Le préjudice résultant de la résiliation anticipée du contrat mesuré à la chance perdue
Le préjudice résultant de la résiliation anticipée d’un contrat, lorsque celle-ci emporte la disparition d’une éventualité favorable à laquelle était subordonnée la perception par le cocontractant d’un honoraire de résultat, s’analyse en une perte de chance, qui, mesurée à la chance perdue, ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée.
Décidément, la perte de chance occupe ces derniers mois le devant de la scène de l’actualité jurisprudentielle du droit de la responsabilité civile (v. L. Vitale, La perte de chances en droit privé, LGDJ, 2020).
On se souvient que, par deux arrêts rendus en assemblée plénière par la Cour de cassation le 27 juin 2025 (nos 22-21.812 et 22-21.146, Dalloz actualité, 10 juill. 2025, obs. H. Slim ; D. 2025. 1207
), les Hauts magistrats ont apporté une précision importante quant à l’office du juge en la matière. Lorsqu’un juge reconnaît qu’une faute a fait perdre à la victime une chance d’éviter son dommage, il doit condamner l’auteur de la faute à indemniser cette perte de chance. Il ne peut pas refuser cette réparation au seul motif que la victime réclamait l’indemnisation de l’entier dommage, et non spécifiquement celle de la perte de chance. Comme le communiqué de la Cour le précisait, « le juge ne déborde pas le cadre du litige tel qu’il revient aux parties de l’établir : en effet, la “perte de chance” est mesurée à l’aune de “l’entier dommage”, objet de la demande initiale ».
Ce sont précisément les règles applicables quant à la caractérisation et à la mesure de la perte de chance qui sont rappelées par la Cour de cassation dans l’arrêt rendu par la troisième chambre civile le 11 septembre 2025 (Civ. 3e, 11 sept. 2025, n° 23-21.882, D. 2025. 1565
; RPDA sept. 2025, n° RDA100u2, obs. F. Buy).
En l’espèce, une SCI propriétaire d’un ensemble commercial a lancé un projet d’extension de la surface de vente et a souscrit une assurance dommages-ouvrage. Constatant des désordres de construction, la SCI et l’exploitant ont assigné les constructeurs et l’assureur, tout en signant un contrat de gestion du sinistre avec une société tierce prévoyant un honoraire de résultat. Après résiliation anticipée et unilatérale de ce contrat par la SCI, la société gestionnaire l’a poursuivie, ainsi que l’exploitant, pour faire reconnaître la résiliation abusive et obtenir réparation de son préjudice. La cour d’appel a condamné la SCI à verser une indemnité équivalente à la rémunération que la société gestionnaire aurait perçue si la convention avait été poursuivie, considérant qu’« il est incontestable que celle-ci aurait perçu une rémunération (…) et qu’il n’existait aucune incertitude ni aléa sur le fait que les deux sociétés obtiendraient des indemnités de l’assureur (…) puisque ni la réalité des désordres ni leur caractère décennal n’étaient contestés ».
La Cour de cassation censure cette décision, au visa de l’ancien article 1147 du code civil, devenu 1231-1, et du principe de réparation intégrale du préjudice, en retenant que « le préjudice résultant de la résiliation anticipée d’un contrat, lorsque celle-ci emporte la disparition d’une éventualité favorable à laquelle était subordonnée la perception par le cocontractant d’un honoraire de résultat, s’analyse en une perte de chance, qui, mesurée à la chance perdue, ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée. »
La caractérisation de la perte de chance
Il est fréquent, en pratique, qu’un acte engageant la responsabilité de son auteur prive autrui d’une chance de réaliser un gain ou d’éviter une perte. Ces situations laissent apparaître une incertitude quant à la réalité du préjudice final invoqué, le « gain espéré » présentant un caractère plus ou moins aléatoire. Pour cette raison, la causalité entre le préjudice et la faute reprochée au défendeur est tout aussi incertaine : une chance ne se réalisant pas toujours, il n’est pas évident que la faute ait contribué, selon le cours normal des choses, à la privation du profit invoquée par le demandeur.
Ces incertitudes sont contournées en déplaçant le curseur de l’atteinte réparée du préjudice final vers les chances de réalisation de l’éventualité favorable. En effet, la seule certitude causale réside dans le fait que la faute du défendeur brise le cours des événements et prive le demandeur d’une opportunité que la chance tourne en sa faveur. La perte de chance est certaine et donc en principe réparable. La jurisprudence admet depuis longtemps sa réparation (Req. 17 juill. 1889, S. 1891. 1. 399 ; D. 1891. 1. 381), celle-ci étant définie comme « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » (v. Cass., ass. plén., 27 juin 2025, nos 22-21.812 et 22-21.146, préc. ; Civ. 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674, D. 2006. 3013, et les obs.
; et déjà, Crim. 9 oct. 1975, Gaz. Pal. 1976. 1. 4).
Si les hypothèses de réparation d’une perte de chance sont très diverses, l’une des principales réside, comme dans l’arrêt commenté, dans la perte de gains espérés de la poursuite d’un contrat lorsque ce dernier est fautivement rompu avant son terme (v. par ex., Com. 24 nov. 2009, n° 08-19.596 ; 22 oct. 2013, n° 12-28.704 ; Soc. 3 juill. 2019, n° 18-12.306, Dalloz actualité, 26 juill. 2019, obs. V. Ilieva ; D. 2019. 1454
). L’arrêt rendu par la troisième chambre civile le 11 septembre 2025 s’inscrit donc dans un contentieux bien établi.
En l’espèce, les juges du fond avaient condamné le défendeur à verser au gestionnaire les honoraires de résultat prévus par le contrat, estimant que la rémunération due était incontestable et certaine, tout comme l’obtention d’indemnités par les sociétés assurées. Cependant, si le droit à rémunération paraissait acquis au moment de la rupture, le montant de celle-ci restait, lui, encore incertain. La rupture fautive n’avait donc fait perdre au gestionnaire qu’une chance de percevoir cette somme, dont le quantum n’était pas encore déterminé. C’est ce que retient la Cour de cassation pour qui « les honoraires à percevoir par la société dépendaient d’une éventualité favorable, incertaine à la date de la résiliation, sinon quant au principe du moins quant au quantum de l’honoraire de résultat, de sorte que le préjudice né de la rupture fautive de la convention par la SCI s’analysait en une perte d’une chance ». En effet, rien ne permet d’affirmer qu’en l’absence de rupture fautive du contrat, l’intervention du gestionnaire aurait conduit à une évaluation des travaux équivalente à celle finalement retenue lors de la négociation individuelle entre les sociétés et l’assureur. La solution retenue par la Cour de cassation doit être sur ce point approuvée.
La mesure de la réparation de la perte de chance
Puisque le gain manqué ici n’était qu’éventuel, du moins dans son quantum au moment de la rupture, la réparation due ne saurait recouvrir l’intégralité du profit attendu de l’exécution du contrat. La jurisprudence a longtemps affirmé qu’en cas de perte de chance, la réparation de l’entier dommage ne pouvait être que partielle (v. Civ. 1re, 27 mars 1973, JCP 1974. II. 17643, note R. Savatier). La Cour de cassation reprend ici une formule bien connue et sans doute plus précise : la réparation d’« une perte de chance (…), mesurée à la chance perdue, ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée » (v. déjà, Civ. 1re, 16 juill. 1998, n° 96-15.380, D. 1998. 191
; 15 janv. 2002, n° 98-15.247 ; 9 avr. 2002, n° 00-13.314, D. 2002. 1469, et les obs.
). Ainsi, dans notre espèce, la réparation accordée au gestionnaire ne saurait être égale, contrairement à ce qu’avaient retenu les juges du fond, à la rémunération qui lui aurait été due si le contrat avait été exécuté jusqu’au bout.
S’agissant de la liquidation de la réparation du préjudice de perte de chance, on considère généralement que l’indemnité versée constitue une portion du gain espéré (ici la rémunération due en cas de maintien du contrat), déterminée en fonction de la probabilité de réalisation de ce gain. La Cour de cassation a très clairement précisé la méthodologie d’évaluation de ce préjudice (v. Civ. 1re, 8 juill. 1997, n° 95-17.076, JCP 1997. II. 22921, rapp. P. Sargos). Les juges du fond doivent ainsi procéder en deux temps. « Ils doivent, dans un premier temps, raisonner comme si la faute (…) avait causé l’entier dommage et évaluer en conséquence la totalité des divers préjudices de la victime (…), puis, dans un deuxième temps, ils doivent fixer la fraction du total de ces préjudices qu’ils attribuent à la perte de chance » (P. Sargos, rapp. ss. Civ. 1re, 8 juill. 1997, préc.).
Cependant, à propos du contrat fautivement rompu, est-il toujours pertinent de partir, comme en l’espèce, de l’avantage prétendument perdu ? On ressent ici une certaine gêne, car, comme le note M. Buy (obs. préc., in fine), la logique de la responsabilité contractuelle n’est pas celle de l’exécution forcée. En effet, la mesure du « préjudice contractuel prévisible » consécutif à la rupture fautive, n’est pas systématiquement réductible à la perte de la rémunération promise. Si l’on admet que la responsabilité contractuelle ne se limite pas à la seule obtention d’un équivalent pécuniaire pour la prestation inexécutée, les dommages-intérêts peuvent viser à rétablir un équilibre qui correspond à la situation antérieure au dommage et ainsi constituer autre chose qu’un simple prolongement du droit à exécution ou au paiement.
Civ. 3e, 11 sept. 2025, FS-B, n° 23-21.882
par François Viney, Maître de conférences, Université d'Amiens
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