Le droit à l’oubli numérique devant la CEDH
La Cour de Strasbourg conclut à la non-violation du droit à la liberté d’expression de l’éditeur du journal Le Soir, condamné à anonymiser l’identité d’un condamné au nom du « droit à l’oubli ».
 
                            Tout commence en 2008, lorsque le journal belge Le Soir – l’un des principaux quotidiens d’information francophones du pays – décide de donner accès à ses archives, en version électronique, sur son site internet. Parmi bien d’autres archives, il met alors en ligne un article de 1994 qui relate un accident de la route mortel causé par G., médecin. Ce dernier avait purgé une peine d’emprisonnement et avait été réhabilité.
G. demande alors au journal d’anonymiser l’article ou de mettre des balises de déférencement afin qu’il n’apparaisse plus dans la liste des résultats de recherche liés à son nom. Le journal refuse mais demande officiellement à Google Belgique – qui ne répondra jamais – de déréférencer l’article.
Face au refus de l’éditeur, G. décide de saisir les juridictions belges d’une action civile et obtient gain de cause : Le Soir est condamné à remplacer l’identité de G. par la lettre X. Les juridictions internes se fondent sur le droit à l’oubli numérique, confirmé par la Cour de justice, pour établir l’obligation du journal d’agir face à la demande de G.
Considérant que la décision des juges internes porte atteinte à la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’éditeur se tourne alors vers les juges européens pour faire valoir, une nouvelle fois, ses arguments.
La chambre de la Cour européenne, dans un arrêt rendu en 2021 (S. Lavric, Presse : conventionnalité de la condamnation d’un journal à anonymiser un article archivé, Dalloz actualité, 7 juill. 2021), a conclu à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention. Le raisonnement suivi était cependant sujet à débat, comme l’illustrait une opinion dissidente jointe à l’arrêt : l’analyse mise en œuvre par les juges européens ne prenait pas suffisamment en considération « l’autre » enjeu porté par l’affaire, à savoir la question éminemment démocratique de l’intégrité des archives journalistiques.
L’éditeur a sollicité, et obtenu, le réexamen de l’affaire par la grande chambre de la Cour.
Les termes du débat
Face à une thématique des plus techniques, la grande chambre de la Cour commence par poser les termes du débat. Ainsi, elle précise qu’elle entend par le mot « déférencement » toute mesure prise par les exploitants de moteurs de recherche concernant l’article ; par le mot « désindexation » toute mesure prise par l’éditeur du site internet sur lequel est archivé l’article.
Quant au droit à l’oubli, la Cour le définit comme « l’intérêt d’une personne à faire effacer, modifier ou à limiter l’accès à des informations passées qui affectent la perception actuelle de la personne ». Les juges européens précisent qu’il s’agit d’une notion en construction et qu’avec le développement d’internet l’enjeu s’est transformé en droit à l’oubli numérique, c’est-à-dire la mise en cause de « la permanence de l’information ».
L’importance des archives de presse
Le rôle d’archivation de la presse est rappelé d’emblée comme une « fonction accessoire mais néanmoins d’une importance certaine » tant pour l’enseignement que pour les recherches historiques. Ainsi, l’intégrité des archives de presse numérique doit constituer le fil rouge de tout examen d’une demande de suppression. L’examen alors mené doit être d’autant plus approfondi que l’article initial n’a jamais été remis en cause au moment de sa première publication.
L’atteinte à la réputation
Pour la Cour, la question posée par G. ne relève pas de la protection des données personnelles, mais bien d’une atteinte à la réputation protégée par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cet angle est aussi celui choisi par les juridictions belges qui n’ont pas pris appui sur la législation en matière de données personnelles pour juger l’affaire qui leur était soumise. C’est donc la protection de la personnalité qui est au cœur de l’affaire, « quelle que soit la modalité exigée pour assurer l’oubli recherché ». Plus encore : « pour la Cour, la prétention à l’oubli ne constitue pas un droit autonome protégé par la Convention et, pour autant qu’elle est couverte par l’article 8, ne peut concerner que certaines situations et informations ». En somme, il faut que l’atteinte à la réputation atteigne un degré de gravité suffisant pour entrer dans le champ d’application de l’article 8.
La mise en balance des intérêts en présence
Si le seuil de gravité est atteint, la mise en balance des intérêts en présence doit se faire selon les critères que la grande chambre livre : la nature de l’information archivée ; le temps écoulé depuis les faits, la première publication et la mise en ligne ; l’intérêt contemporain pour l’information contenue dans l’article ; la notoriété de la personne et son comportement depuis les faits ; les répercussions négatives de la mise en ligne sur la personne ; le degré d’accessibilité de l’article ; l’impact de la mesure d’oubli sur la liberté de la presse.
En l’espèce, la Cour constate que les faits étaient d’ordre judiciaire et qu’ils n’ont eu aucun retentissement médiatique au moment où ils se sont déroulés. Ainsi, l’archive contribue aujourd’hui de manière statistique au débat sur la sécurité routière. Pour les juges européens, la seule qualité de médecin ne suffit pas à faire de G. une personne publique, ce d’autant plus qu’au moment des faits il n’a pas contacté les médias et s’est toujours tenu à distance de la presse. L’accessibilité très large des archives, ouvertes au public au moment de la procédure nationale, permettait d’inclure les patients de G. dans les destinataires de l’information, ce qui contribuait à créer « un casier judiciaire virtuel ». Enfin, seule la version numérique était frappée par la mesure d’anonymisation ordonnée par les juridictions belges : la version papier originale gardait toute son intégrité.
Par l’ensemble de ces éléments, les juges européens confirment l’analyse menée par les juges belges, désormais validée au regard de la Cour européenne des droits de l’homme.
Moteur de recherche ou média ?
Au fil de ses développements, la Cour européenne précise un point procédural tout à fait intéressant pour les affaires concernant le droit à l’oubli numérique : « Les personnes concernées ne sont pas tenues de s’adresser, préalablement ou simultanément, au site internet d’origine pour exercer les droits vis-à-vis des moteurs de recherche […]. L’on ne saurait pas non plus conditionner l’examen d’une action contre l’éditeur d’un site internet de presse à une demande de déréférencement préalable ». En effet, les obligations de l’un et de l’autre varient sensiblement, ce qui aura nécessairement un impact sur la mise en balance des intérêts. En effet, « Pour la Cour, cette distinction entre les activités des exploitants de moteurs de recherche et celles des éditeurs de presse garde son importance dans l’examen qu’elle fera de toute ingérence dans la liberté d’expression, y compris le droit du public à recevoir des informations, fondée sur une prétention à l’oubli ». Nous sommes prévenus.
© Lefebvre Dalloz