La suppression de la marque d’autrui sur un produit : atteinte au droit ou non ?
ans son jugement du 15 novembre 2024, le tribunal judiciaire vient apporter quelques éléments de réflexion intéressants sur le sujet de la suppression de marque.
Dans cette affaire, le titulaire d’une marque verbale de l’Union européenne, la société Kible, reprochait à un concurrent, la société Tali, d’avoir publié une vidéo sur Youtube dans laquelle ce dernier présentait un boîtier de géolocalisation qui serait, en réalité, un produit commercialisé par la société Kible. La marque apposée sur le boitier aurait, ainsi, été supprimée et remplacée par une autre marque. La Société Kidle soutenait que l’usage de son boîtier (et de sa marque ?) avait eu pour conséquence de générer un risque de confusion dans l’esprit des consommateurs, comme en attestent les commentaires des internautes publiés sous la vidéo (et vraisemblablement supprimées depuis).
Position du tribunal judiciaire
Après avoir fait successivement référence à l’article 9 du règlement (UE) 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne, au fait que la mise en œuvre du droit de marque implique la démonstration d’une atteinte à l’une des fonctions de la marque, ainsi qu’à la règle de l’épuisement, les juges du tribunal judiciaire notent que la société Tali n’a pas proposé à la vente des produits de la société Kible. Il était, en effet, « seulement » reproché à la société Tali d’avoir fait usage, dans une vidéo promotionnelle, d’un boîtier de géolocalisation, celui-ci n’étant pas revêtu de la marque antérieure. Sur cette seule base, le Tribunal judiciaire de Paris considère qu’il n’a pas été fait usage d’un signe identique ou similaire à cette marque antérieure.
Se pose, alors, naturellement, la question de la suppression de la marque sur le produit apparaissant dans la vidéo promotionnelle. Sur ce point, le tribunal note que la suppression d’une marque peut constituer un usage illicite au sens du droit des marques dans certaines circonstances, à savoir, soit qu’elle empêche le titulaire de la marque de contrôler la première commercialisation du produit, soit qu’elle porte atteinte à la réputation de la marque. Il prend soin, à ce titre, de se référer à trois décisions de la Cour de justice. Or, ici, le tribunal relève qu’il n’est pas question d’une revente d’un produit démarqué dans des conditions nuisibles à la marque, mais de la promotion d’un produit qui est, in fine, au moment de la vente, différent de celui utilisé avec la marque antérieure. Ce faisant, les consommateurs ne seraient pas confrontés à un produit dont l’origine serait incertaine ou dont le fabricant serait empêché de s’attribuer le mérite. Cette seule vidéo ne saurait donc constituer un usage d’un signe identique ou similaire, empêchant l’atteinte au droit d’être caractérisé.
Éléments d’analyse
De prime abord, le jugement semble ne souffrir d’aucune critique. Il est vrai que l’argumentaire développé s’est fait à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice. Il n’en demeure pas moins que la décision laisse peser une sensation étrange quant à l’appréciation du délit de suppression.
Pour rappel, l’article L. 713-3-1, 7°, du code de la propriété intellectuelle précise que peut être interdit, en application des articles L. 713-2 et L. 713-3, « la suppression ou la modification d’une marque régulièrement apposée ». Si le délit est traditionnel en droit français, il a, toutefois, suscité le débat (J. Passa, Droit de la propriété industrielle, t. 1, 2e éd., LGDJ, 2009, n° 270 ; J.-Cl. Marques, v° Droit pénal de la contrefaçon, par S. Durrande, fasc. n° 7517, n° 21), en ce qu’il n’apparaissait pas totalement en phase avec les exigences de la Cour de justice de l’Union européenne en matière d’atteinte au droit, que sont l’usage dans la vie des affaires et l’atteinte à l’une des fonctions de la marque. C’est, d’ailleurs, la raison pour laquelle le délit de suppression n’était pas, dans certains États membres de l’Union européenne, envisagé au sein du droit des marques (v. M. Campos Sanchez-Bordona, concl. ss. CJUE 26 avr. 2018, aff. C-129/17, pts 62 et 63). La Cour de justice a, semble-t-il, mis fin au débat dans une affaire Mistsubishi (CJUE 25 juill. 2018, aff. C-129/17, D. 2019. 453, obs. J.-P. Clavier et N. Martial-Braz
; Dalloz IP/IT 2019. 51, obs. F. Pollaud-Dulian
; Propr. intell. 2018, n° 68, obs. Y. Basire) en affirmant que la suppression d’une marque pouvait constituer une atteinte à un droit de marque. Les juges notèrent, notamment, que le fait pour un opérateur économique de supprimer une marque pour en apposer une autre devait être qualifié d’usage dans la vie des affaires, dans la mesure où une telle opération impliquait un comportement actif s’inscrivant dans un contexte d’une activité commerciale, visant à un avantage économique. Encore faut-il préciser que le contexte ayant amené la Cour de justice à se prononcer était particulier, la suppression de la marque ayant été opérée avant toute mise dans le commerce, le produit authentique commercialisé étant vendu avec une autre marque. Ces circonstances permirent également à la Cour de justice de préciser que le comportement litigieux était susceptible de porter atteinte à la fonction essentielle de la marque, la suppression de la marque empêchant le titulaire de bénéficier de son droit essentiel de contrôler la première mise dans le commerce de produits pour lesquels la marque a été supprimée, et, aussi, aux fonctions de publicité et d’investissement, en ce que cette suppression était de nature à gêner de manière substantielle son emploi, par le titulaire, en vue d’acquérir une réputation susceptible d’attirer ou de fidéliser des consommateurs et pour servir d’élément de promotion de ventes ou d’instrument de stratégie commerciale.
Le contexte de l’arrêt et les précisions apportées par le Cour de justice, propres à ces circonstances factuelles, pouvaient légitimement interroger quant à la portée réelle de la décision. Fallait-il y voir là une décision dont le raisonnement était strictement circonscrit à l’espèce qui avait donné lieu à la question préjudicielle ? C’est, selon toute vraisemblance, la position du tribunal judiciaire qui affirme que la suppression d’une marque est sanctionnable uniquement dans certaines circonstances et, plus précisément, dans deux hypothèses : soit qu’elle empêche le titulaire de la marque de contrôler la première commercialisation du produit, comme dans l’affaire Mistubishi, soit qu’elle porte atteinte à la réputation de la marque, ce sur quoi nous allons revenir ultérieurement.
L’approche retenue par le tribunal apparaît, en réalité, comme étant biaisée. En effet, d’une part, le délit de suppression de marque, tel qu’il est envisagé dans le code de la propriété intellectuelle, n’est pas visé en référence à ces deux circonstances particulières. Plus encore, le raisonnement adopté par la Cour de justice est en réaction à la question qui lui a été posée par la juridiction nationale de renvoi et, partant, au contexte factuel ayant conduit à cette question. Il est, en conséquence, faux de limiter son analyse à la seule lumière de cet arrêt. Dès lors, la suppression de la marque, telle qu’elle a été opérée dans la présente affaire, nécessitait pour les juges du fond d’apprécier si celle-ci pouvait s’apparenter à un usage dans la vie des affaires, effectué à titre de marque, et susceptible de porter atteinte à l’une des fonctions de la marque. En d’autres termes, il revenait aux juges du fond d’apprécier l’atteinte à l’aune des conditions traditionnelles de mise en œuvre du droit de marque, sans se limiter aux éléments d’analyse retenus par la Cour de justice relevant d’un contexte particulier. Il s’agit là du sens de l’article L. 713-3-1, 7°, qui renvoie, aux fins d’interdire la suppression d’une marque, à l’application des articles L. 713-2 et L. 713-3.
La suppression d’une marque se doit, ainsi, d’être appréhendée comme les autres usages susceptibles d’être sanctionnés. C’est ce que note un auteur lorsqu’il affirme – à raison à notre sens – que le fait de supprimer une marque préalablement apposée « par son titulaire altère évidemment la relation qui s’établit entre le signe et l’objet qu’il couvre, portant, par là même, atteinte à la fonction distinctive de la marque », ce qui lui permet de conclure qu’il s’agit d’un acte constituant « bien un « usage » réservé au titre du droit privatif au sens où l’entend » le droit de l’Union européenne (J. Canlorbe, L’usage de la marque d’autrui, t. 31, Litec, IRPI, 2007, n° 54). Il est possible d’ajouter que la marque, comme tout signe, est composée de deux éléments : un signifiant – l’élément verbal ou figuratif par exemple – et un signifié – le produit ou le service. Or, si la violation du droit exclusif résulte le plus souvent d’une atteinte au signifiant, elle peut parfois résulter d’une atteinte au signifié, comme c’est le cas lorsqu’un produit est mis sur le marché après que la marque ait été préalablement supprimée. Dans une telle hypothèse, on ne peut que constater qu’il est fait usage dans la vie des affaires du signifié – le produit authentique sans le signifiant – et que, partant, il est porté atteinte à la fonction essentielle de la marque (Y. Basire, Les fonctions de la marque : essai sur la cohérence du régime juridique d’un signe distinctif, LexisNexis, CEIPI, 2015, n° 228).
Il serait tentant, alors, dans l’affaire ayant donné lieu au jugement sous commentaire, de considérer que l’usage du produit pour lequel la marque a été supprimée a été effectué dans la vie des affaires, dès lors que celui-ci s’inscrit dans un contexte promotionnel, en vue d’obtenir un avantage économique. Il serait, tout aussi tentant, d’affirmer, à rebours de ce que le tribunal judiciaire a retenu, que cet usage porte atteinte à l’une des fonctions de la marque, en ce qu’il fait croire au consommateur que le produit présenté est un produit de la société Tali, alors qu’il s’agirait, en réalité, d’un produit de la société Kidle.
Un argument pourrait, toutefois, être opposé : l’épuisement du droit de marque. En effet, le produit apparaissant dans la vidéo promotionnelle de la société Tali a, à n’en pas douter, été mis sur le marché de l’Union européenne avec le consentement de la société Kidle – sous réserve qu’il s’agisse effectivement d’un produit de cette société. Le droit de marque étant paralysé par le jeu de la règle de l’épuisement, il appartiendrait au titulaire de la marque de démontrer qu’il justifie de motifs légitimes afin de pouvoir s’opposer à l’acte litigieux. Une telle démonstration ne devrait pas constituer un écueil insurmontable en matière de suppression de marque. En effet, un tel acte s’apparente à une modification ou à une altération du produit. Or, contrairement à ce que le tribunal a affirmé, une telle suppression est sanctionnable ou, à tout le moins, constitue un motif légitime sans qu’il soit nécessaire de démontrer une atteinte à la réputation. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que, par principe, le reconditionnement (CJCE 11 juill. 1996, MPA Pharma c/ Rhône Poulenc Pharma, aff. C-232/94, RTD com. 1997. 251, obs. J. Azéma
; RTD eur. 1998. 111, obs. G. Bonet
; D. affaires 1996. 1257 ; 11 juill. 1996, Bristol-Myers SquiBB c/ Paranova A/S, aff. jtes C-427/93, C-429/93 et C-436/93, RTD com. 1997. 251, obs. J. Azéma
; RTD eur. 1998. 111, obs. G. Bonet
; 11 juill. 1996, Eurim-Pharm Arzneimittel c/ Beiersdorf AG, aff. jtes C-71/94, C-72/94 et C-73/94, RTD com. 1997. 251, obs. J. Azéma
; RTD eur. 1998. 111, obs. G. Bonet
) pour des médicaments ou dispositifs médicaux et le réétiquetage (CJCE 11 nov. 1997, Frits Loendersloot c/ Ballantine, aff. C-349/95, D. 1997. 259
; RTD eur. 1998. 600, obs. G. Bonet
; PIBD 1998. III. 266) constituent des motifs légitimes, sauf à démontrer, notamment, qu’ils soient nécessaires et ne nuisent pas à la réputation de la marque et à celle de son titulaire. Il était donc impossible de considérer, et ce, quelle que soit l’hypothèse, comme le tribunal judiciaire l’entendait ici, que la suppression pouvait s’apparenter à un usage illicite à la condition qu’il soit porté atteinte à la réputation de la marque.
TJ Paris, 15 nov. 2024, n° 23/00735
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