L’Agence de la biomédecine peut-elle mentionner sur son site internet l’interdiction de la ROPA ? Réponse du Conseil d’État

Le Conseil d’État, par un arrêt du 19 juin 2024, a rejeté la requête d’une association dénommée « Groupe d’information et d’action sur les questions procréatives et sexuelles » en annulation pour excès de pouvoir d’une décision par laquelle la directrice générale de l’Agence de la biomédecine avait rejeté sa demande tendant à la modification du site internet de l’Agence mentionnant l’interdiction en France de la pratique de la « réception d’ovocytes de la partenaire » (ROPA).

La méthode dénommée « réception d’ovocytes de la partenaire » (ROPA) est techniquement une variante de la fécondation in vitro (FIV). Elle permet à des couples de femmes qui décident d’avoir un enfant ensemble de le concevoir pour l’une au moyen d’un don d’ovocytes et de le porter pour l’autre après transfert dans son utérus de l’embryon (conçu par FIV). Avec cette méthode, qui nécessite par ailleurs un don de sperme pour réaliser la FIV, les deux femmes, en quelque sorte, se partagent biologiquement la maternité : l’une est la mère génétique (elle apporte l’ovule), et l’autre est la mère gestatrice (elle mène la grossesse à terme). L’utilisation de cette méthode n’est cependant pas permise en France, même depuis la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique qui a pourtant ouvert l’accès à l’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes (et à la femme non mariée).

L’interdiction de cette pratique a fait l’objet d’une mention sur le site internet de l’Agence de la biomédecine (ABM), ce contre quoi s’est élevé le « Groupe d’information et d’action sur les questions procréatives et sexuelles » (GIAPS) en demandant à l’Agence de supprimer cette mention et de modifier ses directives à destination des Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS), du Groupe d’études pour le don d’ovocytes (GEDO) et des centres d’assistance médicale à la procréation et de biologie de la reproduction pour leur faire savoir que la pratique de la ROPA n’est pas prohibée.

Par une décision du 8 février 2023, la directrice générale de l’ABM a rejeté cette demande, en se retranchant derrière l’interprétation des dispositions législatives applicables que le ministre de la Santé et de la prévention, sollicité sur ce point par l’Agence, a fait connaître à celle-ci. C’est contre cette décision que le Conseil d’État a été saisi par le GIAPS d’un recours en annulation pour excès de pouvoir, mais en vain car la requête en annulation est rejetée par la Haute juridiction administrative.

Le GIAPS se montre décidément très actif pour contester nombre de dispositions résultant de la loi de bioéthique du 2 août 2021 ainsi que ses dispositions réglementaires (v. not., à propos de l’interdiction de l’AMP pour les personnes transgenres, CE 22 mars 2024, n° 459000, Dalloz actualité, 23 avr. 2024, obs. D. Vigneau). Il faut bien reconnaître que dans cette loi, tout est loin d’être clair et les incohérences ne sont pas rares. Il en va ainsi de l’interdiction de la ROPA qui n’est pas explicite et qui nécessite, pour la découvrir, une interprétation de diverses dispositions légales. Le Conseil d’État n’échappe pas à cette nécessité. L’intérêt de son arrêt du 19 juin 2024 n’en ressort que davantage. Mais ce qui est évident allant toujours mieux en le disant, le législateur de 2021 aurait été bien inspiré de ne pas oublier ce précepte et d’énoncer de façon claire certains interdits plutôt que de livrer les plaideurs à des contentieux d’interprétation pour se convaincre de leur existence.

Pour rejeter la requête, le Conseil d’État se prononce préalablement sur sa compétence car c’est une décision de l’ABM qui est l’objet d’un recours en annulation pour excès de pouvoir puis sur la légalité de cette décision.

La compétence du Conseil d’État

Pour tenter de s’opposer au recours en annulation dont sa décision était l’objet, l’ABM faisait valoir qu’elle n’est pas une autorité à compétence nationale. L’argument ne pouvait guère prospérer. Le Conseil d’État rappelle qu’aux termes de l’article R. 311-1 du code de justice administrative, il est compétent pour connaître en premier et dernier ressort « des recours dirigés contre les actes réglementaires des ministres et des autres autorités à compétence nationale et contre leurs circulaires et instructions de portée générale ». « Hormis le cas où il aurait été doté par un texte d’un pouvoir réglementaire, un établissement public national ne peut être regardé comme une autorité à compétence nationale ». Or, l’ABM est un établissement public national qui, selon le Conseil d’État, dispose en vertu de l’article R. 1418-1-1 du code de la santé publique d’un pouvoir réglementaire, de sorte qu’elle peut être regardée « comme une autorité à compétence nationale au sens du 2° de l’article R. 311-1 du code de justice administrative ». Même si la référence à l’article R. 1418-1-1 n’est pas la plus évidente, il n’est guère douteux que l’ABM, en vertu de l’article L. 1418-1 du code de la santé publique, est « un établissement public administratif de l’État, placé sous la tutelle du ministre chargé de la santé », doté du pouvoir de « participer à l’élaboration et, le cas échéant, à l’application de la réglementation et de règles de bonnes pratiques et de formuler des recommandations pour les activités relevant de sa compétence ». Le Conseil d’État considère de façon convaincante que l’ABM peut être regardée comme une autorité à compétence nationale et qu’il est de ce fait, lui-même, « compétent pour connaître en premier et dernier ressort des recours dirigé contre ses actes réglementaires ou contre ses circulaires et instructions de portée générale ».

Considérant au cas d’espèce que la pratique de la ROPA figurant au sein de la rubrique consacrée à l’AMP sur le site internet de l’ABM vise à diffuser une information relative à cette pratique et fait état de son interdiction en France et que cette interprétation du droit positif est susceptible de produire des effets notables sur la situation des personnes qui souhaitent recourir à cette pratique d’AMP, le Conseil d’État juge que l’indication de cette interdiction peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.

En revanche, selon le Conseil d’État, l’interprétation des textes juridiques relatifs à la pratique de la ROPA faite par le ministre de la Santé, que la directrice générale de l’ABM avait sollicitée et dont elle a fait état dans la réponse qu’elle a adressée au GIAPS, « sans la diffuser », ne révèle par elle-même aucune décision et ne saurait être regardée comme constituant un document de portée générale susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation des personnes. « Il en résulte que les conclusions de l’association requérante à fin d’annulation sont irrecevables en tant qu’elles sont dirigées contre ce qu’elle identifie comme des "instructions" que le ministre chargé de la santé aurait données à l’agence ».

La légalité de la décision de l’ABM

Pour en juger, le Conseil d’État énonce les dispositions applicables, à savoir les articles L. 1211-5 (anonymat du don), L. 1244-7 (régime du don de gamètes), L. 2141-2 (accès à l’AMP), L. 2141-12 (recueil et conservation de gamètes) du code de la santé publique ainsi que le premier alinéa de l’article 16-3 du code civil (atteinte licite au corps humain).

S’appuyant sur la combinaison de ces textes, éclairés par les travaux parlementaires ayant conduit à l’adoption de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, le Conseil d’État pose « qu’eu égard au principe d’anonymat du don d’ovocyte et à la circonstance qu’un prélèvement d’ovocytes ne peut avoir d’autre finalité qu’un don anonyme lorsqu’il n’est pas destiné à la réalisation d’une assistance médicale à la procréation au bénéfice de la personne prélevée, et alors même qu’elle n’est pas expressément interdite par la loi, la pratique de la ROPA n’est pas autorisée en France ». Par suite, l’ABM, « en faisant état sur son site internet de l’absence d’autorisation en France de cette pratique, n’a pas donné une interprétation erronée du droit positif, alors même qu’ainsi que le soutient l’association, aucune autre disposition ne s’y opposerait et, en particulier, qu’une telle pratique ne pourrait être regardée comme une gestation pour le compte d’autrui, que prohibe l’article 16-7 du code civil ».

Par ailleurs, soulignant que l’absence d’autorisation de la pratique de la ROPA ne prive par elle-même les femmes en couple formé de deux femmes ou les personnes, nées femmes à l’état civil, qui ont obtenu la modification de la mention relative à leur sexe, en couple formé d’un homme et d’une femme, ni de la possibilité de devenir parent, ni de celle de bénéficier d’une AMP dans les conditions prévues par la loi, le Conseil d’État considère que le législateur, en n’autorisant le prélèvement d’ovocytes qu’en vue de la réalisation d’une AMP au bénéfice de la personne prélevée ou d’un don anonyme, n’a pas excédé la marge d’appréciation qui est la sienne en la matière, ni porté une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ou édicté une discrimination prohibée par l’article 14 de cette Convention.

En conclusion, la requête du GIAPS est rejetée.

L’interprétation des dispositions actuelles de la loi par le Conseil d’État et sa conclusion ne soulèvent guère d’objections. Le don de gamètes, notamment d’ovocytes, demeure dominé par le principe d’anonymat et les dérogations apportées à ce principe ne permettent pas d’y faire entrer la ROPA. Dit autrement, il ne peut y avoir anonymat du don d’ovocytes entre deux femmes vivant en couple et prétendant recourir à cette pratique. Le fait qu’il n’y ait pas d’interdiction explicite de la ROPA ne veut donc pas dire que cette pratique est permise, en l’état actuel des textes.

Cela dit, l’interdiction de la ROPA, confirmée par le Conseil d’État, pourrait sembler à certains d’une cohérence douteuse. Le principe d’anonymat du don n’est plus absolu en matière d’AMP et l’accès à celle-ci a été considérablement assoupli par le législateur de 2021, en particulier au profit des couples de femmes. On peut donc comprendre que des couples de femmes puissent mal vivre de devoir recourir à un don anonyme d’ovocytes alors que le don d’une des partenaires permettrait plus simplement aux deux de s’impliquer ensemble et biologiquement dans une maternité, que l’accès à l’AMP n’est plus subordonné à une condition d’infertilité et que le double don de gamètes n’est plus interdit. En outre, il ne s’agirait pas d’une maternité pour autrui au sens où la loi l’entend pour la prohiber puisque la femme gestatrice ne porterait pas l’enfant uniquement pour sa partenaire donneuse mais pour elle aussi. Certes, consacrer en droit un partage biologique de la maternité peut sembler contre-nature et inopportun. Mais le législateur de 2021 ne s’est pas lui-même gêné de dénaturer le droit de la filiation biologique pour instituer légalement « deux mères » au moyen d’une « reconnaissance conjointe ». Ainsi, en l’état actuel du droit, un couple de femmes peut fort bien recourir à un double don anonyme de gamètes (ovocytes et spermatozoïdes) et partager juridiquement la maternité au moyen d’une telle reconnaissance alors qu’une seule serait gestatrice et l’autre sans aucun lien biologique avec l’enfant. Dans ces conditions, quelle cohérence y a-t-il vraiment à interdire à deux femmes vivant en couple d’être gestatrice pour l’une et donneuse pour l’autre et qui pourraient recourir à une reconnaissance conjointe pour finaliser une maternité partagée ?

On devine en réalité tous les champs du possible en termes d’évolution de la loi depuis que celle-ci, en 2021, a fait sauter les verrous qui donnaient auparavant à l’AMP un régime juridique cohérent. C’est sans doute là le vrai problème. Il est en tout cas permis de penser que tôt ou tard, au gré de quelques revendications bien relayées et d’une énième révision de la loi, la ROPA finira par être admise. Quel principe juridique pourrait-on avancer de façon rédhibitoire pour continuer à s’y opposer ?

 

CE 19 juin 2024, n° 472649