Le droit à la preuve vient-il d’achever le secret professionnel de l’avocat ?
Dans un arrêt destiné à la fois au Bulletin et aux sélectives Lettres de chambre, la Cour de cassation précise que le secret professionnel de l’avocat n’est pas en lui-même un obstacle à des mesures d’instruction ordonnées sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile afin d’établir une faute commise par ce dernier. Retour sur cette décision à l’intersection entre secret professionnel de l’avocat et droit à la preuve de son client.
La question du droit à la preuve continue de passionner la Cour de cassation (v. sur l’opposition entre droit à la preuve et présomption de connaissance du vice, Com. 5 juill. 2023, n° 22-11.621 FS-B, Dalloz actualité, 11 juill. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1885
, note A. Hyde
; RTD civ. 2023. 704, obs. J. Klein
; RTD com. 2023. 716, obs. B. Bouloc
; en droit social, v. par ex., Soc. 6 sept. 2023, n° 22-13.783 F-B, D. 2023. 1990
, note J. Mouly
; Dr. soc. 2023. 899, étude P. Barincou
; ibid. 922, obs. C. Radé
). À ce titre, comment ne pas citer ici l’audience filmée d’assemblée plénière examinée le 24 novembre 2023 concernant la valeur devant le juge civil d’une preuve obtenue de façon déloyale ? Si la décision regroupant ces deux affaires est attendue pour la fin du mois de décembre, la première chambre civile a publié un très important arrêt ce mercredi 6 décembre sur une thématique proche. Celui-ci intéresse l’intersection subtile et délicate entre droit à la preuve et secret professionnel de l’avocat.
À l’origine du pourvoi, on retrouve une relation classique de prestations juridiques ayant donné lieu à un contrat en date du 15 juillet 2010 entre une société et un avocat. Le 19 mars 2019, le client soutient que son avocat a commis un détournement de clientèle et une rétention de dossiers. Il dépose donc plainte en ce sens pour abus de confiance. Le 24 septembre 2019, le partenariat entre les deux parties est résilié. La société cliente saisit par requête le président du tribunal judiciaire pour désigner un huissier de justice avec mission de se rendre au cabinet de l’avocat pour rechercher si des documents ou des correspondances peuvent établir les faits reprochés. La mesure d’instruction est ordonnée par le président du tribunal judiciaire en précisant que les copies réalisées devront être séquestrées entre les mains de l’huissier de justice. Le 13 novembre 2020, l’ordonnance est exécutée. Une semaine plus tard, l’avocat assigne son ancien client afin de rétracter l’ordonnance en arguant que le secret professionnel empêche cette mesure. Par arrêt en date du 10 mai 2022, la Cour d’appel de Bordeaux a rétracté l’ordonnance en précisant qu’aucun texte n’autorise la consultation ou la saisie des documents détenus par l’avocat en dehors des règles de l’article 56-1 du code de procédure pénale. Pour les juges du fond, ces preuves ne sont pas légalement admissibles en ce qu’elles portent atteinte au secret professionnel des avocats. Le client se pourvoit en cassation arguant de son droit à la preuve pour, en substance, estimer que la mesure d’instruction pouvait parfaitement être ordonnée.
L’arrêt rendu le 6 décembre 2023 par la première chambre civile de la Cour de cassation opère une cassation pour violation de la loi aux motifs que « le secret professionnel de l’avocat ne constitue pas en lui-même un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du code de procédure civile dès lors que les mesures d’instruction sollicitées, destinées à établir la faute de l’avocat, sont indispensables à l’exercice du droit à la preuve du requérant, proportionnées aux intérêts antinomiques en présence et mises en œuvre avec des garanties adéquates » (pt n° 14 de l’arrêt). Nous allons étudier pourquoi une telle décision intéressera grandement la pratique tant au niveau de la méthode qu’au sujet de l’intensité du secret professionnel de l’avocat.
La méthodologie du droit à la preuve
Comme nous l’avions noté dans ces colonnes dans l’arrêt du 5 juillet 2023, la première chambre civile de la Cour de cassation réutilise dans la décision étudiée la méthodologie habituelle du droit à la preuve. Avant d’en rappeler les contours, il faut noter le visa particulièrement fourni de la décision commentée qui s’appuie non seulement sur le droit au procès équitable (v. sur cette question de rattachement, G. Lardeux, Du droit de la preuve au droit à la preuve, D. 2012. 1596
) mais également sur le cœur du point posant difficulté, à savoir tant les mesures d’instruction in futurum (C. pr. civ., art. 145) mais également le secret professionnel de l’avocat (pts nos 10 à 14 de l’arrêt). Ces éléments fondant la solution permettent d’aboutir au passage précédemment cité selon, lequel, en substance, le secret professionnel de l’avocat ne saurait être un obstacle de principe pour appliquer des mesures d’instruction in futurum dès lors qu’elles répondent à l’exercice du droit à la preuve du demandeur à l’action afin d’établir la faute de l’avocat.
Mais, bien évidemment, l’admission d’une telle idée ne va pas sans conditions. C’est ici où l’on retrouve spécifiquement la jurisprudence habituelle de la Cour de cassation. Pour que les mesures d’instruction sollicitées par le requérant puissent être prononcées, encore faut-il que de telles mesures soient indispensables à l’exercice de ce droit à la preuve, qu’elles soient proportionnées « aux intérêts antinomiques en présence » et, enfin, qu’elles soient mises en œuvre avec des garanties adéquates. Ces trois conditions cumulatives sont le fruit d’une jurisprudence pléthorique sur la question qui a fait l’objet de diverses systématisations par les spécialistes de la matière (v. par ex., G. Lardeux, Le droit à la preuve, tentative de systématisation, RTD civ. 2017. 1
). La conséquence est simple puisque l’intensité de l’admission de la preuve illicite augmente ainsi exponentiellement sur le fondement d’un droit à la preuve toujours exacerbé.
Le but de la solution du 6 décembre 2023 reste, très certainement, de ne pas bloquer le demandeur à l’action dans sa quête de responsabilité contre l’avocat avec qui il était en affaires. Sous cet angle, l’arrêt rendu peut alors utilement être rapproché de la jurisprudence constante de la chambre commerciale, laquelle fonde ses décisions sur la distinction entre la qualité de tiers confident de l’établissement bancaire et celle de partie à l’instance dans un procès intenté contre lui. Dans un arrêt remarqué en date du 29 novembre 2017 (Com. 29 nov. 2017, n° 16-22.060, Dalloz actualité, 8 déc. 2017, obs. M. Kebir ; D. 2018. 603
, note C. Kleiner
; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke
; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée
; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
), la cour de cassation avait, en effet, estimé que « le secret bancaire institué par l’article L. 511-33 du code monétaire et financier ne constitue pas un empêchement légitime au sens de l’article 145 du code de procédure civile lorsque la demande de communication de documents est dirigée contre l’établissement de crédit non en sa qualité de tiers confident mais en celle de partie au procès intenté contre lui en vue de rechercher son éventuelle responsabilité dans la réalisation de l’opération contestée ». Cette décision, alors limitée au secret bancaire, a été accueillie avec une certaine bienveillance par une partie de la doctrine (v. par ex., C. Kleiner, Le secret bancaire enfin confronté au droit à la preuve, D. 2018. 603 s.
). Une pareille motivation conduisait, en effet, à éviter qu’une banque fautive bénéficie d’une immunité en opposant à son client le secret professionnel afin de pouvoir échapper à sa responsabilité. Toutefois, si le secret bancaire peut céder devant l’impératif de vérité prôné par le droit à la preuve, le secret auquel sont assujettis les autres professionnels – et notamment, l’avocat – semblait encore bien gardé.
Le secret professionnel est, en effet, un fantastique bouclier de l’avocat le plaçant dans une situation où son égide le protège là où elle est censée protéger, en premier lieu, les dépositaires dudit secret. On peut comprendre, alors, la motivation des juges du fond qui avaient rétracté l’ordonnance afin de ne pas admettre de preuves non légalement admissibles puisque portant atteinte au secret professionnel de l’avocat.
Ce raisonnement était fondé sur une idée claire selon laquelle ledit secret ne peut pas être diminué ou même supprimé à l’occasion d’une mesure d’instruction sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, faute de dispositions le permettant expressément. Une telle immunité du professionnel n’est pas forcément concevable sous cet angle (v. le pt n° 12 précisant que « [le secret] est institué dans l’intérêt du client ayant droit au respect du secret des informations le concernant et non dans celui de l’avocat »). La solution des juges du fond prête, en effet, nécessairement le flanc à la critique eu égard à la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation. On se rappellera, à ce titre de plusieurs arrêts utilisant plus ou moins exactement la même structure que celle de la motivation du 6 décembre 2023 (par ex., Civ. 1re, 3 nov. 2016, n° 15-20.495, Dalloz actualité, 16 nov. 2016, obs. M. Kebir ; D. 2016. 2289
; ibid. 2017. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke
; ibid. 2018. 259, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès
; D. avocats 2017. 31, obs. G. Royer
; qui précise « le secret des affaires et le secret professionnel ne constituent pas en eux-mêmes un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du code de procédure civile » ; Civ. 2e, 29 sept. 2022, n° 21-13.625 F-B, Dalloz actualité, 14 oct. 2022, obs. N. Hoffschir ; D. 2023. 87, obs. T. Wickers
; AJ fam. 2022. 608, obs. D. d’Ambra
; RTD civ. 2022. 897, obs. H. Barbier
).
Tout ceci a pour nécessaire corollaire une certaine diminution du secret professionnel de l’avocat.
Un étiolement toujours plus important du secret professionnel de l’avocat dans le cadre d’une recherche de sa faute par son client
Si, sous l’angle du droit à la preuve, la décision peut avoir un intérêt essentiel, en ce qu’elle permet de préserver un droit fondamental tiré du droit au procès équitable de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, elle n’en reste pas moins une diminution très nette de l’intensité du secret professionnel de l’avocat lorsqu’une action en responsabilité tend à être engagée contre lui.
Certains pourront rétorquer que le triptyque de conditions énoncé par la première chambre civile (le caractère indispensable à l’exercice du droit à la preuve du requérant, le caractère proportionné aux intérêts antinomiques en présence et la mise en œuvre avec des garanties adéquates) a été mis en place également pour contrôler une telle dérogation à la non-admission de preuves illicites. Est-ce toutefois bien suffisant, et surtout, bien pertinent ? Les spécialistes sauront nous éclairer sur ces points mais on peut douter de la légitimité quasi absolue du droit à la preuve pour faire battre en retraite des principes aussi importants que ceux tenant aux secrets professionnels.
Cet étiolement du secret professionnel n’est pas toutefois synonyme de disparition pure et simple du secret. Ce sera seulement la Cour d’appel de Bordeaux, cour d’appel de renvoi, qui pourra examiner si l’une des trois conditions fait défaut et implique ainsi de ne pas admettre la mesure d’instruction envisagée dans le cabinet d’avocat en question. Or, en l’espèce, il y a fort à parier qu’au moins le caractère indispensable était réuni eu égard à l’intensité de ce contentieux autour des mesures d’instruction dont le demandeur est allé jusqu’en cassation pour qu’elles puissent être exécutées. Si une telle preuve n’était pas indispensable, était-il utile de s’arc-bouter jusqu’à un tel point ? La question se discute et ce d’autant que le caractère indispensable de la mesure considérée est bien souvent très délicat à rapporter. Sous l’angle du caractère proportionné, il y a fort à parier que le débat risque d’être beaucoup plus tendu car on peut interroger légitimement l’utilité de la mesure, fort coercitive, pour un futur procès en responsabilité civile (à savoir une recherche de documents par un commissaire de justice au sein d’un cabinet d’avocat). Quant à la mise en œuvre avec des garanties adéquates, la condition est parfois vidée de sa substance puisque toute mesure d’instruction suppose préalablement une telle garantie en tout état de cause. On notera à ce titre la remarquable cassation pour violation de la loi là où le demandeur au pourvoi ne voyait qu’un défaut de base légale ; ce qui ne sera pas sans conséquence dans l’examen de l’affaire devant la cour d’appel de renvoi et ce pour éviter une seconde cassation. Afin de ne pas risquer un tel écueil, il faudra que les juges du fond examinent avec un soin tout particulier les conditions d’admission de la mesure d’instruction luttant contre le secret professionnel de l’avocat.
Cet étiolement contraste avec le secret professionnel du notaire lequel est parfois encore qualifié d’« intangible » selon l’expression consacrée depuis 2014 (v. Rép. civ., v° Droits de la personnalité, par A. Lepage, n° 204 ; Rép. immo., v° Notaire, par J. de Poulpiquet, n° 75), même si certains arrêts récents ont pu diminuer une telle intangibilité. Dans un arrêt rendu le 20 avril 2022 (Civ. 1re, 20 avr. 2022, n° 20-23.160, D. 2022. 798
; ibid. 2023. 523, obs. M. Douchy-Oudot
; AJ fam. 2022. 345, obs. S. Ferre-André
), la première chambre civile de la Cour de cassation n’a curieusement pas repris ce critère d’intangibilité alors que celui-ci était mis en avant par le demandeur à la cassation. Tout ceci pourra rappeler de récentes décisions sur une thématique connexe, à savoir le droit de se taire du notaire (Civ. 1re, 11 janv. 2023, n° 20-23.679 FS-B, Dalloz actualité, 24 janv . 2023, obs. A. Tani ; D. 2023. 77
; AJ fam. 2023. 72, obs. V. Avena-Robardet, F. Eudier et D. d’Ambra
; 10 oct. 2023, n° 23-40.012 FS-P, Dalloz actualité, 17 oct. 2023, obs. C. Hélaine).
La diminution du secret professionnel de l’avocat vient, en revanche, souligner que le secret médical connaît lui aussi des attaques répétées sur son intensité (sur l’opposabilité du secret médical au médecin-expert, v. Civ. 2e, 22 nov. 2007, n° 06-18.250, D. 2008. 95
; ibid. 506, obs. J. Penneau
; Dr. soc. 2008. 260, obs. J. Savatier
; qui précise que « le secret médical ne saurait être opposé à un médecin-expert appelé à éclairer le juge sur les conditions d’attribution d’une prestation sociale, ce praticien, lui-même tenu au respect de cette règle, ne pouvant communiquer les documents médicaux examinés par lui aux parties et ayant pour mission d’établir un rapport ne révélant que les éléments de nature à apporter la réponse aux questions posées et excluant, hors de ces limites, ce qu’il a pu connaître à l’occasion de l’expertise »). La percée du droit à la preuve implique, chemin faisant, que rien ne lui résiste à court ou à moyen terme. Un tel droit fondamental tiré du droit au procès équitable vient donc nécessairement interroger sur la pertinence de ses contours.
Nous l’aurons compris, l’arrêt du 6 décembre 2023, à la fois publié au Bulletin et promis aux honneurs des Lettres de chambre, interroge autant qu’il suscite l’intérêt du lecteur. Les avocats y verront, fort justement, une nouvelle diminution de leur secret professionnel. La question de la légitimité de cet étiolement fera couler de l’encre en doctrine à ne pas en douter avec une interrogation en trame de fond : jusqu’où ira le droit à la preuve ? Affaire à suivre.
L’auteur remercie vivement Mme Fiona Hilaire, ATER à l’Université d’Aix-Marseille, réalisant une thèse de doctorat sous la direction du Professeur Gwendoline Lardeux portant sur l’illicéité probatoire, pour ses éclairages sur la question.
© Lefebvre Dalloz