L’arrêt European Superleague Company : une révolution ? Les apports à la régulation du sport et à la théorie générale du droit de la concurrence (2e partie)
L’arrêt Super League n’est pas seulement un grand arrêt pour la régulation des activités sportives (v. la 1re partie de ce commentaire, Dalloz actualité, 7 févr. 2024). C’est aussi un grand arrêt pour la théorie générale du droit de la concurrence et, plus particulièrement, pour celle de l’abus de position dominante. Au moyen d’une motivation résolument pédagogique, la Cour de justice poursuit l’effort de clarification de certaines notions fondamentales de la matière, déjà perceptible dans d’autres « grands » arrêts récents. À l’analyse, certaines de ses précisions paraissent même plus utiles à la régulation des activités numériques qu’à celle des activités sportives !
 
                            1. L’harmonisation notionnelle entre les articles 101 et 102 du TFUE. Si l’arrêt Super League devrait aussi passer à la postérité pour ses apports à la théorie générale du droit de la concurrence, c’est en raison de sa richesse sur le plan notionnel. À cet égard, l’un de ses points les plus remarquables tient à l’effort d’harmonisation entre les articles 101 et 102 du TFUE auquel s’attache la Cour de justice. On sait que ces deux articles, dont la lettre a vieilli, comportent d’importantes différences rédactionnelles. Par exemple, l’article 102 ne prévoit pas d’exemption comparable à celle du fameux paragraphe 3 de l’article 101 pour les ententes. De même, il n’y est pas fait mention de la notion d’objet anticoncurrentiel pourtant cardinale pour l’article 101. De longue date, on s’est donc interrogé sur la possibilité d’appliquer à l’article 102 certaines des règles de l’article 101. La jurisprudence antérieure avait déjà eu l’occasion de répondre à certaines de ces interrogations mais l’arrêt Super League est certainement l’un des plus explicites sur ce point. On relèvera ici trois importantes clarifications.
2. Abus par objet, article 102 « paragraphe 3 » et « doctrine Wouters ». La clarification la plus notable tient sans doute à la consécration de l’abus par objet, par symétrie avec l’entente par objet. La Cour étend ainsi à l’article 102 la fameuse alternative objet/effet qui guide l’établissement de la restriction de concurrence sur le fondement de l’article 101. On y reviendra (v. infra n° 6).
La deuxième clarification concerne les « justifications », déjà mentionnées dans la première partie de ce commentaire. Ce n’est pas une nouveauté1 mais l’arrêt frappe par sa clarté : ces « justifications » constituent bien un mécanisme comparable à celui de l’exemption du paragraphe 3 de l’article 101, une sorte « de paragraphe 3 »2 de l’article 102. La position contraire, un temps adoptée3, semble donc définitivement abandonnée. Outre la confirmation de l’existence de ces justifications, la Cour en clarifie les conditions de fond en les alignant sur celles des exemptions4.
La troisième clarification concerne la « doctrine Wouters » relative aux restrictions accessoires. Déjà évoquée elle aussi dans la première partie de ce commentaire, cette règle ne peut jouer en présence d’un comportement particulièrement nocif, notamment en cas d’entente ayant un objet anticoncurrentiel5 . Or, et c’est le point qui mérite d’être noté ici, la Cour étend cet élément de solution aux cas où le comportement constitue aussi un abus par objet6. On comprend donc que dans l’hypothèse où un comportement pourrait être appréhendé, comme en l’espèce, sur le terrain des articles 101 et 102 du TFUE, la règle des restrictions accessoires sera paralysée par la nocivité de la pratique, quel que soit le fondement sur lequel une telle nocivité serait constatée. C’est semble-t-il la première fois que la Cour l’admet de façon aussi claire.
3. Les efforts pédagogiques de la Cour concernant la notion d’abus. L’effort de pédagogie de la Cour porte aussi, et surtout, sur la notion même d’abus de position dominante. Dire que cet effort était nécessaire relève de l’euphémisme. Depuis une quinzaine d’années, l’application de l’article 102 a été marquée par un mouvement de « modernisation », selon ses promoteurs, destiné à imposer une approche dite « par les effets » ou approche « plus économique»7 et à recentrer l’action des autorités sur les seuls abus d’éviction8. Cette approche a été présentée comme nécessaire pour éviter les « erreurs de type I » (ou faux positifs)9, c’est-à-dire la prohibition de comportements en réalité proconcurrentiels. En rupture avec la jurisprudence antérieure, plus « formaliste » en ceci qu’elle s’attachait à des types de comportements plutôt qu’à leurs effets, cette nouvelle approche est aussi plus exigeante sur le plan probatoire. Elle repose, en pratique, sur l’application de « tests » économiques visant à déceler, données à l’appui, l’anormalité du comportement du dominant : les tests dits « du concurrent aussi efficace ». Schématiquement, ces tests consistent à comparer les structures de coûts du dominant à celles de ses concurrents pour apprécier leur efficacité respective10. Si les tests permettent de conclure que le concurrent aussi efficace ne peut rivaliser avec les pratiques commerciales du dominant, celles-ci pourront être jugées abusives. Le plus souvent, ces tests sont appliqués pour apprécier la licéité des pratiques tarifaires des dominants. Il s’agit donc d’un type de preuve de l’anormalité de certaines pratiques.
Mais il faut bien souligner qu’ils supposent des démonstrations économiques complexes, consommatrices de données, de temps et d’expertise pour des résultats qui ne sont pas toujours décisifs11. Il ne s’agit évidemment pas de dire que ces tests et l’approche par les effets dont ils sont l’instrument sont dénués de fondement. Sans doute ont-ils leur rationalité pour les abus d’éviction reposant sur des pratiques tarifaires12. Mais sans même discuter des arrière-pensées idéologiques qui ont pu expliquer leur promotion, ils ont aussi eu quelques effets pervers13. À la manière d’un miroir déformant, la multiplication d’affaires stéréotypées concernant des pratiques commerciales agressives de dominants a pu donner l’impression que seuls devaient être jugés abusifs les comportements dont les effets d’éviction sur des concurrents aussi efficaces étaient démontrés par le recours à ces tests14. Or ce cantonnement du domaine de l’article 102 du TFUE à un type de pratiques et à une seule méthode de qualification de l’abus ne pouvant se réclamer ni de la lettre de l’article 102 du TFUE ni de la jurisprudence des quatre décennies qui ont précédé la « modernisation », praticiens et commentateurs ont fini par douter de la définition même de l’abus. La saga Intel – toujours en cours – a d’ailleurs pu donner la mesure des incertitudes que cette nouvelle approche avait engendrées à propos de l’application de la vieille jurisprudence Hoffman-Laroche15. Enfin, les mauvaises habitudes rédactionnelles de la Cour de justice, abusant de formules sibyllines, n’ont pas contribué à éclairer les débats.
C’est précisément pour y remédier que la Cour s’est très récemment engagée dans une entreprise de clarification au moyen de longs obiter dicta. Elle l’a fait notamment à l’occasion de ses arrêts Servizio Elettrico Nazionale16 et Unilever17. L’arrêt Super League poursuit donc cet effort en une dizaine de points qui marquent par leur pédagogie18. Au point 129, la Cour indique ainsi que « pour pouvoir considérer […] qu’un comportement doit être qualifié d’« exploitation abusive d’une position dominante », il est nécessaire, en règle générale, de démontrer que, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites entre les entreprises, ce comportement a pour effet actuel ou potentiel de restreindre cette concurrence en évinçant des entreprises concurrentes aussi efficaces du ou des marchés concernés […] ou en empêchant leur développement sur ces marchés, étant observé que ces derniers peuvent être aussi bien ceux où la position dominante est détenue que ceux, connexes ou voisins, où ledit comportement a vocation à produire ses effets actuels ou potentiels ».
Deux points méritent d’être retenus. D’abord, l’expression « en général » montre bien que la Cour tente d’établir un cadre commun19. Ensuite, la Cour précise ce qu’il faut entendre par l’expression vague20 mais habituelle « de moyens différents de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites (…) » susceptibles d’être qualifiés d’abusifs. Selon elle, l’expression désigne deux grandes catégories de comportements abusifs, sans que l’on sache encore à ce stade si la liste est limitative21. La première est identifiée à ce point 129, la seconde l’est aux points suivants (v. infra n° 6).
4. Première catégorie d’abus : l’éviction ou l’entrave au développement des concurrents aussi efficaces. Cette première catégorie d’abus renvoie à l’idée qui structure le droit des abus de position dominante depuis l’avènement de l’approche par les effets évoquée au numéro précédent : sont abusives l’éviction d’un concurrent aussi efficace que le dominant ou les entraves à son développement, y compris sur des marchés connexes. Jusqu’alors, l’idée trouvait surtout sa traduction dans le test du même nom qui vient d’être présenté. Mais ici, la Cour ne paraît pas faire référence à ce test mais bien à une sorte de philosophie de défense du concurrent aussi efficace. Il semble ainsi, comme on avait déjà pu le soutenir en doctrine22, que l’on puisse dissocier la philosophie du concurrent aussi efficace qui innerverait l’article 102 du test du même nom qui ne serait qu’un type de preuve de l’abus, utile surtout pour les pratiques tarifaires agressives, on y a suffisamment insisté23. Il convient de noter aussi que la Cour ne cantonne pas cette philosophie du concurrent aussi efficace aux seules pratiques tarifaires. Elle l’étend aux pratiques non tarifaires et en généralise donc le domaine à toutes les occurrences couvertes par l’article 102 comme elle l’avait déjà laissé entrevoir dans l’arrêt Unilever24.
Cette affirmation de la Cour éclaire donc la notion de concurrence par les mérites en axant davantage l’appréciation sur le processus concurrentiel (et le bien-être du consommateur), et moins sur la structure du marché. Le ton est ainsi donné : a priori, il n’y a pas d’abus lorsque le comportement est « simplement » agressif, et ne fait qu’évincer les entreprises peu aptes au marché, même si l’on sait que cette vision est aujourd’hui nuancée par la Commission elle-même25 .
5. Précision sur la preuve de ce type d’abus : différentes grilles d’analyse peuvent être nécessaires. Comme la Cour l’énonce au point 130, il devrait être possible de recourir « à des grilles d’analyse différentes en fonction du type de comportement qui est en cause dans un cas d’espèce donné (…) »26 lorsque le test du concurrent aussi efficace est inapproprié. Elle l’avait déjà affirmé dans l’arrêt Unilever ; ce test n’est qu’une « méthode parmi d’autres permettant d’apprécier si une pratique a la capacité de produire des effets d’éviction 27». D’autres peuvent être admis pour qualifier l’anormalité du comportement du dominant et donc son caractère abusif. On songe par exemple au « no economic sense test » ou au « sacrifice test » admis en matière de prédation, lorsqu’une « entreprise dominante n’a pas d’intérêt économique si ce n’est celui d’éliminer ses concurrents pour pouvoir, ensuite, relever ses prix en tirant profit de sa situation monopolistique »28. La Cour entend donc préférer la souplesse au dogmatisme quant au « test » de l’anormalité du comportement dominant.
6. Deuxième catégorie d’abus : empêcher l’émergence de concurrents. Au point 131, la Cour va plus loin encore en admettant l’existence d’un deuxième type d’abus qui ne découle pas de l’atteinte aux intérêts de concurrents aussi efficaces déjà présents sur le marché mais de l’élévation de barrière à l’entrée empêchant l’émergence de nouveaux concurrents29 . On peut retenir de ce point 131 deux éléments essentiels.
D’abord, la Cour confirme que l’article 102 est sous-tendu par une forme de philosophie syncrétique qui lie les principaux courants de pensée de la deuxième moitié du XXe siècle, d’Harvard à Chicago. Il vise non seulement à garantir que le processus concurrentiel préserve les concurrents aussi efficaces que le dominant – c’était le sens de l’affirmation relative à la première catégorie d’abus – mais aussi, et la Cour le dit ici, à garantir que les structures des marchés sur lesquels opèrent des dominants demeurent concurrentielles.
Ensuite, on ne peut manquer à ce point 131 le passage faisant mention des agissements « dont il est démontré qu’ils ont soit pour effet actuel ou potentiel, soit même pour objet, d’empêcher… ». Usant du vocabulaire habituellement réservé aux ententes, la Cour de justice reconnaît donc sans ambiguïté qu’un abus peut être « par objet » sans qu’il soit nécessaire d’en apprécier les effets30. Face aux progrès de l’analyse « par les effets », l’affirmation n’allait pas de soi et à quelques exceptions près31, la doctrine majoritaire annonçait la disparition de l’abus par objet, si tant est que cette catégorie ait jamais existée32.
7. L’influence du Digital Markets Act. À l’analyse, il semble que ces deux apports majeurs du point 131, qui restera sans doute un des plus importants de la jurisprudence des dix dernières années, pourraient traduire chacun à leur manière l’influence du Digital Markets Act (DMA)33. C’est le cas d’abord pour ce surprenant retour en grâce de l’abus par objet. En dispensant les autorités de l’analyse des effets, cette qualification fait penser aux prohibitions du DMA. Ces dernières sont fixées, à la manière des clauses abusives du droit de la consommation, sur des listes grises et noires indépendamment de leurs effets. Si la qualification d’abus par objet n’empêche pas d’examiner les effets de la pratique au titre des « justifications », l’affirmation reste théorique. On le sait de l’expérience acquise pour les ententes par objet, leur nocivité rend très improbable leur exemption. Que ce soit sur le fondement de l’article 102 ou sur celui du DMA, il semble, en définitive, qu’une série de comportements puissent être désormais interdits sans qu’il soit nécessaire de procéder à une analyse économique complexe de leurs effets sur le marché. Parmi ces comportements figurent donc ceux consistant à abuser de son pouvoir pour éliminer les « nascent competitors »34. Là encore, le lien avec le DMA, qui vise à garantir la contestabilité des marchés, est évident.
La motivation de la Cour frappe d’ailleurs par sa généralité35. Au-delà du cas des ligues sportives, elle identifie deux grandes catégories de « conflits d’intérêts » de l’opérateur dominant de nature à faire naître des comportements abusifs : celle découlant d’un monopole légal, renvoyant ainsi aux affaires où le dominant dispose de droits spéciaux ou exclusifs36 et celle où ce pouvoir s’exerce « de facto », ce qui évoque plutôt les grandes entreprises du numérique ou du secteur pharmaceutique.
La précision n’est pas anodine et fait encore écho au DMA, et plus particulièrement à certains éléments de définition du contrôleur d’accès37. La définition du pouvoir « de facto » au sens de l’article 102 semble ainsi pouvoir se couler dans celle de contrôleur d’accès au sens du DMA. D’autres passages témoignent encore d’une forme de convergence notionnelle entre ces deux textes. Par exemple, en identifiant comme abusive la possibilité de « favoriser sa propre activité »38, l’arrêt Super League fait inévitablement penser aux pratiques d’auto-préférence sanctionnées par l’article 5 du DMA39.
8. Conditions pour que l’exercice d’un pouvoir ne soit pas abusif. Détenir un tel pouvoir n’est toutefois pas une fatalité pour l’entreprise dominante et son exercice n’est susceptible d’être abusif que s’il n’est pas assorti « de limites, d’obligations et d’un contrôle propres à exclure le risque d’exploitation abusive de sa position dominante »40. Ce point a déjà été commenté dans la première partie de ce commentaire et on rappellera simplement ici que la Cour précise les conditions auxquelles ce pouvoir peut être exercé sans être abusif. Il doit être « encadré par des modalités procédurales transparentes et non discriminatoires relatives, notamment, aux délais applicables à la présentation d’une demande d’autorisation préalable et à l’adoption d’une décision sur celle-ci. »41 Ces préconisations ne sont d’ailleurs pas étrangères aux concurrentialistes. On songe notamment aux conditions Metro42, voire à la procédure dessinée dans les affaires de commercialisations des droits TV43, ou encore aux licences FRAND (pour Fair, reasonable and non-discriminatory)44 .
9. Conclusion. L’arrêt Super League est bien un grand arrêt du droit de la concurrence, pour ses implications en matière sportive, mais aussi pour ses apports à la théorie de l’abus. Sur ce dernier point, même s’il n’innove pas pour l’essentiel, la synthèse qu’il tente d’opérer permet de faire ressortir ce vers quoi tend aujourd’hui le contentieux de l’article 102 du TFUE. Il se situe à la croisée des courants de l’antitrust, traduisant à la fois l’essor de l’approche plus économique, mais aussi la volonté des autorités de veiller à ce que les marchés restent contestables. L’arrêt Super League rappelle d’abord, et de manière éclatante, l’importance de préserver le processus concurrentiel, quitte à ce que les rapports économiques soient féroces.
Mais il envoie également un message fort aux entités en mesure de contrôler un marché en leur imposant de ne pas attenter à la structure concurrentielle de ce marché ou de ceux qui lui sont connexes. Et, on l’a dit, la sévérité affichée à l’égard des ligues et des entités en position similaire n’est pas sans évoquer la logique du droit de la régulation sectorielle et notamment celle du DMA45 .
En somme, et il faut y insister avant de conclure, en conciliant les grands objectifs contemporains de la régulation concurrentielle46, l’arrêt Super League ne fait pas table rase du passé. Il serait donc excessif d’y voir un arrêt révolutionnaire. Mais il marque certainement une étape importante, un infléchissement dans l’application de l’article 102. Il reste maintenant à affiner la pratique décisionnelle et la jurisprudence à l’aune de ce stimulant éclairage.
 1. V. déjà, CJUE 27 mars 2012, Post Danmark, aff. C-209/10, pt 42, D. 2013. 732, obs. D. Ferrier  ; RSC 2012. 315, chron. L. Idot
 ; RSC 2012. 315, chron. L. Idot  ; RTD eur. 2012. 450, obs. J.-B. Blaise
 ; RTD eur. 2012. 450, obs. J.-B. Blaise  ; 6 sept. 2017, Intel, aff. C-413/14, pt 141, D. 2018. 865, obs. D. Ferrier
 ; 6 sept. 2017, Intel, aff. C-413/14, pt 141, D. 2018. 865, obs. D. Ferrier  ; 30 janv. 2020, Generics (UK) et al., aff. C-307/18, pt 140, RTD eur. 2020. 973, obs. L. Idot
 ; 30 janv. 2020, Generics (UK) et al., aff. C-307/18, pt 140, RTD eur. 2020. 973, obs. L. Idot  .
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2. N. Petit, Droit européen de la concurrence, 3e éd., 2020, LGDJ, p. 361, n° 857.
3. TPICE 30 sept. 2003, Atlantic Container Line AB et a. c/ Commission, aff. jtes T-191/98, T-212 à 214/98, pt 1109, affirmant que « il n’existe aucune exception au principe de l’interdiction des abus de position dominante en droit communautaire de la concurrence. En effet, contrairement à l’article [101 du TFUE], l’article [102 du TFUE] ne permet pas aux entreprises détenant une position dominante de solliciter l’octroi d’une exemption en faveur de leurs pratiques abusives » ; CJCE 11 avr. 1989, Ahmed Saeed Flugreisen, aff. C-66/86, relevant explicitement que « l’abus d’une position dominante n’est susceptible d’aucune exemption, de quelque façon que ce soit, un tel abus est simplement interdit par le traité », AJDA 1990. 281, chron. T. Debard et C. Alibert  ; D. 1990. 91
 ; D. 1990. 91  , obs. L. Cartou
, obs. L. Cartou  ; TPICE 10 juill. 1990, Tetra Pak Rausing SA c/ Commission, aff. T-51/89, pt 25 : « l’article 86 [actuel art. 102] exclut, en raison de la nature même de son objet, à savoir un abus, toute possibilité d’exception à l’interdiction », RTD eur. 1991. 653, obs. G. Bonet
 ; TPICE 10 juill. 1990, Tetra Pak Rausing SA c/ Commission, aff. T-51/89, pt 25 : « l’article 86 [actuel art. 102] exclut, en raison de la nature même de son objet, à savoir un abus, toute possibilité d’exception à l’interdiction », RTD eur. 1991. 653, obs. G. Bonet  .
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4. Arrêt, pts 190 s.
5. CJCE 12 déc. 1995, Luttikhuis, aff. C-399/93, pt 12, RTD com. 1996. 582, obs. C. Bolze, S. Retterer, C. Hendericksen et F. Thibault  ; RTD eur. 1996. 567, chron. J.-B. Blaise et L. Idot
 ; RTD eur. 1996. 567, chron. J.-B. Blaise et L. Idot  ; Communication de la Comm., Lignes directrices concernant l’application de l’art. 81, § 3, du Traité, JOUE n° C 101 du 27 avr. 2004, p. 97, pt 29.
 ; Communication de la Comm., Lignes directrices concernant l’application de l’art. 81, § 3, du Traité, JOUE n° C 101 du 27 avr. 2004, p. 97, pt 29.
6. Arrêt, pt 185, la CJUE refuse d’appliquer la règle des restrictions accessoires aux « comportements qui, indépendamment du point de savoir s’ils émanent ou non d’une telle association et quels que soient les objectifs légitimes d’intérêt général qui pourraient être invoqués pour les expliquer, violent par leur nature même l’article 102 TFUE ».
7. V. pour une synthèse engagée sur cette approche, N. Petit, op. cit., p. 412 s., nos 1024 s.
8. Consécutif aux orientations de 2009 de la Commission européenne ; Comm. CE, « Orientations sur les priorités retenues par la Commission pour l’application de l’article 82 CE aux pratiques d’éviction abusives des entreprises dominantes », JOCE n° C 45, 24 févr. 2009, p. 7.
9. Et on laissera aux sociologues du droit le soin d’analyser ce curieux emprunt du vocabulaire des sciences dures par une partie de la doctrine concurrentialiste.
10. En situation de concurrence « normale » le concurrent aussi efficace (c’est-à-dire celui dont les coûts ne sont pas supérieurs à ceux du dominant) devrait pouvoir rivaliser avec le dominant. S’il est évincé, la concurrence ne se fait donc pas par les mérites et il y a abus. En revanche, s’il a des coûts supérieurs et qu’il est évincé, c’est qu’il n’est pas aussi efficace que le dominant, lequel est alors plus compétitif et l’emporte bien grâce à ses mérites. Il n’y a donc pas d’abus ; v. pour une synthèse sur ce test, Rép. eur., v° Abus de position dominante, par D. Bosco, nos 60 s.
11. V. en ce sens, les concl. de l’avocate générale Kokott dans l’affaire Post Danmark II, 21 mai 2015, aff. C‑23/14, Post Danmark A/S contre Konkurrencerådet, pt 61 ; adde sur les conséquences pratiques bien différentes de l’approche « plus économique » par rapport à l’approche formaliste, le propos synthétique suivant, D. J. Gerber, Competition Law and Antitrust. A Global Guide, Oxford University Press, 2020, p. 74.
12. Ce type d’abus d’éviction est d’une appréhension complexe car, le plus souvent, ils consistent, pour le dominant, à baisser ses prix pour évincer ses concurrents. Or, les baisses de prix figurant parmi les principaux effets proconcurrentiels, l’établissement de leur caractère anticoncurrentiel requiert logiquement des preuves plus élaborées que pour sanctionner les pratiques qui ont l’effet inverse, à l’instar des cartels.
13. Même s’il faut préciser que la jurisprudence relative à l’actuel art. 102 a toujours suscité certaines interrogations depuis le Traité de Rome ; v. pour une perspective historique, P. Akman, The Concept of Abuse in EU Competition Law : Law and Economic Approaches, Hart Publishing, 2012.
14. V. par ex., J. M. Jacobson et D. P. Weick, Countering exclusion : the complainant’s obligation, Antitrust L. J, vol. 81, 2017, p. 423 s.
15. V. not., le premier arrêt CJUE 6 sept. 2017, Intel, aff. C-413/14 et sur cette affaire en général, L. Idot et al., Intel : The long awaited ECJ ruling, dossier, Concurrences n° 1-2018, p. 14 s. ; D. 2018. 865, obs. D. Ferrier 
16. CJUE 12 mai 2022, Servizio Elettrico Nazionale SpA, aff. C-377/20, D. 2023. 705, obs. N. Ferrier  ; RTD eur. 2022. 766, obs. L. Idot
 ; RTD eur. 2022. 766, obs. L. Idot  .
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17. CJUE 19 janv. 2023, Unilever Italia Mkt. Operations Srl, aff. C-680/20.
18. Arrêt, pts 129 à 138.
19. La référence à « l’exploitation abusive d’une position dominante » est en revanche trompeuse, car on pourrait croire que la Cour traite des abus d’exploitation (alors qu’elle évoque ensuite immédiatement les abus d’éviction). La version anglaise de l’arrêt est plus explicite : il est question de « abuse of dominant position ».
20. Expression qui n’a guère de sens sur le plan économique, v. en ce sens, C. Fumagalli et M. Motta, Economic Principles for the Enforcement of Abuse of Dominante Provision, CEPR Policy Insight, n° 125, janv. 2024, p. 6 s. ; B. Vesterdorf, Considération sur la notion de concurrence par les mérites, in G. Canivet (dir.), La modernisation du droit de la concurrence, LGDJ, 2006, p. 163 s.
21. Et il y a des raisons d’en douter car certains comportements semblent difficiles à classer, à l’instar des refus de contracter ou de la pratique du « pay for delay ».
22. Sur la distinction entre le test et le principe, v. P. Ibanez Colomo, The (second) modernisation of article 102 TFEU : reconciling effective enforcement, legal certainty and meaningful judicial review, J. of European Competition Law and Practice, 2023, p. 10.
23. V. aussi les concl. de l’avocate générale Kokott sur CJUE 11 janv. 2024, aff. C-48/22, Google Shopping, pts 188 s.
24. CJUE 19 janv. 2023, aff. C-680/20, préc., pt 39. Elle y avait apprécié la position du concurrent aussi efficace non seulement en fonction des prix (en analysant la structure des coûts), mais également « en termes […] de capacité d’innovation ou de qualité ». L’affirmation n’allait pas de soi, on le sait, car on aurait pu penser que ce test n’était véritablement utile que dans le cadre de l’appréciation de pratiques tarifaires, en le limitant finalement à un test comparant les prix et les coûts. C’était l’idée exprimée par le tribunal, notamment dans l’affaire Google Shopping, Trib. UE, 10 nov. 2021, aff. T-612/17, pt 538, Dalloz actualité, 22 nov. 2021, obs. F. Masmi-Dazi ; RTD eur. 2022. 766, obs. L. Idot  .
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25. Comm. UE, Annex to the Communication from the Commission. Amendments to the Communication from the Commission Guidance on the Commission’s enforcement priorities in applying Article 82 of the EC Treaty to abusive exclusionary conduct by dominant undertakings, 27 mars 2023, C(2023) 1923 final, pt 2.
26. Arrêt, pt 130.
27. CJUE 19 janv. 2023, Unilever, préc., pt 57.
28. CJUE 12 mai 2022, aff. C-377/20, préc., pt 77.
29. Selon la Cour : « au-delà des seuls comportements ayant pour effet actuel ou potentiel de restreindre la concurrence par les mérites en évinçant des entreprises concurrentes aussi efficaces du ou des marchés concernés, peuvent également être qualifiés d’« exploitation abusive d’une position dominante » des comportements dont il est démontré qu’ils ont soit pour effet actuel ou potentiel, soit même pour objet, d’empêcher à un stade préalable, par la mise en place de barrières à l’entrée ou par le recours à d’autres mesures de verrouillage ou à d’autres moyens différents de ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites, des entreprises potentiellement concurrentes ne serait-ce que d’accéder à ce ou ces marchés et, ce faisant, d’empêcher le développement de la concurrence sur ceux-ci au détriment des consommateurs, en y limitant la production, développement de produits ou de services alternatifs ou encore l’innovation ».
30. Selon elle, les règles litigieuses « doivent être considérées, par leur nature même, comme violant l’art. 102 TFUE en ce qu’elles revêtent un caractère discrétionnaire », arrêt, pt 148.
31. V. par ex., P. Ibanez Colomo, préc., p. 2.
32. En ce sens, l’avocat général Rantos n’identifiait que les rabais de fidélité comme comportement étant susceptible d’accueillir une telle qualification ; concl. de l’avocat général Rantos, CJUE 9 déc. 2021, aff. C‑377/20, not., pt 55.
33. Règl. (UE) 2022/1925 du Parlement européen et du Conseil du 14 sept. 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique, JO L 265, 12 oct. 2022, p. 1 ; v. déjà en ce sens, M.-A. Frison-Roche et J.-C. Roda, Droit de la concurrence, 2e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, n° 588
34. Sur ce sujet, v. C. S. Hemphill et T. Wu, Nascent Competitors, Univ. Pennsylvania L. Rev., vol. 168, 2020, p. 1879 s.
35. La Cour vise « le fait de conférer à une entreprise qui exerce une activité économique donnée le pouvoir de déterminer, de jure ou même de facto, quelles autres entreprises sont autorisées à exercer elles aussi cette activité ainsi que de fixer les conditions dans lesquelles cette dernière peut être exercée la place dans une situation de conflit d’intérêts et lui donne un avantage évident sur ses concurrents, en lui permettant de les empêcher d’accéder au marché concerné ou de favoriser sa propre activité », arrêt, pt 133.
36. En matière sportive, v. déjà CJCE 1er juill. 2008, Motosykletistiki Omospondia Ellados NPID, aff. C-49/07, pt 51, « Confier à une personne morale telle que l’ELPA, qui, elle‑même, organise et exploite commercialement des compétitions de motocycles, la tâche de donner à l’administration compétente un avis conforme sur les demandes d’autorisation présentées en vue de l’organisation de telles compétitions, revient de facto à lui conférer le pouvoir de désigner les personnes autorisées à organiser lesdites compétitions ainsi que de fixer les conditions dans lesquelles ces dernières sont organisées, et à octroyer, ainsi, à cette entité, un avantage évident sur ses concurrents », AJDA 2008. 1533, chron. E. Broussy, F. Donnat et C. Lambert  ; D. 2009. 519, obs. Centre de droit et d’économie du sport
 ; D. 2009. 519, obs. Centre de droit et d’économie du sport  ; RTD eur. 2009. 473, chron. L. Idot
 ; RTD eur. 2009. 473, chron. L. Idot  ; ibid. 775, chron. J.-B. Blaise
 ; ibid. 775, chron. J.-B. Blaise  .
.
37. Consid. 51 du règl. (UE) 2022/1195 : « les contrôleurs d’accès […] proposent certains produits ou services aux utilisateurs finaux par l’intermédiaire de leurs propres services de plateforme essentiels ou d’une entreprise utilisatrice sur laquelle ils exercent un contrôle, ce qui entraîne fréquemment des conflits d’intérêts »
38. Arrêt, pt 133.
39. V. encore le pt 137 où la Cour évoque, parmi d’autres modalités, un pouvoir « de contrôler cet accès », qui est donc, en tant que tel, contraire à la concurrence par les mérites. Lu en combinaison avec la notion « d’égalité des chances » du pt 133 (in limine ; sur laquelle, v. déjà CJUE 14 oct. 2010, Deutsche Telekom AG, aff. C-280/08, pt 230, RSC 2012. 315, chron. L. Idot  ; RTD eur. 2011. 409, obs. J.-B. Blaise
 ; RTD eur. 2011. 409, obs. J.-B. Blaise  ), le pt 137 prend tout son sens : détenir un pouvoir de contrôleur d’accès, de réglementation ou de sanction est contraire à la concurrence par les mérites, car il s’agit de moyens différents de ceux qui sont normalement mobilisables par les autres entreprises. En reliant cette approche du pouvoir avec les développements du pt 131, qui insiste sur « la mise en place de barrières à l’entrée », il est également possible d’imaginer que la Cour vise les cas dans lesquels des grandes plateformes numériques, sans adopter de stratégies aussi agressives, se contentent de jouer sur leurs technologies (et sur les mesures d’interopérabilité) pour fermer le marché : on sait que les barrières technologiques ou les investissements importants peuvent créer des zones où aucun concurrent ne risquera à s’aventurer (« innovation kill zone »). Le DMA tente d’y remédier, en imposant notamment l’interopérabilité. Mais la Cour, en filigrane, n’est pas loin d’adopter une approche aussi proactive. Car, au fond, il y a également une dimension régulatoire dans l’arrêt Super League, lorsque celui-ci indique par quelles manières une entreprise « contrôleuse d’accès » pourrait quitter la zone noire dans laquelle la détention du pouvoir stigmatisé l’a plongée.
), le pt 137 prend tout son sens : détenir un pouvoir de contrôleur d’accès, de réglementation ou de sanction est contraire à la concurrence par les mérites, car il s’agit de moyens différents de ceux qui sont normalement mobilisables par les autres entreprises. En reliant cette approche du pouvoir avec les développements du pt 131, qui insiste sur « la mise en place de barrières à l’entrée », il est également possible d’imaginer que la Cour vise les cas dans lesquels des grandes plateformes numériques, sans adopter de stratégies aussi agressives, se contentent de jouer sur leurs technologies (et sur les mesures d’interopérabilité) pour fermer le marché : on sait que les barrières technologiques ou les investissements importants peuvent créer des zones où aucun concurrent ne risquera à s’aventurer (« innovation kill zone »). Le DMA tente d’y remédier, en imposant notamment l’interopérabilité. Mais la Cour, en filigrane, n’est pas loin d’adopter une approche aussi proactive. Car, au fond, il y a également une dimension régulatoire dans l’arrêt Super League, lorsque celui-ci indique par quelles manières une entreprise « contrôleuse d’accès » pourrait quitter la zone noire dans laquelle la détention du pouvoir stigmatisé l’a plongée.
40. Arrêt, pt 134.
41. Arrêt, pt 136. Si de telles conditions sont réunies, l’infraction est-elle évitée, comme semble le laisser entendre la Cour, ou rebascule-t-on dans une approche par les effets classiques ? La seconde option semble la plus convaincante. Autrement dit, malgré ces précautions, l’hypothèse de l’abus n’est pas écartée, si l’autorité ou le plaignant parvient à prouver l’existence d’un comportement malgré tout anormal, avec des effets néfastes sur le marché.
42. CJCE 25 oct. 1977, Metro SB-Großmärkte GmbH & Co. KG, aff. 26/76.
43. V. 1re partie de ce commentaire.
44. Sur le sujet, v. M.-A. Frison-Roche et J.-C. Roda, Droit de la concurrence, op. cit., nos 621 s. et les références citées. En droit interne, on renverra à l’affaire des droits voisins où, là encore, les engagements imposés avaient une coloration FRAND nettement marquée , Aut. conc., décis. n° 22-D-13 du 21 juin 2022 relative à des pratiques mises en œuvre par Google dans le secteur de la presse (v. spéc. les engagements).
45. Sur cette idée, v. P. Ibanez Colomo, The New Competition Law, Hart publ., 2023, p. 99.
46. V. déjà, R. Amaro et H. Piffault, L’essor d’une régulation sectorielle du numérique ou la continuation de la politique de concurrence par d’autres moyens, in C. Prieto (dir.), L’intégration des considérations d’intérêt public dans l’application des règles de concurrence, Acte du colloque du 26 nov. 2020, Concurrences n° 2-2021, p. 69 s.
CJUE 21 déc. 2023, aff. C-333/21
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