L’arrêt Sony c/ Datel : pas de contrefaçon pour le programme permettant de tricher dans un jeu vidéo
Par un arrêt du 17 octobre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne a décidé que la valeur des données variables insérées par un programme dans la mémoire vive d’un ordinateur et utilisées par ledit programme au cours de son exécution n’entrait pas dans le champ de la protection accordée par le droit spécial propre au logiciel. Si la décision est d’une grande importance pour le monde du jeu vidéo, sa portée peut toutefois être discutée, notamment en raison du choix de limiter l’action au seul droit du logiciel lorsque d’autres voies étaient possibles.
(Donner les moyens de) tricher, est-ce contrefaire ? C’est, en substance, la question qu’était appelée à trancher la Cour de justice de l’Union européenne dans le cadre du contentieux opposant depuis plus de dix ans Sony à Datel, société développant, produisant et distribuant des logiciels (add-on) offrant des outils de triche pour des jeux vidéo.
En l’espèce, en effet, deux appareils fonctionnant sur la PSP, console portable de Sony, permettaient de tricher sur plusieurs jeux vidéo, dont « MotorStorm : Artic Edge », notamment en supprimant toute restriction à l’utilisation du mode « turbo » ou en permettant d’accéder à des conducteurs qui étaient en principe conditionnés à l’obtention d’un certain nombre de points dans le jeu. Sony a donc agi en invoquant que ces outils impliquaient une transformation du logiciel au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 2009/24/CE consacrant le droit spécial propre au programme d’ordinateur. Au terme d’une procédure initiée en 2012, deux questions préjudicielles sont transmises à la Cour de justice et sont ainsi formulées :
« 1) Y a-t-il une atteinte au champ d’application de la protection d’un programme d’ordinateur en vertu de l’article 1er, paragraphes 1 à 3, de la directive 2009/24 lorsque le code objet ou le code source d’un programme d’ordinateur ou [de] sa reproduction n’est pas modifié, mais qu’un autre programme fonctionnant en même temps que le programme d’ordinateur protégé modifie le contenu des variables que le programme d’ordinateur protégé a insérées dans la mémoire vive et qu’il utilise au cours de l’exécution de ce programme ?
2) Y a-t-il une transformation, au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 2009/24, lorsque le code objet ou le code source d’un programme d’ordinateur ou [de] sa reproduction n’est pas modifié, mais qu’un autre programme fonctionnant en même temps que le programme d’ordinateur protégé modifie le contenu de variables que le programme d’ordinateur protégé a transféré dans la mémoire vive et qu’il utilise au cours de l’exécution de ce programme ? ».
La Cour de justice, par un arrêt du 17 octobre 2024, considère que le contenu des variables que le programme a insérées dans la mémoire vive utilisée lors de son exécution ne relève pas du champ de la protection, de sorte qu’il n’y a même pas lieu de répondre à la seconde question. Sony ne peut donc solliciter l’interdiction de ces logiciels de triche. La décision, si elle peut sembler a priori tout à la fois décisive pour le secteur et très sévère pour les titulaires de droits, doit toutefois être recontextualisée, au premier titre vis-à-vis de l’objet de la demande de Sony. Au-delà, il faut rappeler que la décision ne porte que sur les logiciels utilisés dans des campagnes solo ; s’agissant des logiciels de triche utilisés par des joueurs en multi, les sanctions (de bannissement, par ex.) sont fréquemment prévues par les conditions générales d’utilisation et aisément prononcées.
Le choix étonnant de fonder l’action sur la transformation du logiciel
Sony a fait le choix, assez surprenant, de fonder son action exclusivement sur le droit d’autoriser ou d’interdire la transformation du programme d’ordinateur, prérogative reconnue par la directive de droit spécial du droit d’auteur propre à cette œuvre numérique. La Cour de justice a considéré qu’il n’y avait pas lieu d’examiner la question sur le terrain du droit commun (décision, pt 29) et le cas échéant de reformuler la question comme elle le fait parfois, notamment parce que la demande elle-même ne faisait pas apparaître la nécessité d’une telle reformulation (décision, pt 28). Or, pour énoncer les choses de manière un peu abrupte, le combat était sans doute perdu d’avance sur ce seul terrain : à cet égard, la lecture des conclusions de l’avocat général (concl. de l’avocat général, M. Szpunar, 25 avr. 2024) est particulièrement éclairante. Celui-ci relève en effet que, contrairement à ce qui avait été soutenu, les deux questions préjudicielles étaient liées et non indépendantes l’une de l’autre. Partant, et comme le relèvent les conclusions au point 61, « lorsque l’article 4, paragraphe 1, sous b), de ladite directive se réfère à la “transformation d’un programme d’ordinateur”, il y a nécessairement lieu d’entendre par “programmes d’ordinateur” les éléments protégés en vertu de l’article 1er de la même directive. La réponse à la seconde question préjudicielle découle donc directement de celle qui sera donnée à la première, de sorte qu’il n’y a pas besoin de répondre séparément à la seconde question ». En d’autres termes, si ce qui est utilisé dans la supposée « transformation » ne relève pas de la notion de programme, alors il devient inutile de s’interroger sur l’existence et l’étendue de cette transformation. Et c’est bien le problème de l’espèce : le juge, suivant les conclusions de l’avocat général, considère que le contenu des variables n’entre pas dans le champ de la protection, laquelle est limitée à « l’expression littérale du programme d’ordinateur » ; c’est en effet dans le code (source comme objet) que se reflète la création intellectuelle (décision, pt 38), ce qui permet de rappeler qu’une distinction claire existe entre le code et ses fonctionnalités (concl. de l’avocat général, pt 36), lesquelles ne donnent au contraire pas prise à la protection. Or, la variable s’entend comme « un emplacement dans la mémoire de l’ordinateur dans lequel des informations, autrement dit des données, sont insérées pendant l’exécution d’un programme d’ordinateur et auquel ce programme peut accéder afin d’utiliser ces informations dans la réalisation de ses tâches. Le code du programme définit normalement les paramètres de la variable, tels que son emplacement dans la mémoire, son nom, le type de données qui peuvent y être insérées, etc. » (concl. de l’avocat général, pt 44). Or, « L’information concrète insérée dans un tel emplacement est appelée “valeur” de la variable. Si les paramètres de la variable ne changent pas pendant l’exécution du programme, sa valeur peut, elle, changer, en fonction des informations que le programme obtient de l’extérieur, par exemple de la part de l’utilisateur » (ibid.). L’avocat général en déduit que si les paramètres des variables sont susceptibles de recevoir protection si leur originalité est caractérisée, parce qu’ils constituent des « éléments intégraux du code » (concl. de l’avocat général, pt 45), ces paramètres ne sont pas modifiés par le logiciel de triche litigieux. Celui-ci n’a d’incidence que sur la valeur des variables (tenue pour synonyme du contenu des variables), c’est-à-dire « les données qui sont insérées dans ces emplacements de la mémoire de l’ordinateur et que le programme de Sony prend ensuite en compte pour exécuter, conformément aux instructions écrites dans son code, différentes tâches » (concl. de l’avocat général, pt 46). Dès lors, il reste à déterminer si ces valeurs des variables sont protégées par la directive. Et une réponse négative s’impose, pour plusieurs raisons : elles sont des données externes au code protégé (concl. de l’avocat général, pt 47), elles ne sont pas originales (concl. de l’avocat général, pt 48) et présentent un caractère si éphémère et susceptible de modifications constantes qu’elles ne sont pas identifiables avec suffisamment de précision et d’objectivité (concl. de l’avocat général, pt 49). Où l’on retrouve ici le critère, dégagé dans le fameux arrêt Levola (CJUE 13 nov. 2018, Levola Hengelo BV c/ Smilde Foods BV, aff. C-310/17, Dalloz actualité, 23 nov. 2018, obs. N. Nalepa ; ibid., 27 nov. 2018, obs. J. Daleau ; D. 2018. 2464
, note F. Pollaud-Dulian
; Dalloz IP/IT 2020. 178, obs. P. Sirinelli
; RTD eur. 2019. 930, obs. E. Treppoz
) pour exclure les saveurs du champ de la protection conférée par le droit commun et la directive 2001/29/CE. Partant, le contenu des variables se voit refuser la protection par la Cour de justice, qui suit la proposition de l’avocat général. Le juge considère en effet que « le logiciel de Datel est installé par l’utilisateur sur la console PSP et s’exécute en même temps que le logiciel de jeu. […] Ce logiciel ne modifie ou ne reproduit ni le code objet, ni le code source, ni la structure interne et l’organisation du logiciel de Sony, utilisé sur la console PSP, mais se limite à modifier le contenu des variables temporairement insérées par les jeux de Sony dans la mémoire vive de la console PSP, qui sont utilisées pendant l’exécution du jeu, de sorte que celui-ci s’exécute sur la base de ces variables au contenu modifié » (décision, pt 50). Le logiciel de triche « ne permet pas, en tant que tel, de reproduire ce programme ni une partie de celui-ci mais présuppose, au contraire, que ce programme soit exécuté en même temps » (décision, pt 51). À défaut donc de se reposer sur un élément protégé du programme de Sony, le logiciel de Datel n’est pas illicite sur ce fondement. Le contenu des données variables insérées par un programme dans la mémoire d’un ordinateur et utilisées lors de l’exécution échappe à la protection. Sony ne pouvait donc obtenir de sanction sur ce terrain. Une autre piste était toutefois envisageable.
Quid de la voie du droit sur le jeu comme œuvre complexe ?
L’arrêt (pt 29) comme, avant lui, les conclusions de l’avocat général (pt 73) relèvent que l’action n’a pas été intentée sur le fondement de la directive 2001/29/CE. C’est là un choix surprenant, car un angle stratégique aurait sans doute été celui de l’atteinte non pas au seul logiciel, mais au jeu vidéo dans son ensemble, a fortiori parce qu’il est acquis au niveau européen, depuis l’arrêt Nintendo, qu’il s’agit là d’une création complexe (CJUE 23 janv. 2014, aff. C-355/12, D. 2014. 272
; ibid. 2078, obs. P. Sirinelli
; JAC 2014, n° 11, p. 12, obs. E. Scaramozzino
; RTD com. 2014. 108, chron. F. Pollaud-Dulian
) permettant de mettre en œuvre non seulement la directive 2009/24/CE sur la partie logicielle mais encore la directive 2001/29/CE sur les parties relevant du droit commun. Or, notamment, le logiciel dont la licéité était contestée en l’espèce ne peut-il être analysé comme portant atteinte aux droits sur le jeu et notamment au droit à l’intégrité de l’œuvre ? Si, en effet, la prérogative extrapatrimoniale est aussi réduite que le permet la Convention de Berne s’agissant du logiciel (ce qui empêchait sans doute une action fondée sur le droit moral logiciel), elle redevient pleinement efficace lorsque le débat se déplace sur le terrain du droit commun du droit d’auteur. Et, sur ce fondement, la question peut être abordée de plusieurs façons. Une première lecture serait de considérer que le logiciel litigieux se contente d’avoir une incidence sur le gameplay. C’est, implicitement, ce que faisait valoir Sony en invoquant le fait que c’était « l’expérience du jeu créée par le programmeur qui devait recevoir protection », ce dont l’avocat général déduit que cela reviendrait à reconnaître une protection des idées (concl. de l’avocat général, pts 52 et 54). Et il est vrai qu’en dépit de l’existence, dans la jurisprudence française, d’une décision de fond isolée reconnaissant la protection du gameplay (TGI Lyon, 3e ch., 8 sept. 2016, n° 05/08070, Dalloz IP/IT 2017. 651, obs. J. Groffe
), celle-ci ne semble pas légitime.
À nouveau donc, même sur le terrain du droit commun du droit d’auteur, l’atteinte portée aux droits par le logiciel de triche ne pourrait être identifiée, faute là encore d’œuvre protégeable. Est-ce toutefois la seule piste possible ? Le scénario, lui aussi protégé par le droit commun, n’est-il pas atteint par la mise en œuvre d’outils de triche ? Lorsqu’un booster peut être utilisé pendant la totalité du jeu alors que ce n’est pas prévu par les auteurs de ce dernier, où lorsque des éléments sont « déverrouillés » plus tôt que prévu, cela n’a-t-il pas une incidence sur le scénario ? Sur ce point, l’analyse menée par l’avocat général peut susciter le débat. Il considère en effet – lorsqu’il raisonne au sujet du programme, mais la réflexion est transposable sur le terrain du droit commun – que ne constitue pas une atteinte au droit d’auteur « le fait pour un utilisateur légitime de ce programme de modifier, lors de l’utilisation du programme et sans en altérer le code, la façon dont ledit programme fonctionne, de manière non conforme aux intentions de son créateur, que ce soit avec ou sans l’aide d’un logiciel tierce. De la même manière, l’auteur d’un roman policier ne peut pas interdire au lecteur d’aller à la fin du roman pour vérifier qui est le tueur, même si cela gâche le plaisir de la lecture et anéantit les efforts de l’auteur à maintenir le suspense. La protection demandée par Sony est d’ailleurs illusoire : un joueur peut simplement ne pas vouloir ou ne pas être capable de progresser dans le jeu de la manière imaginée par son auteur et celui-ci ne se déroulera pas comme prévu. Parlerait-on alors aussi d’une ingérence dans les droits du titulaire ? » (concl. de l’avocat général, pt 57). Or, cet argument n’emporte pas pleinement la conviction. Ici, ce n’est pas le seul comportement du joueur qui a une incidence sur le déroulement du jeu. Pour poursuivre l’analogie entre l’œuvre littéraire et le jeu vidéo, lire un livre en « fonçant » vers la fin se rapprocherait davantage d’un « speedrun » (forme de défi qui consiste précisément à finir un jeu de la manière la plus rapide possible, le cas échéant en exploitant d’éventuels glitchs du logiciel), lequel ne modifie pas l’architecture du jeu. Or, ici, c’est la structure même du scénario qui est modifiée par l’intervention du logiciel et non simplement la façon d’utiliser l’œuvre : l’utilisation « cheatée », qui propose de facto un autre déroulement, n’est pas possible sans le logiciel, alors que le fait de commencer un livre par la fin non seulement est possible sans aucune autre intervention et ne concerne donc effectivement que l’utilisateur dans son rapport à l’œuvre, mais surtout ne modifie pas la structure narrative de l’œuvre, qui demeure inchangée. C’est donc bien le logiciel de triche qui permet de modifier le déroulé du scénario interactif en contradiction avec les choix des auteurs, de sorte que l’atteinte à l’intégrité de l’œuvre pourrait être envisagée. L’avocat général ne détaille d’ailleurs pas les raisons de l’exclusion d’une atteinte et se place au surplus exclusivement sur le terrain du droit de reproduction (concl. de l’avocat général, pt 77). Enfin, la reproduction des effets audiovisuels (personnages, sons, etc.) générée à l’écran lors de la reproduction du programme aurait également pu être une piste. Si l’avocat général considère que l’exception de copie transitoire aurait pu permettre de faire obstacle à la sanction (concl. de l’avocat général, pt 76), l’affirmation pouvait, là encore, être discutée, notamment quant à la condition d’utilisation licite de l’œuvre. Or, si la condition n’est pas remplie, alors les effets sont bien reproduits sans autorisation et sans le bénéfice d’une exception, de sorte que l’atteinte au droit patrimonial est susceptible d’être caractérisée. En d’autres termes, le droit commun applicable à certaines dimensions du jeu vidéo offrait sans doute des pistes plus riches que le seul droit spécial propre à la création logicielle.
Quid des autres fondements ?
Au-delà de la réflexion menée sur le strict terrain du droit d’auteur (et qui aurait de toute façon pu être étendue au-delà de la seule lex specialis de la dir. 2009/24/CE), il y avait d’autres fondements possibles à l’action. Au surplus de la propriété industrielle (les brevets mais aussi les marques) et pour quitter pleinement les terres de la propriété intellectuelle, il existait d’autres pistes envisageables ; celles-ci sont d’ailleurs, et cela est suffisamment rare pour être relevé, identifiées par l’avocat général lui-même, comme la concurrence déloyale (concl. de l’avocat général, pt 25). Dans l’absolu, une autre voie serait aujourd’hui possible, sur le terrain contractuel, cette fois-ci à l’encontre des joueurs, pour non-respect des conditions générales d’utilisation qui stipulent désormais presque systématiquement l’interdiction d’un tel recours. Sur ce dernier fondement toutefois, l’affaire doit être recontextualisée d’un point de vue temporel : le litige portait sur un jeu de la PSP, console portable commercialisée en 2004, soit à une période où les jeux étaient bien moins « connectés » qu’aujourd’hui. Le joueur avait donc une liberté plus grande, à tout le moins lorsqu’il s’agissait de jeux solo, sans connexion. Or, désormais, y compris pour des parties de jeux qui n’interviendraient pas en multi, la connexion est très souvent nécessaire. L’acceptation des conditions générales d’utilisation au début du jeu devient donc un quasi-automatisme, même pour les jeux en mode solo. Libre aux titulaires d’intégrer une clause interdisant le recours à ces logiciels, comme cela se fait largement pour les jeux en multi. Il s’agit alors certes de déplacer le curseur vers le joueur et non plus sur celui qui commercialise le logiciel de triche. Toutefois, les sanctions (not., les bannissements) sont souvent très médiatisées et la crainte générée par celles-ci auprès des communautés de joueurs pourrait permettre de tarir la création de ce type d’outils « à la source ».
En tout état de cause, le fait que la demande ait été limitée au seul droit spécial propre au logiciel donne un sentiment d’inachevé : c’est là une occasion manquée, qui cantonne la portée de l’arrêt aux strictes limites de la lex specialis. Mieux vaut donc se garder (et c’est heureux) de faire dire à la Cour ce qu’elle ne dit pas et de considérer que la décision affirme la pleine licéité des logiciels de triche.
CJUE 17 oct. 2024, Sony c/ Datel, aff. C-159/23
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