Le fou chantant sort de la boîte…
Le son aigrelet des boîtes à musique à manivelle et la possibilité d'accélérer le tempo jusqu'à rendre la mélodie méconnaissable, qui amusent justement les enfants, sont aussi sources d'atteinte au droit moral. C'est ce que nous apprend l'arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation.
La société PML conçoit et commercialise des boîtes à musique à manivelle incorporant des œuvres musicales. Elle a fabriqué quatre modèles incorporant les œuvres de Charles Trenet « Y a d’la joie », « La Mer », « Je chante » et « Douce France », après avoir obtenu l’autorisation de reproduction et de fragmentation de la SACEM ainsi que l’accord de l’éditeur de la musique de Charles Trenet, Raoul Breton.
Le légataire universel de Charles Trenet a agi contre la société PML pour violation du droit moral. La cour d’appel de Paris (pôle 5 - ch. 2, 3 déc. 2021) a reconnu l’atteinte au droit moral en relevant que la mélodie de douze secondes n’était pas une simple reproduction fragmentée, mais un arrangement particulier de l’œuvre qui la transforme et la banalise. Or, l’autorisation donnée par la SACEM et l’éditeur ne couvre ni le droit d’arrangement ni le droit moral.
La société PML a formé un pourvoi en cassation en prétendant que la cour d’appel n’aurait pas caractérisé une altération ou une dénaturation de l’œuvre de Charles Trenet, violant ainsi l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle. Le pourvoi est rejeté. La cour d’appel a constaté que la mélodie produite par les boîtes à musique était un arrangement musical dénué de paroles constituant une simplification extrême de la mélodie originelle, qu’elle variait nettement en fonction de la vitesse et pouvait ainsi être inaudible. Elle en a déduit que cette simplification excessive, qui ne permettait pas de retrouver la richesse et la texture de la musique originelle, transformait l’œuvre et la banalisait et qu’elle n’était donc pas une simple reproduction fragmentée des œuvres pour lesquelles l’autorisation de la SACEM et de l’éditeur étaient suffisantes. Pour la Cour de cassation, la cour d’appel en a justement déduit que cet arrangement musical particulier portait atteinte au droit moral de l’auteur et requérait son autorisation ou celle de son ayant droit.
Outre la caractérisation de l’atteinte au droit moral dans le domaine musical, l’arrêt est intéressant en ce qu’il souligne la spécificité du droit d’adaptation, irréductible à une simple reproduction.
L’atteinte au droit moral constituée par la boîte à musique
La Cour de cassation approuve, en premier lieu, la cour d’appel d’avoir caractérisé une atteinte au droit moral de Charles Trenet. L’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle consacre le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre. Cet attribut du droit moral permet à l’auteur de s’opposer à toute modification de son œuvre, quelle qu’en soit l’importance. S’agissant d’une chanson, l’auteur peut se plaindre des modifications matérielles, c’est-à-dire de déformations de l’œuvre résultant par exemple d’un ajout, d’une coupure, d’une modification du tempo ou encore d’une simplification de la mélodie. Ainsi il a été jugé que l’enregistrement de la chanson sous forme de karaoké, qui implique la suppression de la ligne mélodique et la dissociation des paroles et de la musique, aboutissait à la « destructuration de l’œuvre originale » (Paris, 29 mai 2002, CCE 2002. Comm. 124, obs. C. Caron).
Le droit au respect permet également de faire sanctionner les atteintes à l’esprit de l’œuvre, engendrées, par exemple, pour une chanson, par une interprétation inqualifiable ou une présentation dans un contexte de nature à modifier la perception de l’œuvre par le public (A. Lucas, A. Lucas-Schloetter et C. Bernault, Traité de la propriété littéraire et artistique, 5e éd., LexisNexis, 2017, n° 630). Ces atteintes à l’esprit de l’œuvre peuvent d’ailleurs avoir lieu sans altération de la forme même de l’œuvre. De plus, la dépréciation de l’œuvre résultant du contexte de sa commercialisation peut aussi caractériser une atteinte à son intégrité. Par exemple, la commercialisation d’une compilation d’une qualité sonore d’une grande médiocrité de huit chansons d’Henri Salvador, vendue au prix dérisoire d’un euro, sans commune proportion au prix du marché, et comme un produit de promotion de la grande distribution, étranger à la sphère artistique, est de nature à porter atteinte au droit moral et à déprécier les œuvres reproduites (Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° 08-11.112, Dalloz actualité, 22 oct. 2009, obs. J. Daleau ; D. 2010. 1466, note T. Azzi
; RTD com. 2010. 129, obs. F. Pollaud-Dulian
). Mais à l’inverse, la Cour de cassation a jugé que « l’exploitation d’une œuvre au sein d’une compilation, mode d’exercice du droit patrimonial cédé, n’est de nature à porter atteinte au droit moral de l’auteur, requérant alors son accord préalable, qu’autant qu’elle risque d’altérer l’œuvre ou de déconsidérer l’auteur » et que l’atteinte au droit moral n’était pas constituée dès lors que la vidéocassette litigieuse ne dissociait pas les paroles et la musique de la chanson, que le groupe d’artistes l’interprétait classiquement, la livrant au public sans déformation, mutilation ou autre modification, et que ni la superposition du texte aux images ni le cadre général de l’œuvre audiovisuelle ne modifiait l’esprit de l’œuvre particulière, chanson populaire comme les treize autres, ni n’était de nature à la dévaloriser (Civ. 1re, 7 nov. 2006, n° 04-13.454, D. 2007. 417, obs. J. Daleau
, note P. Allaeys
; RTD com. 2007. 96, obs. F. Pollaud-Dulian
; ibid. 105, obs. F. Pollaud-Dulian
).
L’utilisation d’une œuvre sous forme d’extraits relève sur le terrain du droit patrimonial du droit de reproduction partielle. Mais elle peut aussi impliquer une atteinte à l’esprit de l’œuvre, notamment quand sa destination est modifiée. Ainsi de l’utilisation d’une œuvre sous forme d’extraits pour illustrer une émission de type publicitaire (Civ. 1re, 24 févr. 1998, n° 95-22.282, D. 1998. 471
, note A. Françon
; ibid. 1999. 64, obs. C. Colombet
; RTD com. 1998. 592, obs. A. Françon
; 12 juill. 2001, n° 99-16.180, D. 2001. 2896, et les obs.
; 5 déc. 2006, n° 05-11.789, RTD com. 2007. 95, obs. F. Pollaud-Dulian
; comp. : l’insertion d’œuvres dans un discours politique, TJ Paris, 4 mars 2022, n° 22/00034, Dalloz actualité, 16 mars 2022, obs. D. Piatek ; Dalloz IP/IT 2022. 116, obs. K. Nohra
).
En l’espèce, la cour d’appel a caractérisé plusieurs types d’atteinte causées par l’incorporation des chansons dans les boîtes à musique en relevant que l’arrangement musical dénué de parole constitue une « simplification extrême de la mélodie originelle pour l’adapter à un seul instrument et lui permettre d’être entendue en tournant manuellement une petite manivelle », que « la mélodie varie nettement en fonction de la vitesse à laquelle la manivelle est actionnée », que « si à une certaine vitesse, la mélodie entendue permet de rappeler la chanson originelle, elle est, à d’autres vitesses, tout à fait inaudible » et qu’en tout état de cause, « on ne retrouvait pas, dans cette simplification excessive de la mélodie (…) la richesse et la texture de la musique originelle ». Pour la cour d’appel, la mélodie produite par les boîtes à musique transformait l’œuvre première et la banalisait. La simplification extrême de la mélodie, la disparition de la texture et de la richesse de la musique et la possibilité pour l’utilisateur de la boîte à musique d’accélérer le tempo jusqu’à rendre la mélodie méconnaissable relèvent à la fois de l’altération matérielle de l’œuvre et d’une atteinte à son esprit. Quant à la banalisation constatée par la cour d’appel, même si le terme est emprunté au parasitisme, elle entraîne une dépréciation de l’œuvre (comp., Civ. 1re, 24 sept. 2009, préc.).
En raison du caractère absolu du droit moral, le droit au respect est opposable aux tiers, mais aussi aux cessionnaires de droits d’exploitation. En l’espèce, le fabricant des boîtes à musique avait obtenu les autorisations de reproduction et de fragmentation de la SACEM et l’accord de l’éditeur des œuvres. Mais cette autorisation n’était pas suffisante en raison de la spécificité du droit d’adaptation ou d’arrangement.
La spécificité du droit d’adaptation ou d’arrangement
La Cour de cassation approuve, en second lieu, la cour d’appel d’avoir jugé que la transformation des mélodies des chansons de Charles Trenet n’était pas une simple reproduction fragmentée des œuvres, mais constituait un arrangement musical. L’arrangement, explicitement visé à l’article L. 112-3 du code de la propriété intellectuelle, constitue une variante de l’adaptation en matière musicale (A. Lucas, A. Lucas-Schloetter et C. Bernault, Traité de la propriété littéraire et artistique, op. cit., n°130).
Au XIXe siècle, la Cour de cassation avait été interrogée sur l’utilisation non autorisée de compositions musicales dans des boîtes à musique ou des rouleaux d’instruments mécaniques. Elle y avait vu une atteinte au droit de reproduction en jugeant que « les cylindres pointés des boîtes à musique et instruments mécaniques saisis (…) réalisent une véritable notation de la composition musicale, au moyen d’un procédé particulier qui figure et remplace les notes ordinaires, et qu’il résulte de l’arrêt attaqué que cette notation produit, sinon tous les effets, au moins les effets principaux de la feuille de musique gravée, puisqu’il est reconnu que, par le contact des chevilles métalliques, avec le peigne ou clavier, la notation spéciale dont il s’agit reproduit le motif sonore de la composition de l’auteur c’est-à-dire le thème musical qui forme l’essence de l’œuvre » (Crim. 13 févr. 1863, D. 1863. 202, 1re partie). Mais la référence au seul droit de reproduction ne rend pas entièrement compte de la réalité.
Les boîtes à musique ne peuvent diffuser qu’un court extrait de la mélodie. Cependant, elles ne procèdent pas simplement à la reproduction fragmentée des chansons. En effet, la mélodie doit être adaptée au mécanisme simpliste de la boîte à musique, ce qui nécessite des transformations pour exprimer l’œuvre sous une autre forme, voire des déformations de l’œuvre dont pourront se plaindre l’auteur ou ses ayants droit sur le terrain du droit moral. Il faut donc procéder à un arrangement. Or, l’adaptation et l’arrangement musical se distinguent de la reproduction en ce qu’ils sollicitent à la fois le droit patrimonial de reproduction et le droit moral de l’auteur. En effet, l’adaptation, comme l’arrangement musical, impliquent une transformation matérielle de l’œuvre qui ressortit au droit moral (v. en ce sens, F. Pollaud-Dulian, Le droit d’auteur, 2e éd., Économica, 2014, nos 950, 54, 977 et 978). Le droit d’adaptation et le droit d’arrangement ne constituent pas uniquement des dérivés du droit de reproduction : ils mettent également en cause le droit au respect.
C’est la raison pour laquelle les autorisations de la SACEM et de l’éditeur étaient, en l’espèce, insuffisantes. D’une part, l’autorisation de reproduire partiellement et de fragmenter la musique n’autorise pas à procéder à un arrangement de l’œuvre. D’autre part, seul le titulaire du droit moral – l’auteur ou son ayant droit – peut autoriser un arrangement puisque l’intégrité de l’œuvre est remise en cause.
© Lefebvre Dalloz