La tolérance de passage s’oppose à l’établissement de la servitude de désenclavement

Le fonds qui bénéficie d’une tolérance de passage permettant un accès suffisant à la voie publique pour les besoins de son exploitation n’est pas enclavé tant que cette tolérance est maintenue, peu important qu’elle ne soit pas personnellement accordée au propriétaire mais à celui qui exploite ce fonds.

L’article 682 du code civil dispose que « le propriétaire dont les fonds sont enclavés et qui n’a sur la voie publique aucune issue, ou qu’une issue insuffisante, […], est fondé à réclamer sur les fonds de ses voisins un passage suffisant pour assurer la desserte complète de ses fonds, à charge d’une indemnité proportionnée au dommage qu’il peut occasionner ». Comme toute servitude, l’objectif ici poursuivi est d’éviter la sclérose des utilités du fonds qui résulterait immanquablement de l’impossibilité pour son utilisateur d’y accéder ou du moins d’y accéder convenablement pour y déployer l’activité de son choix. En conséquence, le législateur impose aux propriétés foncières contiguës du fonds enclavé qu’elles souffrent de l’instauration d’un droit réel permettant l’utilisation normale du fonds dominant, quelle qu’en soit la destination (Civ. 3e, 7 avr. 1994, n° 89-20.964, D. 1995. 193 , obs. A. Robert  ; Defrénois 1994. 1160, obs. Souleau). Même si cette preuve n’est pas toujours suffisante (Civ. 1re, 4 mai 1964, n° 62-12.948 ; Civ. 3e, 17 juin 1992, n° 90-19.610, JCP 1993 I. 3668, n° 12, obs. H. Périnet-Marquet ;  22 oct. 2015, n° 14-17.617, AJDI 2016. 64 ), la condition essentielle tient donc d’abord à la démonstration de l’impossibilité ou de l’incommodité à accéder à la voie publique. Doit-on pour autant considérer, comme le fait la Cour de cassation dans l’arrêt rapporté, que l’existence d’un tel accès, quel qu’en soit le fondement, suffit à écarter le jeu de l’article 682 précité ? Nous ne le pensons pas.

Il s’infère de la décision qu’à la suite de l’acquisition d’une parcelle, les nouveaux propriétaires de celle-ci y ont réalisé des aménagements tenants, notamment, à l’installation d’une barrière munie d’un cadenas, et la plantation de divers arbustes qui, ensemble, rendaient impossible l’accès à la voie publique depuis le fonds contigu alors même que celui-ci ne disposait pas par lui-même d’une telle faculté. Se disant bénéficiaires d’une servitude de passage sur le fonds de leurs voisins, les propriétaires de la parcelle en apparence ainsi enclavée agirent en cessation de toute entrave à l’exercice de leur droit.

Leur action échoue à raison du refus des juges du fond, suivi en cela par la troisième chambre civile, à reconnaître l’état d’enclave. L’origine du rejet est à rechercher dans la situation personnelle de l’exploitant de la parcelle pour laquelle était revendiqué le statut de fonds dominant. Celui-ci, intervenant sur le terrain a priori au titre d’un bail rural, pouvait se prévaloir d’une tolérance de passage lui permettant de développer son activité sans contrainte particulière.

Or, il est de jurisprudence constante que le fonds qui bénéficie d’une tolérance de passage permettant un accès suffisant à la voie publique pour les besoins de son exploitation n’est pas enclavé tant que cette tolérance est maintenue (Req. 15 juill. 1875, S. 1875. 1. 419 ; Civ. 1re, 30 janv. 1962 P, JCP 1962 IV. 39 ; Civ. 3e, 16 juin 1981, n° 80-11.230 ; 3 avr. 2012, n° 11-14.040, AJDI 2012. 459 ). De façon surprenante, il convient donc d’attendre que naisse la querelle à la suite de la révocation de la tolérance pour pacifier les rapports et conforter le propriétaire du fonds « devenu » enclavé dans un droit qui a pourtant toujours été le sien (Civ. 3e, 31 mars 2016, n° 15-14.343, AJDI 2016. 536  ; Constr.-Urb. 2016. Comm. 73, obs. C. Sizaire ; 23 mai 2019, n° 17-31.778, Dalloz jurisprudence). Pour persistante qu’elle soit, cette solution n’est pas satisfaisante.

D’une part, la servitude n’est pas instituée ratione personae, mais au bénéfice du fonds lui-même. Il s’agit d’« une charge imposée sur un héritage pour l’usage et l’utilité d’un héritage appartenant à un autre propriétaire » (C. civ., art. 637). L’intérêt en est, qu’indépendamment des aliénations du fonds dominant, elle le suivra à titre accessoire aux fins d’en préserver la fonction. Si l’actuel occupant de l’immeuble ne se voit pas empêcher d’user du bien en ce qu’il dispose effectivement d’un moyen d’accéder à la voie publique, il n’en demeure pas moins inexact de considérer que le fonds n’est pas enclavé. Seul l’actuel exploitant ne l’est pas.

D’autre part, la tolérance de passage se caractérise par sa précarité. Étant révocable à tout moment, elle fait peser une menace intolérable sur la situation de l’héritage dominant. D’abord sur l’utilisateur du fonds, et ensuite, sur le propriétaire lorsque ces deux qualités ne se confondent pas puisqu’au titre des garanties qu’il doit à son locataire sa responsabilité sera engagée si ce dernier ne peut plus user normalement de l’immeuble. Une telle crainte apparaît particulièrement caractérisée en l’espèce puisque le titulaire du bail rural ne devait son accès à la voie publique qu’à la bonne entente avec son fils qui lui permettait le passage sur son terrain. De tels liens familiaux ont, en d’autres occasions, emporté la conviction du juge quant à la nécessité de reconnaître un vrai droit réel (Metz, 2 mai 2023, n° 20/01964, JCP 2023. Actu. 815, note F. Dannenberger). Pourtant, la troisième chambre civile affirme au sujet de la tolérance de passage que « peu important qu’elle ne soit pas personnellement accordée au propriétaire mais à celui qui exploite ce fonds ».

Peut-être est-ce toutefois dans cette circonstance particulière qu’il convient de rechercher la justification de la solution. En effet, alors que la reconnaissance d’une servitude de passage sur le fonds faisant déjà l’objet d’une tolérance pour un tel usage ne saurait être refusée à raison de l’innocuité de celle-ci pour le fonds devenu officiellement servant, il en va différemment lorsque l’accès à la voie publique se réalise via une tolérance de passage qui s’exerce sur le fonds d’un tiers. Dans ce cas, il pourrait être argué que l’instauration d’une telle sujétion serait alors disproportionnée au regard du but poursuivi dès lors que celui-ci ne vise qu’à surmonter un risque de perte d’accès la voie publique et non une absence effective d’accès.

Néanmoins, outre que cet argument ne nous convainc pas en lui-même, car il ne fait que retarder l’inévitable au prix d’une distorsion de la notion d’enclavement, la Cour de cassation ne prend nullement le soin d’introduire une telle nuance, mais maintient le principe général selon lequel toute présence d’une tolérance de passage exclut nécessairement la reconnaissance de la servitude de désenclavement. Il nous semble donc qu’en l’état actuel la solution, telle que formulée, doit être désapprouvée.

 

Civ. 3e, 14 mars 2024, FS-B, n° 22-15.205

© Lefebvre Dalloz