Le juge des référés entre la protection du droit de propriété et le droit à la liberté d’expression

Aux termes de deux arrêts rendus le 10 juillet 2024, la Cour de cassation prend parti sur la faculté laissée au juge des référés d’ordonner le retrait de vidéos tournées dans un élevage sans l’autorisation du propriétaire des lieux.

Écartant, dans les deux espèces, l’application de la loi du 29 juillet 1881, elle a posé un principe simple : un propriétaire peut s’opposer à la diffusion, par un tiers, d’une vidéo réalisée sur sa propriété, y compris par la voie d’une action en référé, lorsque cette diffusion lui cause un trouble manifestement illicite. Toutefois, procédant ensuite à une mise en balance des intérêts en présence, elle brouille la clarté de ce principe.

 

Nul n’ignore que le juge des référés peut « même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, […] pour faire cesser un trouble manifestement illicite » (C. pr. civ., art. 835, al. 1, art. 873, al. 1 et art. 894, al. 1). Mais, lorsque surgit la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les débats, la mise en œuvre de cette règle n’est pas toujours aisée. Les deux arrêts commentés, rendus par la première chambre civile de la Cour de cassation le 10 juillet dernier, en témoignent.

Au cas d’espèce, pour dénoncer le traitement réservé à des poules, une association de défense de la cause animale avait mis en ligne, sur un site internet et des réseaux sociaux, des images et des vidéos, captées sans autorisation, de locaux au sein desquels deux sociétés pratiquaient l’élevage des volailles. Prenant connaissance de ces diffusions, les deux sociétés ont répliqué en saisissant parallèlement le juge des référés d’un certain nombre de demandes visant à mettre fin à ce qu’elles considéraient être un trouble manifestement illicite ; l’association, pour sa défense, a notamment soulevé la nullité de chacune des assignations, parce qu’elle ne reproduisait pas les mentions exigées par l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

L’exception de nullité de l’assignation a été rejetée par les deux cours saisies d’un appel ; en revanche, quand l’une a notamment ordonné à l’association de retirer ses vidéos et ses photographies, interdit l’utilisation et la rediffusion des vidéos litigieuses et ordonné la publication du dispositif de son arrêt (n° 22-23.170, Légipresse 2024. 413 et les obs. ), l’autre a, au contraire, rejeté les demandes de la société et dit n’y avoir lieu à référé, en soulignant notamment que « le fait [que la vidéo] ait été tournée à l’intérieur de ces locaux, sans autorisation, ne peut en soi constituer la preuve du trouble manifestement illicite invoqué, tiré de la violation du droit de propriété et des règles sanitaires, dès lors que la vidéo a pu être réalisée par une personne habilitée à pénétrer dans les lieux » (n° 22-23.247, D. 2024. 1328 ; Légipresse 2024. 412 et les obs. ).

Ces deux affaires ne pouvaient en rester là et ont été portées devant la Cour de cassation qui, tour à tour, a dû déterminer si la loi du 29 juillet 1881 était applicable et si les juges des référés avaient correctement exercé les pouvoirs dont ils disposaient.

L’applicabilité de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse

Les affaires posaient toutes deux une première question : celle de savoir si les exceptions de nullité des assignations avaient été justement rejetées par les juges du fond.

Pour répondre à cette question, encore fallait-il déterminer si la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse était applicable : si elle l’était, la citation devait, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé et indiquer le texte de loi applicable à la poursuite (Loi du 29 juill. 1881, art. 53) ; si elle ne l’était pas, l’assignation devait plus modestement comprendre un exposé des moyens en fait et en droit (C. pr. civ., art. 56). La circonstance que les demandes aient été portées devant un juge des référés plutôt que devant un juge chargé de statuer sur le fond du litige ne changeait rien à l’affaire : cela ne permettait pas d’exclure l’application de la loi du 29 juillet 1881 (v. par ex., Civ. 1re, 26 sept. 2019, nos 18-18.939 et 18-18.944 P [à propos d’un référé « dommage-imminent »], Dalloz actualité, 18 oct. 2019, obs. S. Lavric ; 10 juill. 2013, n° 12-20.544, inédit, Légipresse 2013. 526 et les obs. ; ibid. 609, Étude G. Lécuyer ; 27 sept. 2005, n° 04-15.179 P ; 27 sept. 2019, n° 04-15.180, inédit ; Civ. 2e, 22 janv. 2004, n° 01-11.887 P ; 6 févr. 2003, n° 00-22.697 P, D. 2003. 667 ).

Il est vrai que, dans chacune des affaires, la citation ne mentionnait aucune des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 et les juges du fond avaient estimé qu’elle ne relevait pas du champ d’application de cette loi. Mais on sait que, pour la réparation des abus de la liberté d’expression, la loi du 29 juillet 1881 évince très largement l’application du droit commun de la responsabilité pour faute (v. par ex., Com. 28 juin 2023, n° 21-15.862, inédit, D. 2024. 136, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2023. 388 et les obs. ; ibid. 2024. 125, obs. N. Verly ; Civ. 1re, 25 mars 2020, n° 3-16.730 P ; 10 avr. 2013, n° 12-10.177 P, Dalloz actualité, 25 avr. 2013, obs. S. Lavric ; D. 2014. 131 , note C. Bigot ; ibid. 508, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2013. 270 et les obs. ; ibid. 425, Étude N. Verly ; 27 févr. 2005, n° 03-13.622 P ; Cass., ass. plén., 12 juill. 2000, n° 98-10.160 P, D. 2000. 463, et les obs. , obs. P. Jourdain ; RTD civ. 2000. 842, obs. P. Jourdain ; ibid. 845, obs. P. Jourdain ). De la sorte, les juges du fond étant tenus, par application de l’article 12 du code de procédure civile, de donner ou de restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions (Cass., ass. plén., 21 déc. 2007, Dauvin, n° 06-11.343 P, Dalloz actualité, 14 janv. 2008, obs. L. Dargent ; D. 2008. 228, obs. L. Dargent ; ibid. 1102, chron. O. Deshayes ; RDI 2008. 102, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2008. 317, obs. P.-Y. Gautier ; v. égal., Civ. 1re, 28 mars 2018, n° 17-10.031, inédit, D. 2018. 720 ; Com. 29 nov. 2017, n° 16-19.841, inédit ; Civ. 3e, 6 nov. 2013, n° 12-25.502, inédit), on pouvait se demander s’il ne leur appartenait pas, en l’espèce, de procéder à une requalification.

Même si les arrêts ne sont pas toujours limpides, toute obligation de requalification paraît exclue dès lors que la citation, qui ne vise aucune disposition de la loi du 29 juillet 1881, n’articule aucun fait de nature à porter atteinte à l’honneur et à la considération du demandeur (Civ. 1re, 20 oct. 2021, n° 20-14.354, inédit, D. 2022. 189, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2021. 518 et les obs. ; ibid. 2022. 188, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier ; ibid. 194, étude N. Verly ; RTD civ. 2022. 106, obs. A.-M. Leroyer ; 8 avr. 2021, n° 19-23.289, inédit, D. 2022. 189, obs. E. Dreyer ; Dalloz IP/IT 2021. 473, obs. E. Derieux ; Légipresse 2021. 197 et les obs. ; ibid. 2022. 188, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier ; ibid. 194, étude N. Verly ; Com. 17 mars 2021, n° 19-20.459, inédit, Légipresse 2021. 197 et les obs. ; ibid. 2022. 194, étude N. Verly ; 26 sept. 2018, n° 17-15.502, inédit ; Civ. 1re, 6 déc. 2017, n° 16-21.679, inédit, D. 2018. 208, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2018. 9 et les obs. ; 8 nov. 2017, n° 16-23.779 P, Dalloz actualité, 22 nov. 2017, obs. S. Lavric ; D. 2017. 2303 ; ibid. 2018. 208, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2017. 591 et les obs. ; 16 mai 2013, n° 12-18.223, inédit, D. 2014. 508, obs. E. Dreyer ) ; en revanche, l’absence de référence à la loi de 1881 est, en elle-même, naturellement insuffisante (Civ. 1re, 26 sept. 2019, nos 18-18.939 et 18-18.944, préc.).

C’est ce critère dont il a, en l’espèce, été fait application dans les deux affaires soumises à la Cour de cassation. Dans l’une (n° 22-23.247), l’inapplicabilité de la loi du 29 juillet 1881 paraissait moins contestable : la citation, qui ne visait pas de disposition de cette loi, ne comprenait ni le contenu de la vidéo ni des allégations ou des imputations de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la société exploitant de l’élevage ; la Haute juridiction a logiquement approuvé les juges du fond d’avoir écarté la loi du 29 juillet 1881. En revanche, dans l’autre affaire (n° 22-23.170), le demandeur avait annexé à l’assignation un constat dressé par un commissaire de justice décrivant le contenu des vidéos et des pages internet ; si la Cour de cassation a néanmoins approuvé les juges du fond d’avoir écarté l’application de la loi du 29 juillet 1881, c’est vraisemblablement parce que ce constat visait simplement à établir la preuve des faits allégués et non à articuler des faits constitutifs d’une diffamation. Où l’on voit néanmoins que les frontières du champ d’application de la loi du 29 juillet 1881 ne sont en pratique pas toujours faciles à tracer…

L’existence d’un trouble manifestement illicite

Restait donc la question centrale : celle de savoir quelle devait être l’attitude du juge des référés saisis de ces demandes visant à faire cesser la diffusion des images et vidéos.

Nul n’ignore que, en application de l’article 835 du code de procédure civile, la seule survenance d’un trouble manifestement illicite suffit à justifier l’intervention du juge des référés ; l’urgence, bien qu’implicitement sous-entendue, n’a pas à être caractérisée par le juge du provisoire (Civ. 2e, 5 mai 2011, n° 10-19.231, inédit ; 26 janv. 1994, n° 92-16.234, inédit ; Civ. 3e, 22 mars 1983, n° 81-14.547 P). Une fois le trouble caractérisé, le juge des référés dispose d’un large pouvoir pour apprécier la nature de la mesure utile pour mettre un terme un trouble : pour assurer la protection du droit de propriété, il a par exemple pu ordonner la démolition d’une construction (Civ. 2e, 12 mai 2016, n° 14-16.348, inédit), la cessation de travaux en cours (Civ. 3e, 25 sept. 2012, n° 11-19.005, inédit) ou une expulsion (Civ. 1re, 3 juin 1986, n° 84-16.363 P).

Mais encore faut-il qu’il caractérise un trouble manifestement illicite.

Or, sur ce point, le raisonnement suivi par la Cour de cassation dans l’une des deux affaires est curieux car, sans vraisemblablement s’en rendre compte, elle a statué à deux reprises sur la licéité du trouble dont se prévalaient les sociétés exploitantes : une fois au regard des règles issues des sources internes ; une seconde fois en appliquant les dispositions issues de la Convention européenne des droits de l’homme qui, pourtant, est d’application directe dans l’ordre juridique interne (n° 22-23.170).

a) Dans un premier élan, elle a analysé la licéité du trouble au regard des seules règles issues des sources internes : en se fondant sur les articles 544 du code civil et 835 du code de procédure civile, elle a jugé que caractérise un trouble manifestement illicite causé à un propriétaire « la diffusion d’une vidéo, tournée à l’intérieur de ses locaux sans son autorisation, peu important qu’elle l’ait été ou non au cours d’une intrusion et que son auteur soit ou non identifié ».

En somme, pour que soit caractérisé un trouble manifestement illicite, le propriétaire n’a qu’à établir que la vidéo a été tournée à l’intérieur de ses locaux et qu’il n’avait pas fourni d’autorisation ; l’illicéité du trouble issu de la diffusion est ainsi déduite des modalités de captation des vidéos. La Cour de cassation n’a donc pas admis, comme elle avait pu le faire pour éviter la diffusion des images intimes d’une personne (Civ. 1re, 17 sept. 2003, n° 00-16.849, inédit), que la diffusion, sans autorisation, de vidéos captées à l’intérieur des locaux du propriétaire constitue, en elle-même et sans avoir égard aux procédés de captation, un trouble manifestement illicite ; le propriétaire qui entend s’opposer à la diffusion des images doit toujours prouver qu’elles ont été captées sans son autorisation.

En théorie, cette dernière preuve peut être difficile à rapporter, notamment lorsque la vidéo a été réalisée par une personne admise à pénétrer dans les locaux (un salarié par ex.). On sait en effet que, conformément aux prescriptions de l’article 1353 du code civil, il appartient au demandeur en référé de rapporter la preuve de l’existence d’un trouble manifestement illicite (v. implicitement, Civ. 1re, 25 févr. 2010, n° 09-12.641, inédit, Dalloz actualité, 17 mars 2010, obs. S. Lavric ; Com. 2 déc. 1997, n° 96-13.454, inédit ; 16 févr. 1988, n° 86-11.972 P, D. 1990. 104 , obs. C. Gavalda et C. Lucas de Leyssac ). Mais le contenu de la vidéo peut pratiquement constituer une preuve en elle-même car il y a des choses qu’un propriétaire n’a pas intérêt à voir filmer (comme la souffrance des animaux d’élevage), de sorte qu’on peut imaginer que, dans bien des cas, le juge des référés se laissera facilement convaincre de l’inexistence de toute autorisation (d’ailleurs, dans l’une des affaires, le juge des référés s’était bien laissé convaincre).

La preuve de ces deux conditions est suffisante, ce qui a justifié la censure de l’un des deux arrêts attaqués : allant plus loin que la Cour de cassation, l’une des cours d’appel avait en effet exigé que soit rapportée la preuve d’une pénétration dans les locaux sans l’autorisation du propriétaire et avait jugé que « le fait qu’elle ait été tournée à l’intérieur de ces locaux, sans autorisation, ne peut en soi constituer la preuve du trouble manifestement illicite invoqué » (n° 22-23.170). L’autre juridiction du second degré, en revanche, avait estimé que la seule diffusion d’une vidéo captée sans autorisation peut constituer la source d’un trouble manifestement illicite. Et, pour cette raison, la Cour de cassation a, de manière surprenante, à nouveau apprécié la licéité du trouble, mais, cette fois-ci, au regard des règles issues de la Convention (n° 22-23.170).

b) Alors qu’elle avait admis que, par application des articles 544 du code civil et 835 du code de procédure civile, l’une des cours d’appel avait pu déduire l’existence d’un trouble manifestement illicite, la Cour de cassation a remis l’ouvrage sur le métier pour apprécier la licéité du trouble au regard des dispositions de l’article 10 de la Convention.

Elle a donc commencé par rappeler un certain nombre de principes applicables lorsque la réglementation de l’État porte atteinte à un droit garanti par la Convention : notamment que la sanction prononcée en application d’une réglementation doit rester proportionnée au but poursuivi (v. not., CEDH, gr. ch., 10 déc. 2007, Stoll c/ Suisse, n° 69698/01, pts 112 s., AJDA 2008. 978, chron. J.-F. Flauss ) ; que lorsqu’il s’agit d’évaluer la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, il y a lieu de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, le mode d’obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée (CEDH 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c/ France, n° 40454/07, pts 90 s., Dalloz actualité, 27 nov. 2015, obs. J. Gaté ; AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2016. 116, et les obs. , note J.-F. Renucci ; Constitutions 2016. 476, chron. D. de Bellescize ; RTD civ. 2016. 81, obs. J. Hauser ; ibid. 297, obs. J.-P. Marguénaud ; 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne, n° 39954/08, pts 75 s., Dalloz actualité, 23 févr. 2012, obs. S. Lavric ; Légipresse 2012. 143 et les obs. ; ibid. 243, comm. G. Loiseau ; Constitutions 2012. 645, obs. D. de Bellescize ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud ).

Appliquant ensuite ces principes, elle a souligné que la cour d’appel avait relevé : qu’il existait un débat d’intérêt public sur le bien-être animal ; que l’association disposait d’un droit d’informer le public sur le sujet des maltraitances animales et de choisir les moyens d’expression qui lui paraissaient les plus adaptés ; que le tournage avait été effectué en méconnaissance du droit de propriété et avait engendré un risque sanitaire ; que la divulgation des images, présentées de manière particulièrement accrocheuse, engendrait un risque important de mise en péril de la jouissance paisible du propriétaire. La Cour de cassation en a conclu que de cette mise en balance, la cour d’appel avait « justement déduit que les moyens choisis par l’association aux fins de parvenir à son objectif de sensibilisation à la cause animale avaient causé une atteinte disproportionnée aux droits de la société ».

Si l’application de la Convention par la Cour de cassation n’est pas blâmable en elle-même ; l’utilisation qu’elle en fait est en revanche curieuse.

Déjà, la conformité de la réglementation française à la Convention européenne aurait dû être menée avant d’admettre que la cour d’appel avait pu déduire l’existence d’un trouble manifestement illicite au regard des articles 544 du code civil et 835 du code de procédure civile. Si, au terme de son analyse, la Cour de cassation avait estimé qu’il avait été porté une atteinte disproportionnée au droit à la liberté d’expression, elle aurait dû reconnaître que le trouble causé à l’éleveur des volailles était licite. Or, au regard de l’effet direct de la Convention, on peut trouver curieux qu’un même trouble puisse tout à la fois être illicite au regard des règles issues de sources internes et licite au regard de celles issues de conventions internationales.

Ce défaut d’orthodoxie masque en réalité un problème méthodologique plus fondamental. Ce qu’il convenait en l’espèce de vérifier était que l’atteinte prévue par la loi française au droit à la liberté d’expression était conforme aux dispositions de l’article 10, § 2, de la Convention lorsqu’il prévoit que l’exercice de la liberté d’expression « peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, […] à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui […] ». Or, la Cour de cassation est allée bien plus loin puisque, faisant comme si la réglementation interne n’existait pas, elle a mis en balance le droit à la liberté d’expression et le droit de propriété : de la sorte « la qualification du caractère illicite ne résulte [plus] de la loi, mais de l’issue de la mise en balance » (V. Fourment, Le contrôle de proportionnalité à la Cour de cassation. L’office du juge à l’épreuve de la mise en balance et du contrôle de conventionnalité, préf. F. Rouvière, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2024, nos 279-285, spéc. n° 279). Dans un précédent arrêt, elle avait d’ailleurs censuré l’arrêt d’une cour d’appel qui avait refusé de procéder à cette mise en balance (Civ. 1re, 2 févr. 2022, n° 20-16.040, inédit, Légipresse 2022. 81 et les obs. ).

On pourrait certes penser que tout cela a peu d’importance dans la mesure où, pour apprécier l’atteinte portée par la législation d’un État à la liberté d’expression, il y a toujours lieu d’apprécier la proportionnalité de l’atteinte au regard du but légitime poursuivi (v. par ex., CEDH, gr. ch., 23 avr. 2015, Morice c/ France, n° 29369/10, pt 124, Dalloz actualité, 13 mai 2015, obs. O. Bachelet ; D. 2015. 974 ; ibid. 2016. 225, obs. J.-F. Renucci ; AJ pénal 2015. 428, obs. C. Porteron ; Constitutions 2016. 312, chron. D. de Bellescize ; RSC 2015. 740, obs. D. Roets ; 22 avr. 2013, Animal Defenders International c/ Royaume-Uni, n° 48876/08, pt 100, Dalloz actualité, 29 avr. 2013, obs. S. Lavric ; AJDA 2013. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; Légipresse 2013. 402 et les obs. ). À notre sens, c’est cependant oublier un peu vite que le législateur a déjà procédé à ce travail de conciliation et qu’il dispose d’une marge d’appréciation parfois très large pour concilier deux droits (CEDH 10 janv. 2013, Ashby Donald et autres c/ France, n° 36769/08, pts 40-44, Dalloz actualité, 16 janv. 2013, obs. C. Manara ; AJDA 2013. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2013. 172, obs. C. Manara ; ibid. 2487, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; ibid. 2014. 2078, obs. P. Sirinelli ; Légipresse 2013. 221, Étude F. Marchadier ; RTD com. 2013. 274, obs. F. Pollaud-Dulian ; v. égal. sur différentes critiques de cette solution, V. Fourment, op. cit.)…

 

Civ. 1re, 10 juill. 2024, FS-B, n° 22-23.170

Civ. 1re, 10 juill. 2024, FS-B, n° 22-23.247

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