Le Défenseur des droits dans le procès civil

En donnant au Défenseur des droits le droit de présenter des observations par lui-même ou par son représentant, dont rien n’interdit qu’il soit un avocat, la loi ne lui a pas pour autant conféré la qualité de partie. Dès lors, le Défenseur des droits n’est pas concerné par une ordonnance de clôture et peut dans tout dossier demander à présenter des observations écrites ou à être entendu, son audition étant alors de droit. De telles dispositions ne méconnaissent pas en elles-mêmes les exigences du procès équitable et de l’égalité des armes dès lors que les parties sont en mesure de répliquer par écrit et oralement et que le juge apprécie la valeur probante des pièces qui lui sont fournies et qui ont été soumises au débat contradictoire.

Il est rare que le Défenseur des droits intervienne dans une instance civile. Lorsqu’il le fait néanmoins, il bouscule les constructions théoriques habituelles tant au regard de la qualité procédurale qu’il arbore qu’au regard des modalités de son intervention, au sens générique du terme.

Une personne est engagée en qualité d’assistant commercial et opérationnel par une société de location de voitures par contrat de travail à durée indéterminée en 2007. Par requête du 28 février 2011, le salarié saisit une juridiction prud’homale aux fins d’obtenir un rappel de salaire et des dommages-intérêts en raison du non-respect des dispositions d’un accord collectif ainsi que de diverses demandes au titre d’une discrimination procédant de l’origine.

Par lettre du 22 janvier 2014, l’employeur notifie un avertissement au salarié qui est finalement licencié pour faute grave le 14 mars 2014. Le salarié saisit le Défenseur des droits, qui présente des observations devant le conseil de prud’hommes. La teneur du jugement rendu par ce dernier est inconnue. En tout cas, appel est interjeté et, là encore, le Défenseur des droits dépose ses observations, pièces et écritures, avec cette particularité qu’il intervient le 11 février 2022, soit postérieurement à la clôture intervenue le 8 février 2022. Par arrêt du 1er juillet 2022, la cour d’appel statue en faveur de l’employé.

L’employeur forme un pourvoi. Il fait notamment grief à l’arrêt d’avoir rejeté ses demandes tendant à faire déclarer irrecevable l’intervention du Défenseur des droits et à obtenir le rejet de ses pièces et observations – étant entendu que, dans l’esprit du requérant, ceux-ci ont contribué à sa condamnation sur le fond.

Selon le requérant à la cassation, il y eut là une rupture dans l’égalité des armes : il estime s’être trouvé dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire, « soutenu » par le Défenseur des droits. En particulier, il estime que les conditions d’intervention de ce dernier posent difficultés à deux égards : d’une part, celui-ci a pu présenter ses observations, pièces et écritures après la clôture ; d’autre part, l’employeur estime n’avoir pas été en mesure d’y répondre convenablement.

Deux questions de droit liées sont adressées à la Cour de cassation : le Défenseur des droits qui décide de présenter ses observations dans le cadre d’une instance civile acquiert-il par là la qualité de partie ? Quel est le régime procédural de son intervention ?

À la première question, la Cour répond clairement : le Défenseur des droits qui fait usage de son droit de présenter des observations dans une instance civile n’a pas pour autant la qualité de partie. La chambre sociale s’appuie sur l’article 33 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits.

La réponse à la seconde question découle de celle apportée à la première. D’une part, le Défenseur des droits n’ayant précisément pas la qualité de partie, il n’est pas concerné par l’ordonnance de clôture et peut dans tout dossier demander à présenter des observations écrites ou à être entendu, son audition étant alors de droit. D’autre part, et en contrepoint, la chambre sociale rappelle que, pour être conforme au droit au procès équitable en général et au principe d’égalité des armes en particulier, l’intervention du Défenseur des droits doit permettre la contradiction. En outre, le juge apprécie la valeur probante des pièces qui lui sont fournies par le Défenseur des droits de façon souveraine.

Le pourvoi est rejeté en conséquence, la chambre sociale estimant que l’impératif du contradictoire fut au cas d’espèce respecté.

Voici dans l’ensemble une décision qui consolide la qualité procédurale du Défenseur des droits lorsqu’il intervient dans le cadre d’un procès civil. Elle éclaircit dans le même temps les modalités de son intervention.

La qualité procédurale du Défenseur des droits

Pour mémoire, le Défenseur des droits est une autorité administrative indépendante qui dispose d’une assise constitutionnelle (Const. du 4 oct. 1958, art. 71-1). Il a notamment pour mission de lutter contre tous les types de discrimination, à l’instar de la défunte Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), dont il a repris les attributions. Selon l’article 33 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, les juridictions civiles, administratives et pénales peuvent, d’office ou à la demande des parties, l’inviter à présenter des observations écrites ou orales ; le Défenseur des droits peut lui-même demander à présenter de telles observations et, en ce cas, son audition est de droit.

Auparavant, on vient de l’écrire, c’est la HALDE qui exerçait la mission de lutte contre les discriminations. Elle pouvait identiquement intervenir, pour ainsi dire, devant les différentes juridictions françaises. Rapidement, il a fallu que la jurisprudence se positionne sur la qualité procédurale de la HALDE au cas où elle déciderait de présenter des observations devant une juridiction. Il va de soi que la qualité de partie demanderesse ou défenderesse n’a jamais été sérieusement envisagée : l’autorité ne formait aucune prétention en propre ni ne défendait contre la moindre prétention au fond. C’est plutôt la qualité de partie intervenante qui a été envisagée.

Cette qualification formelle d’« intervenant », au sens que lui donne le code de procédure civile, a été finalement exclue (Soc. 2 juin 2010, n° 08-40.628, Dalloz actualité, 22 juin 2010, obs. L. Perrin ; D. 2010. 1489 ; Dr. soc. 2010. 992, obs. J. Mouly ; RDT 2010. 457, obs. E. Serverin et T. Grumbach ). En particulier, il fut considéré que la HALDE n’était pas un intervenant volontaire accessoire. L’explication est là : cette autorité n’interviendrait pas au soutien d’une partie au procès ; elle ferait simplement valoir son point de vue général à l’occasion d’une affaire particulière. Voilà qui était naturellement discutable mais, en droit, il est vrai que la HALDE n’était pas véritablement là pour soutenir la position d’une partie : elle était là pour lutter généralement contre les discriminations et faire valoir ses observations à cette fin.

Simultanément, la jurisprudence s’est articulée autour de la conviction suivante : en donnant à la HALDE le pouvoir de présenter des observations par elle-même ou par représentant, la loi ne lui a pas pour autant conféré la qualité de partie (Soc. 2 juin 2010, n° 08-40.628, préc. ; 16 nov. 2010, n° 09-42.956, D. 2011. 265, obs. N. Fricero ; rappr. Soc. 20 oct. 2011, n° 10-30.258). C’est ainsi, de façon somme toute négative, que la qualité procédurale de la HALDE a été déterminée.

Où l’on voit en quoi le présent arrêt est classique : il applique au Défenseur des droits, successeur de la HALDE, la jurisprudence relative à cette dernière. La situation qui en découle est objectivement inhabituelle : le Défenseur des droits est dans la cause… mais sans être partie.

On dira que la situation n’est pas à ce point inhabituelle : le ministère public qui fait connaître son avis sur l’application de la loi ne joue-t-il pas un rôle tout à fait semblable ? À quoi on serait tenté d’objecter que le ministère public est alors partie malgré tout, du moins à lire le code de procédure civile ; il n’est certes pas partie principale mais il est partie jointe, ce qui emporte des conséquences. En réalité, lorsqu’il est partie jointe, le ministère public se mue en rapporteur public et n’a pas, matériellement, la qualité de partie. Le parallèle est donc autorisé.

Un rapprochement avec les amicii curiae est-il aussi possible ? C’est tentant à ceci près que la mission d’expertise de droit de l’ami de la Cour nous paraît configurée d’une façon fondamentalement différente. L’ami de la Cour expose son point de vue sur la consistance voire la bonne application du droit en fonction de la question qui lui est posée par la juridiction qui l’invite, étant rappelé qu’il n’expose son point de vue que s’il y est convié. Le Défenseur des droits décide pour sa part de l’opportunité de son intervention et n’agit devant les juridictions civiles que de façon finalisée, notamment dans le but de lutter contre les discriminations. C’est sa boussole constitutionnelle. Le parallèle avec l’amicus curiae semble donc inopportun même s’il y a possiblement une parenté intellectuelle dans leur façon d’intervenir au procès civil.

Au fond, force est de constater que la qualité procédurale du Défenseur des droits ne rentre pas dans les catégories usuelles dessinées par le code de procédure civile s’agissant des protagonistes du procès civil. Mais, à la réflexion, est-ce problématique ? Abstraction faite de l’inconfort intellectuel généré par cette configuration, la Constitution française donne une mission essentielle au Défenseur des droits de lutte contre les discriminations ; une loi organique organise son intervention, au sens générique du terme, notamment devant les juridictions civiles. Dès lors, il n’est certainement pas au pouvoir du règlement de mettre un quelconque obstacle à cette intervention au motif qu’elle ne s’inscrirait pas bien dans les qualifications prévues par le code de procédure civile.

Il revient néanmoins à la jurisprudence de combler cette lacune textuelle et de préciser les modalités d’intervention du Défenseur des droits.

Les modalités d’intervention du Défenseur des droits

Le présent arrêt opère trois précisions dans le droit fil de la jurisprudence antérieure.

Tout d’abord, même s’il n’est pas partie au procès, le Défenseur des droits peut y être représenté, notamment par avocat – ce qui était et demeure une curiosité. On comprend aussi que le Défenseur des droits peut toujours présenter ses observations lui-même, même dans les procédures avec représentation obligatoire (§§ 8 et 10), ce qui est là cohérent avec le fait qu’il n’est pas partie au procès civil. La chambre sociale approuve ainsi volontiers la cour d’appel d’avoir retenu que le « Défenseur des droits qui intervient en application de l’article 33 de la loi organique du 29 mars 2011 n’est pas une partie tenue aux dispositions des articles 901 et suivants du code de procédure civile » (§ 10).

Ensuite, comme il n’est pas partie au procès, le Défenseur des droits n’est pas concerné par l’ordonnance de clôture (§ 10). Il peut intervenir en amont de la clôture comme en aval : lorsqu’il entend intervenir à la cause, son audition est de droit en tous les cas, ainsi que l’article 33 de la loi organique le prévoit. En contrepoint, son intervention ne doit pas conduire à sacrifier le principe du contradictoire : le Défenseur des droits n’est certes pas une partie mais il présente des observations qui sont structurellement de nature à peser sur l’examen de la cause civile. En conséquence, la partie adverse, pour ainsi dire, doit pouvoir y répondre, de la même façon qu’elle doit pouvoir répondre au ministère public partie jointe qui fait connaître son avis sur l’application de la loi. La chambre sociale rappelle opportunément que les modalités procédurales d’intervention du Défenseur des droits, exorbitantes du droit commun, ne méconnaissent pas en elles-mêmes les exigences du procès équitable et l’égalité des armes « dès lors que les parties sont en mesure de répliquer par écrit et oralement à ces observations » (§ 9).

En l’occurrence, on peut tout de même être gêné par l’application faite par la cour d’appel approuvée en cela par la chambre sociale de la Cour de cassation. En l’espèce, il est constant, croyons-nous, que l’employeur n’a pas pu répliquer aux observations présentées par le Défenseur des droits, en raison de la clôture qui lui était opposable. En revanche, le juge d’appel se satisfait de savoir que la société employeur « a été informée de son intention d’intervenir et des arguments déjà présentés par le Défenseur des droits devant le conseil de prud’hommes et que les pièces du Défenseur des droits ont été notifiées à la société par le salarié, de sorte que la société a pu répliquer de façon contradictoire aux observations et pièces émanant du Défenseur des droits » (§ 11). Cette motivation est décevante.

C’est une chose d’anticiper une possible intervention du Défenseur des droits et une autre de la subir véritablement. De même, ce n’est parce que le Défenseur des droits est intervenu devant le premier juge qu’il interviendra nécessairement devant le juge d’appel, et de la même façon. C’est encore une chose de répondre à la partie adverse qui produit les observations du Défenseur des droits et c’en est une autre de répondre au Défenseur des droits lui-même. Si l’on résume sur ce point la décision en grossissant le trait, la contradiction serait préservée par cela que l’employeur pouvait anticiper l’intervention du Défenseur des droits – en son principe et son contenu – et y parer d’avance, ce qu’il lui incombait finalement de faire. On peut être sceptique car tel n’est pas le sens usuel de la contradiction. Le principe du contradictoire implique de pouvoir répondre aux moyens et fins développés par une partie adverse ; il n’implique pas un devoir d’anticiper les moyens et fins qui seront possiblement développés par une potentielle partie adverse, pour ainsi dire. La Cour de cassation emploie le mot juste lorsqu’elle évoque la contradiction : « répliquer ». Or on réplique rarement par avance. Étrange décision donc qui procède d’une conception basse de la contradiction et, finalement, du droit au procès équitable.

Enfin, la chambre sociale ajoute qu’il faut encore que « le juge apprécie la valeur probante des pièces qui lui sont fournies par le Défenseur des droits et qui ont été soumises au débat contradictoire » (§ 9). La précision n’est pas inutile ; c’est à la fois un rappel adressé aux juges du fond – qui ne doivent pas se sentir liés ni ne se laisser impressionner par l’intervention du Défenseur des droits – et une clef d’explication à l’adresse du juge de Strasbourg qui pourrait connaître de l’affaire à l’avenir. Il ne faudrait en effet pas qu’une partie publique qui n’est pas partie à la procédure puisse, à sa convenance, s’ingérer dans une instance civile qui oppose des parties privées pour faire connaître son avis à la juridiction sur la façon de la régler, laquelle juridiction serait obligée de suivre. Il y aurait là une ingérence parfaitement incompatible avec les exigences du procès équitable parmi lesquelles le principe d’indépendance du tribunal appelé à statuer sur la cause.

Nous le disions en introduction : il est rare que le Défenseur des droits intervienne dans une instance civile. Sous le grand angle de la justice civile et sociale, on peut le regretter. En revanche, sous le petit angle de la procédure civile, on s’en réjouirait presque tant son intervention bouscule et dérange les constructions juridiques classiques, au point de forcer le processualiste à douter de la solidité de leurs fondations.

 

Soc. 26 juin 2024, F-B, n° 22-19.432

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