus de position dominante dans les services de recherche générale et ceux de la publicité textuelle liée aux recherches, par le biais de contrats d’exclusivité (Sherman Act [1890], FRCP Rule 65[d], Section 2). En effet, ces segments (recherche et publicité textuelle) sont au cœur du web : la recherche organise l’accès à l’information, et la publicité textuelle constitue la principale source de revenus de Google. Or, Google a verrouillé l’écosystème de recherche par des contrats d’exclusivité (navigateurs, OEM Android, opérateurs mobiles), transformant le moteur de recherche en infrastructure incontournable.

L’adtech et la chaîne publicitaire (Union européenne) – La Commission a ciblé un autre pan du numérique à savoir la publicité programmatique (bannières, enchères en temps réel). Ce marché repose sur une chaîne technique complexe comprenant des serveurs publicitaires pour éditeurs (DFP), des outils d’achat (Google Ads, DV360) et des bourses d’annonces (AdX).

Google a favorisé sa bourse AdX en lui donnant des avantages informationnels et en orientant ses outils d’achat vers sa propre plateforme. L’Union européenne a donc caractérisé l’abus de position dominante non pas sur le terrain de la recherche (via le moteur de recherche de Google), mais en visant l’infrastructure technique de la publicité en ligne (TFUE, art. 102 ; EEE, art. 54 ; Règl. [CE] n° 1/2003 du 16 déc. 2003 ; Dir. 2014/104/UE du 26 nov. 2014, Dalloz actualité, 15 déc. 2014, obs. L. Constantin).

Les pratiques numériques reprochées à Google

Le verrouillage de l’accès aux données (États-Unis) – Le tribunal américain insiste sur la donnée comme ressource clé du numérique. Les juges constatent que les exclusivités contractuelles empêchent les concurrents de capter des volumes suffisants de requêtes pour améliorer leurs algorithmes. Cela a pour effet de figer l’innovation et renforcer le cycle autoentretenu de Google qui dispose ainsi de plus d’utilisateurs, donc davantage de données et par conséquent, propose un meilleur service.

L’autoréférence et les conflits d’intérêts (Union européenne) – La Commission européenne pointe quant à elle le risque systémique des conflits d’intérêts dans la chaîne publicitaire. Elle considère que la société Google, en cumulant tous les maillons, a biaisé les règles du jeu en privilégiant son propre AdX. Cela a affaibli la concurrence et permis à Google de maintenir des frais élevés pour les annonceurs, ce qui in fine pèse sur l’économie numérique dans son ensemble (éditeurs de presse, annonceurs, startups).

Les remèdes imposés : deux philosophies numériques

Aux États-Unis : ouvrir sans disloquer – Le tribunal fédéral refuse la cession d’actifs structurelle (séparation de Chrome ou Android) et privilégie des mesures comportementales comme l’interdiction des contrats exclusifs, l’ouverture partielle des données de recherche à des concurrents qualifiés, l’obligation de proposer des services de syndication, la transparence accrue dans les enchères publicitaires.

Surtout, les juges incluent explicitement les produits d’IA générative (Gemini, Assistant) dans les interdictions contractuelles : ils soulignaient que le numérique de demain (GenAI) ne doit pas reproduire les monopoles d’hier (search).

En Europe : sanctionner et restructurer si besoin – La Commission adopte une logique plus dissuasive en prononçant une amende record de 2,95 milliards d’euros, l’obligation de mettre fin à l’autoréférence, l’exigence de mesures correctives pour éliminer les conflits d’intérêts, et la menace explicite de cession d’actifs structurelle partielle si Google ne propose pas de solution satisfaisante.

Portée et perspectives dans la régulation numérique

Deux conceptions de la régulation du numérique – La justice américaine illustre une forme de réalisme judiciaire : les juges se gardent de s’improviser régulateurs technologiques, mais tendent à limiter les effets anticoncurrentiels les plus visibles. Par ailleurs, l’accent est mis sur la prévention des futurs monopoles dans l’IA générative, ce qui inscrit la décision dans la prospective numérique. L’Union européenne poursuit une logique de régulation structurelle des plateformes dans une stratégie plus large que la concurrence (en particulier sur les fondements du règl. [UE] 2022/1925 du 14 sept. 2022, Dalloz actualité, 16 nov. 2022, obs. R. Moutot ; du Digital Markets Act [DMA] et du règl. [UE] 2022/2065 du 19 oct. 2022, Digital Services Act [DSA]). L’accent est mis sur la neutralité des infrastructures publicitaires, considérées comme essentielles à la diversité de l’écosystème numérique européen (éditeurs, médias, innovation).

Quoi qu’il en soit, la société Google est sanctionnée pour avoir abusé de sa domination numérique des deux côtés de l’Atlantique selon deux logiques complémentaires.

 

US District Court for the District of Columbia, Memorandum Opinion, 2 sept. 2025, États-Unis c/ Google LLC, n° 20-cv-3010

Comm. UE, Communiqué de presse, 5 sept. 2025

par Mélanie Clément-Fontaine, Professeure de droit privé, PIDAN SAPHIR

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