Le legal privilege cahote à l’Assemblée
Mardi soir, les députés ont adopté à une courte majorité la proposition de loi du député Jean Terlier sur la confidentialité des consultations des juristes en entreprise. Cette adoption ne signe pas la fin du processus législatif, deux textes quasi identiques étant en concurrence.
Mardi, c’est la seconde fois que l’Assemblée nationale se prononçait sur la confidentialité des consultations des juristes en entreprise. La première, c’était l’été dernier, lors des débats sur la loi d’orientation sur la justice. À l’initiative du centriste Hervé Marseille, le Sénat avait inséré un dispositif dans un article sur la formation des cavaliers. L’Assemblée avait adopté le dispositif en le remaniant, sans bouleverser les équilibres. Le conseil constitutionnel l’avait logiquement censuré, l’amendement du Sénat étant un cavalier législatif.
À la suite de la censure, Louis Vogel, tout juste devenu sénateur en septembre 2023 a déposé le dispositif sous la forme d’une proposition de loi. Le député Renaissance Jean Terlier, qui avait rapporté la loi d’orientation sur la loi justice, a fait de même. Le Sénat a adopté le texte Vogel en février. Mardi, c’était à l’Assemblée d’étudier le legal privilege. Mais plutôt que d’inscrire le texte Vogel, déjà adopté au Sénat, ce qui aurait permis de poursuivre la navette, le bureau de l’Assemblée a fait le choix d’inscrire la proposition de loi de Jean Terlier.
Deux raisons : d’abord, Louis Vogel a fait une mauvaise manière en s’appropriant un dispositif adopté alors qu’il n’était pas parlementaire. Ensuite, les querelles internes à la majorité : Louis Vogel est membre du parti Horizons et une sourde guerre fracture la majorité, le second quinquennat d’Emmanuel Macron ayant tout d’une longue fin de règne.
Des opposants plus mobilisés
Si la question du legal privilege des juristes d’entreprise est un serpent de mer, c’est que le sujet fait l’objet d’importantes oppositions. D’abord, une partie des avocats, notamment en province, craint l’émergence d’une profession concurrente. Le dispositif veille à éviter cet écueil, en attachant la confidentialité aux consultations produites plutôt qu’à un statut de juriste. Ensuite, les autorités de poursuite craignent pour l’efficacité de leurs enquêtes. Les matières fiscales et pénales ont été exclues, mais d’importantes autorités dans le champ économique (ADLC, AMF, ACPR) restent très opposées. D’où le soutien retenu du gouvernement. Si Éric Dupond-Moretti est très enthousiaste, le dispositif n’avait pas été intégré initialement au projet de loi d’orientation, et le gouvernement n’a pas déclaré la procédure accélérée sur les deux propositions de loi.
L’été dernier, les voix des opposants avaient été peu entendues, le dispositif ayant été adopté après des débats courts. Mais ces dernières semaines, les bâtonniers de province se sont fortement mobilisés contre le texte, rencontrant de nombreux parlementaires. Leurs arguments ont été repris avec une limite : la proposition veille bien à ne pas créer de nouvelle profession réglementée et n’instaure pas l’avocat en entreprise, qui reste en l’état, une crainte lointaine.
En face, Jean Terlier et Éric Dupond-Moretti ont rappelé que ce texte visait à renforcer les entreprises françaises et leurs services juridiques, menacés de délocalisation. Pour le ministre : « J’ai la conviction, au regard des modèles étrangers, que les avocats en sortiront renforcés. Les juristes d’entreprises qui conseillent au quotidien leurs employeurs, notamment dans les nombreuses matières d’obligations de conformité, doivent pouvoir faire leur travail sans autocensure. […] En conseillant utilement et sans frein leur entreprise, les juristes feront progresser le droit en leur sein, ce qui contribuera évidemment, à l’instar de ce que l’on observe dans d’autres États, au rayonnement juridique de la France, tout comme à son activité économique. »
Une adoption à quatre voix d’écart
La mobilisation a toutefois payé et rendu l’issue du débat incertaine. Car, faute de majorité, pour faire passer ses textes, Renaissance doit obtenir le soutien, ou tout du moins la neutralité, d’une partie ses opposants. L’été dernier, si les partis de gauche s’étaient opposés au legal privilege, LR avait cosigné les amendements de la majorité et le RN s’était abstenu. Or, depuis le début de la mandature, LR est divisé et le RN est versatile
Mardi, l’ambiance était différente. D’abord, en cette veille de 1er mai, l’hémicycle était peu rempli. Le texte n’a été adopté que par trente-huit voix contre trente-quatre. Le groupe RN a en effet voté contre. Au sein du groupe LR, trois députés ont voté pour, deux contre. La NUPES a maintenu son opposition, quelques députés Renaissance et Modem ont voté contre leur groupe, et Horizons a, pour l’essentiel, joué la chaise vide.
La courte majorité permet à l’initiative de poursuivre son chemin. Mais pour qu’elle aboutisse, le Sénat devra étudier à son tour la proposition Terlier, ou l’Assemblée celle de Louis Vogel. Matignon, qui peut seul demander la procédure accélérée, devrait trancher dans les prochains jours, en lien avec les parlementaires.
Sur le fond, seules de petites différences demeurent entre les deux propositions. D’abord la question des formations déontologiques des juristes et de leur contrôle. À l’Assemblée, le rapporteur Jean Terlier a également souhaité inscrire dans la loi une définition de la consultation juridique et prévoir un délit en cas d’abus d’apposition par l’entreprise de mention « confidentiel – consultation juridique – juriste d’entreprise ». Le compromis est donc possible.
© Lefebvre Dalloz