L’adresse des dirigeants et de certains associés de sociétés commerciales peut désormais être occultée
Un décret du 22 août 2025 autorise désormais l’occultation des adresses personnelles des personnes physiques dirigeantes et associés indéfiniment responsables de personnes morales figurant au registre du commerce et des sociétés. La mesure, qui était très attendue, est immédiatement entrée en vigueur.
C’est peu dire que ce décret du 22 août 2025 était attendu. Il constitue la réponse juridique des pouvoirs publics à l’enlèvement – ou à la tentative d’enlèvement – au début de cette année de plusieurs personnes œuvrant dans la sphère de la cryptomonnaie, et qui a suscité un légitime émoi. Parmi les victimes d’enlèvement, le cofondateur de la plateforme de cryptomonnaie Ledger et son épouse. Le projet de décret avait été soumis pour avis, en urgence, par le gouvernement au début de l’été à la CNIL, qui avait considéré que ses dispositions poursuivent un objectif conforme à la réglementation relative à la protection des données à caractère personnel (RGPD) (Délib. n° 2025-058 du 17 juill. 2025).
Contexte
Le constat est qu’il est extrêmement facile de connaître les adresses des dirigeants d’entreprises, ce que des personnes mal intentionnés n’ignorent pas. Cela fait inévitablement courir des risques importants sur la sécurité des dirigeants d’entreprises, ou autres associés. Il n’est, en effet, pas rare que ces adresses soient inscrites dans les statuts constitutifs des sociétés ; cela est même obligatoire lorsque le représentant légal décide d’installer le siège social de la société à son domicile (C. com., art. L. 123-11-1). Or, ces statuts sont déposés au registre du commerce et des sociétés (RCS). Ces informations personnelles sont également inscrites, de manière générale, dans les procès-verbaux des assemblées générales ou autres actes sociétaires, lesquels sont également communiqués au RCS.
En tout état de cause, un certain nombre d’informations, personnelles pour certaines, doivent être communiquées, via le guichet unique des formalités d’entreprises, aux greffiers des tribunaux de commerce, chargés de gérer les RCS dans le ressort de chaque juridiction commerciale, lors de la demande d’immatriculation (ou de la modification de la situation juridique de l’entreprise, tel qu’un changement de représentant légal d’une société ou une cessation d’activité). Ces informations sont relatives à la société, pour certaines (C. com., art. R. 123-53 : dénomination sociale, forme juridique, adresse du siège social) et à un certain nombre de personnes qui entretiennent des liens avec cette société, pour d’autres. Ces personnes sont notamment les associés tenus indéfiniment ou tenus indéfiniment et solidairement des dettes sociales de cette société (soit, pour l’essentiel, les associés de SNC), les gérants, présidents ou encore les directeurs généraux, etc., toutes formes sociales confondues (C. com., art. R. 123-54). Au surplus, la société doit déclarer le domicile personnel de toutes ces personnes dans sa demande d’immatriculation (C. com., art. R. 123-54). Une fois le dossier d’immatriculation vérifié et validé par le greffier, l’entreprise est immatriculée au RCS, mais également au Registre national des entreprises (RNE ; pour rappel l’immatriculation au RCS entraîne immatriculation au RNE).
Or, les informations contenues dans ces registres sont facilement accessibles. Elles le sont d’autant plus qu’elles figurent également dans d’autres supports d’informations légales des entreprises : répertoire SIRENE (Système national d’identification et du répertoire des entreprises et de leurs établissements), ou encore BODACC (Bulletin officiel des annonces civiles et commerciales). Au surplus, un avis, qui peut notamment contenir l’adresse du domicile personnel de ces personnes, doit être inséré dans un support habilité à recevoir les annonces légales dans le département du siège social une fois les formalités de constitution de la société ont été accomplies (C. com., art. R. 210-3). L’accessibilité du contenu de ces registres – RNE et les RCS locaux, constitués auprès de chaque tribunal de commerce) – tient à ce que, pour des raisons de transparence, ils font l’objet d’une mise à disposition du public « à des fins de consultation ou de réutilisation » (C. com., art. L. 123-52, al. 1er). La réutilisation de données personnelles signifie que celles-ci « peuvent être récupérées par des organismes pour constituer ou enrichir leurs bases de données à des fins commerciales », pratique que la CNIL entend moraliser (CNIL, Réutilisation de vos données publiées sur Internet à des fins commerciales : quels sont vos droits ?, 12 juin 2024). Or, ces dernières années, la réutilisation des données d’entreprises inscrites dans ces registres a généré un nouveau marché, visiblement très lucratif, celui de l’exploitation des données, que se partagent quatre acteurs : Société.com, Pappers, SociétéInfo, ainsi qu’un acteur public, L’Annuaire des Entreprises. Comme l’a relevé la CNIL (avis préc.), ces opérateurs recueillent sur ces registres les données d’entreprises, « les republient et les indexent dans les moteurs de recherche, ce qui accroît la visibilité des données publiées ».
Voilà donc pourquoi il est extrêmement aisé d’avoir accès à des informations personnelles sur les dirigeants et associés ; quelques clics suffisent, ainsi que le versement d’une modique somme d’argent à l’opérateur de bases de données en contrepartie du service fourni. Il n’est donc guère étonnant que des personnes aient cherché à exploiter ces données à des fins illicites, que ce soit pour envoyer des courriers malveillants à des chefs d’entreprise, pour les harceler, voire, cas extrême, les enlever, eux ou leurs proches, contre rançon. C’est dire que la large publicité des données des dirigeants d’entreprise fait, comme on l’a déjà dit plus haut, peser un risque important sur leur sécurité. C’est donc à cette préoccupation que le décret du 22 août 2025 entend répondre. Parallèlement, il faut signaler qu’une proposition de loi avait été déposée par le député Paul Midy au début de l’été visant à protéger les données personnelles des entrepreneurs (Doc. AN, n° 1621, 24 juin 2025). Elle prévoit que les opérateurs des registres de données dématérialisées (l’INPI en ce qui concerne le RNE) auront l’obligation de fournir aux exploitants de ces registres des données où les adresses personnelles des dirigeants sont masquées, à l’exception du code postal. Quant aux exploitants de ces données, ils devront, eux, supprimer les mentions faites aux domiciles personnels des entrepreneurs sur les documents qu’ils détiennent déjà. Mais ce texte n’a pas encore été examiné par l’Assemblée nationale. On peut même se demander s’il le sera un jour…
Contenu du dispositif
Comme cela est précisé au Journal officiel, « ce décret vise à rendre possible, à leur demande et via le guichet unique, l’occultation des adresses personnelles des personnes physiques dirigeantes et associés indéfiniment responsables de personnes morales figurant au registre du commerce et des sociétés ». De prime abord, l’objectif est parfaitement conforme au droit de l’Union européenne, la directive (UE) 2017/1132 du 14 juin 2017 relative à certains aspects du droit des sociétés n’impose pas, en effet, de divulguer les adresses personnelles des dirigeants. D’ailleurs, de nombreux États européens respectent d’ores et déjà cette pratique. Au surplus, la Cour de justice de l’Union européenne a récemment jugé que les associés ont la faculté d’obtenir, sur le fondement du RGPD, l’effacement des données personnelles les concernant lorsqu’elles figurent dans les statuts d’une société soumise à publication (CJUE 4 oct. 2024, aff. C-200/23, D. 2024. 1776
; Dalloz IP/IT 2025. 168, obs. C. Galichet
; RTD com. 2024. 916, obs. A. Lecourt
; ibid. 2025. 88, obs. T. Douville
).
Droit à la confidentialité des informations relatives du domicile
Concrètement, le décret d’abord permet aux personnes physiques mentionnées à l’article R. 123-54 du code de commerce de demander la confidentialité des informations relatives à leur domicile personnel (C. com., art. R. 123-3, 5° nouv.). Le texte vise à la fois les informations sur le domicile communiquées directement au registre lui-même, sans dépôt d’actes, ainsi que celles qui figurent dans les actes qui y sont déposés (statuts, procès-verbal d’assemblée générale, etc.). Les registres concernés sont le RCS et le RNE, mais également le registre des bénéficiaires effectifs (en ce qui concerne ce dernier registre, il faut préciser que seule la commune de résidence des bénéficiaires effectifs y figure et l’accès à celui-ci est limité, depuis le 31 juillet 2024, aux personnes justifiant d’un intérêt légitime).
C’est là un droit absolu, qui n’a pas à être motivé (par l’existence de menaces, par ex.), et le teneur du registre (INPI pour le RNE, greffier du tribunal de commerce pour le RCS) ne saurait s’opposer à cette demande. Mais ce droit est tout de même limité : c’est seulement un droit à la confidentialité – ou plus exactement à l’occultation – de cette donnée personnelle qu’est le domicile ; ce n’est en aucun cas un droit à l’effacement, ce qu’autorisait pourtant la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt du 4 octobre 2024.
Les personnes éligibles à ce « droit à l’occultation » visées à l’article R. 123-54 du code de commerce sont : les associés tenus indéfiniment ou tenus indéfiniment et solidairement des dettes sociales ; les gérants, présidents, directeurs généraux, directeurs généraux délégués, membres du directoire, président du directoire, directeur général unique ; les associés et tiers ayant le pouvoir de diriger, gérer ou engager à titre habituel la société ; les administrateurs président du conseil d’administration, président du conseil de surveillance, membres du conseil de surveillance et les commissaires aux comptes.
Procédure
Sur le plan procédural, la demande d’occultation est strictement encadrée (C. com., art. R. 123-54-1 nouv.). Elle peut être sollicitée à tout moment par les personnes concernées. Il peut s’agir d’une demande exclusive ou concomitante à l’accomplissement d’une autre formalité (immatriculation, modification des statuts ou radiation, par ex.). Il est également important de souligner qu’il est possible de demander l’occultation des adresses personnelles communiquées au registre avant même l’entrée en vigueur du décret du 22 août 2025. Concrètement, un dirigeant peut ainsi rendre confidentiel un acte déjà déposé au RCS ou au RNE en remplaçant la version publique par une nouvelle version expurgée, faculté qui, au passage, confère une application rétroactive à ce décret.
La demande d’occultation s’effectue via le guichet unique des formalités d’entreprise. L’INPI, qui gère ce guichet unique, propose d’ailleurs d’ores et déjà un modèle de demande de confidentialité à télécharger sur son site internet. À réception de cette demande, un récépissé est remis au demandeur. Il est prévu que le greffier du tribunal de commerce est tenu de traiter la demande dans un délai maximal de cinq jours francs ouvrables après sa réception. Faute pour le greffier d’avoir satisfait à la demande dans ce délai, le demandeur peut saisir le juge commis à la surveillance du registre. Le décret ajoute que la demande de confidentialité est conservée à titre de pièce justificative pendant un an. Enfin, lorsque cette demande porte sur un acte ou une pièce visé à l’article R. 123-102 du code de commerce (procès-verbal d’assemblée générale, par ex.), elle doit être accompagnée d’une copie de l’acte ou de la pièce concerné au sein duquel la mention de son adresse personnelle est occultée par le demandeur. Cette copie est alors publiée par le greffier en remplacement du document original, non diffusable, lequel est conservé à titre de pièce justificative. En d’autres termes, c’est une version occultée du document – notamment de l’extrait « K bis » – qui est diffusée par le greffier aux personnes qui le lui demandent.
Exceptions au droit à la confidentialité
Enfin, si le décret a fait le choix d’un droit à l’occultation des données relative au domicile personnel, plutôt qu’un droit à l’effacement, c’est qu’il a estimé qu’un tel effacement n’est pas souhaitable. Cela pour plusieurs raisons ; statistiques, fiscales, et surtout, très probablement, lutte contre le blanchiment. C’est pourquoi le décret prévoit que certaines personnes, autorités ou organismes, conservent un accès aux informations relatives au domicile personnel des personnes physiques, ainsi qu’aux actes et pièces comportant cette mention non occultée, « pour l’exercice de leurs missions », précise le décret, probablement pour prévenir les détournements de pouvoir (C. com., art. R. 123-54-2 nouv.). Le décret en fournit la liste : autorités judiciaires, cellule de renseignement financier nationale (Tracfin), agents de l’administration des douanes, agents habilités de l’administration des finances publiques, officiers habilités de police judiciaire, notaires, commissaires de justice, administrateurs et mandataires judiciaires, présidents des chambres de métiers et d’artisanat en ce qui concerne les seules entreprises artisanales, ou encore certains organismes sociaux (Urssaf, etc.). En outre, ces informations non occultées « peuvent également être délivrées aux représentants légaux de la société, à ses associés et aux créanciers des personnes physiques concernées, lorsque ces derniers établissent détenir sur elles des créances nées à l’occasion de l’exercice par ces personnes physiques de leur mandat social ». On comprend cette dernière exception au droit à l’occultation du domicile comme signifiant que le décret entend faire en sorte qu’un dirigeant social, poursuivi par un créancier social pour faute détachable des fonctions, ne puisse échapper à de telles poursuites.
Une entrée en vigueur immédiate
Enfin, le décret du 22 août 2025 est entré en vigueur le lendemain de sa publication, soit le 25 août. C’est dire que le dispositif est immédiatement opérationnel, les greffiers des tribunaux de commerce, qui sont la cheville ouvrière de sa mise en œuvre, sont mobilisés. Ils ont d’ailleurs fait savoir, via leur Conseil national, qu’ils « assureront la mise en œuvre concrète au quotidien de cette nouvelle procédure, garantissant un traitement rapide et sécurisé des demandes » (CNGTC, Nouvelle procédure d’occultation des adresses personnelles, 25 août 2025).
Décr. n° 2025-840, 22 août 2025, JO 24 août
par Xavier Delpech, Rédacteur en chef de la Revue trimestrielle de droit commercial
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