Le principe « nul ne peut se constituer de titre à soi-même » ne s’applique pas aux faits juridiques

Dans un arrêt rendu le 26 juin 2024, la chambre commerciale de la Cour de cassation rappelle sa position constante selon laquelle le principe « nul ne peut se constituer de titre à soi-même » ne s’applique pas à la preuve des faits juridiques tels qu’une livraison.

Le droit de la preuve a été récemment au cœur de plusieurs décisions importantes rendues par la Cour de cassation. La principale d’entre-elles reste évidemment celle mise à disposition le 22 décembre 2023 par laquelle l’assemblée plénière a pu décider que l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas systématiquement à écarter celui-ci des débats pour cette seule raison (Cass., ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648 et n° 21-11.330, Dalloz actualité, 9 janv. 2024, obs. N. Hoffschir ; D. 2024. 291 , note G. Lardeux ; ibid. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki ; ibid. 296, note T. Pasquier ; ibid. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; ibid. 613, obs. N. Fricero ; JA 2024, n° 697, p. 39, étude F. Mananga ; AJ fam. 2024. 8, obs. F. Eudier ; AJ pénal 2024. 40, chron. ; AJCT 2024. 315, obs. A. Balossi ; Dr. soc. 2024. 293, obs. C. Radé ; Légipresse 2024. 11 et les obs. ; ibid. 62, obs. G. Loiseau ; RCJPP 2024. 20, obs. M.-P. Mourre-Schreiber ; RTD civ. 2024. 186, obs. J. Klein ; JCP 2024. 119, rapp. D. Ponsot et H. Fulchiron ; ibid. 120, note G. Vial ; JCP E 2024. 1042, note C. Golhen ; JCP S 2024. 1028, note S. Brissy ; Procédures 2024. 37, note A. Bugada). D’autres décisions méritent, dans cette perspective, d’être également signalées notamment sur le droit à la preuve confronté au secret de l’avocat (Civ. 1re, 6 déc. 2023, n° 22-19.285, Dalloz actualité, 12 déc. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 2197 ; ibid. 2024. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJ fam. 2024. 8, obs. F. Eudier ; RTD civ. 2024. 193, obs. J. Klein ; JCP 2023. 1465, note S. Grayot-Dirx ; ibid. 2024. 673, obs. L. Veyre ; Lexbase avocats, 4 janv. 2024, n° 343, note É. Vergès ; Gaz. Pal. 20 févr. 2024, n° 6, p. 14, note M. Boissavy ; ibid. 11 juin 2024, n° 20, p. 4, obs. A. Adorno et J. Villacèque) ou sur la combinaison de ce même droit à la preuve avec la présomption de connaissance des vices cachés par le vendeur professionnel (Com. 5 juill. 2023, n° 22-11.621 FS-B, Dalloz actualité, 11 juill. 2023, obs. C. Hélaine ; D. 2023. 1885 , note A. Hyde ; ibid. 2268, chron. C. Bellino et T. Boutié ; ibid. 2024. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; RTD civ. 2023. 704, obs. J. Klein ; RTD com. 2023. 716, obs. B. Bouloc ; ibid. 931, obs. B. Bouloc ; en droit social, v. par ex., Soc. 6 sept. 2023, n° 22-13.783 F-B, D. 2023. 1990 , note J. Mouly ; ibid. 2024. 570, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; Dr. soc. 2023. 899, étude P. Barincou ; ibid. 922, obs. C. Radé ; RTD civ. 2024. 191, obs. J. Klein ).

Le 26 juin 2024, la chambre commerciale a pu rendre un nouvel arrêt revenant aux fondamentaux de la très célèbre règle « nul ne peut se constituer de titre à soi-même ». La Cour de cassation rappelle ainsi que celle-ci ne s’applique pas à la preuve des faits juridiques. Les faits sont assez classiques. Ils débutent par l’ouverture, par une personne physique, d’un compte client auprès d’une société. Plusieurs factures demeurant impayées, la société créancière obtient une ordonnance d’injonction de payer. Le débiteur forme opposition à celle-ci et est, dans le même temps, placé en redressement judiciaire de sorte que le mandataire judiciaire devenu commissaire à l’exécution du plan de redressement est appelé en la cause. En appel, les juges du fond considèrent que la société a pu correctement rapporter la preuve de sa créance ainsi que de l’étendue de celle-ci par la réunion de divers éléments probatoires. Une somme de 11 149,78 € est ainsi fixée au passif du débiteur, et ce, à titre chirographaire au bénéfice de la société ayant obtenu l’injonction de payer. Le débiteur condamné se pourvoit en cassation. Il estime qu’en vertu du principe « nul ne peut se constituer de titre à soi-même », la cour d’appel ne pouvait pas fixer la créance de la société en se fondant sur divers documents dont certains émanaient de la société elle-même comme des bons de livraison non signés par le demandeur au pourvoi.

Dans l’arrêt rendu le 26 juin 2024 et promis aux honneurs d’une publication au Bulletin, la chambre commerciale de la Cour de cassation vient ainsi rappeler que « le principe selon lequel nul ne peut se constituer de titre à soi-même, (…) n’est pas applicable à la preuve d’un fait juridique tel qu’une livraison » (pt n° 5). Nous allons examiner pourquoi une telle décision ne surprendra pas le lecteur en ce qu’elle confirme une jurisprudence constante depuis plusieurs années.

La justification du refus d’application du principe à la preuve des faits

La société qui s’estimait créancière devait, en l’espèce, prouver sa créance selon le droit commun sur le fondement de l’article 1353, alinéa 1er, du code civil. Mais il est souvent très délicat de démontrer l’existence d’une créance dans des situations contractuelles où aucun écrit ne permet de s’assurer sans aucun doute de celle-ci. En résulte, généralement, une production plurielle de divers documents devant le juge dont certains peuvent émaner du créancier lui-même comme ici des bons de livraison qui n’ont pas été signés par celui qui contestait l’injonction de payer. Ces bons sont le nerf de la guerre dans l’affaire soumise à la chambre commerciale.

Comme l’énonce le professeur Gwendoline Lardeux, la règle selon laquelle le principe « nul ne peut se constituer de titre à soi-même » ne s’applique pas à la preuve des faits juridiques est « entièrement justifiée » en raison de la liberté de la preuve régissant ces derniers (Rép. civ.,  Modes de preuve, par G. Lardeux, n° 90). Des exemples très divers peuvent être pris, comme l’absence d’application de ce principe à la preuve d’un déni de justice (Rép. pr. civ.,  Sommation, par R. Laher, n° 61) ou d’un harcèlement moral (Rép. trav.,  Harcèlement moral, par P. Adam, n° 434) puisque tous deux sont des faits juridiques qui peuvent être prouvés par tous moyens. La livraison, qui est également un tel fait, n’échappe pas à ce constat.

La chambre commerciale n’entend pas revenir sur le cantonnement de l’application du principe aux seuls actes juridiques (v. par le passé, par ex., Civ. 2e, 6 mars 2014, n° 13-14.295, Dalloz actualité, 20 mars 2014, obs. N. Kilgus ; D. 2014. 1722, chron. L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, T. Vasseur, E. de Leiris, H. Adida-Canac, D. Chauchis et N. Palle ; ibid. 2478, obs. J.-D. Bretzner, A. Aynès et I. Darret-Courgeon ; RTD civ. 2014. 438, obs. R. Perrot ). En ce sens, observons que le moyen passe globalement sous silence cette question pour axer son raisonnement sur les éléments matériels se rapportant à la livraison (comme les bons eux-mêmes) Pourtant, c’est bien la livraison ou non qui importe pour démontrer la prise de possession des marchandises vendues, laquelle semblait s’opérer plutôt par retrait effectif (pt n°4).

Par conséquent, sur le terrain du droit de la preuve, on retrouve dans l’arrêt du 26 juin 2024 une solution connue et équilibrée. La règle selon laquelle « nul ne peut se constituer de titre à soi-même » n’a purement et simplement pas droit de cité concernant les faits juridiques dont la preuve est libre.

La discussion ne peut se porter que sur l’efficacité probatoire des différentes preuves présentées devant le juge. C’est ce que nous allons examiner maintenant.

L’enjeu crucial de l’efficacité probatoire

Le rejet du pourvoi permet de particulièrement bien mettre en valeur ce que la doctrine a pu écrire sur la conséquence de l’inapplication du principe « nul ne peut se constituer de titre à soi-même » aux faits juridiques. La cour d’appel saisie du dossier avait, selon l’arrêt étudié, mis en balance les différents documents produits pour démêler les fils noués de cette relation contractuelle qui avait pu prendre un tournant conflictuel.

En présence d’un fait juridique, c’est la seule efficacité probatoire de chaque élément de preuve qui peut servir de départiteur (Rép. civ., Mode de preuve, préc., n° 90). Le juge doit donc choisir pour chaque preuve produite, et dûment visée dans les conclusions comme support de l’argumentation, lesquelles peuvent faire pencher la balance. Ne nous leurrons-pas, bien souvent une preuve constituée par un plaideur dans son propre intérêt n’aura qu’une très faible valeur probatoire. En revanche, elle peut corroborer une situation parfaitement exacte en droit comme en fait et c’est alors la réunion de ces preuves qui aboutit au triomphe de la vérité malgré leur faible efficacité probatoire quand elles sont prises individuellement.

En l’espèce, c’est l’accumulation du relevé du compte client, des bons de livraison portant signature pour certains (mais pas pour tous, ce qui explique la discussion sur le principe évoqué précédemment) et de l’acquittement du paiement de factures qui correspondent auxdits bons de livraison qui permet de fonder la créance. La bobine de fils est ainsi démêlée et une créance de 11 149,78 € en résulte. Difficile pour la chambre commerciale d’opérer un autre contrôle puisque le travail des juges du fond n’ouvre aucun cas d’ouverture à cassation en l’état.

Voici donc un arrêt parfaitement équilibré rappelant des solutions connues appliquées à la matière des contrats spéciaux et, plus précisément, à la livraison. En tant que fait juridique, le principe selon lequel « nul ne peut se constituer de titre à soi-même » n’a pas d’incidence sur l’issue de cette question.

 

Com. 26 juin 2024, F-B, n° 22-24.487

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