Le Sénat adopte une proposition de loi sur les fraudes en matière artistique
Le Sénat a adopté en première lecture la proposition de loi portant réforme de la loi du 9 février 1895, loi dite « Bardoux », sur les fraudes en matière artistique. Une volonté de prendre le temps de la navette parlementaire a été manifestée pour enrichir ce texte des observations que les professeurs Tristan Azzi et Pierre Sirinelli formuleront bientôt dans leur rapport CSPLA sur les faux artistiques.
Le 5 décembre 2022, le sénateur Bernard Fialaire déposait une proposition de loi portant réforme de la loi du 9 février 1895 (loi dite « Bardoux ») sur les fraudes en matière artistique. Le sénateur invoquait alors, à propos de la loi Bardoux, qu’elle apparaissait aujourd’hui insuffisante face à l’évolution du marché de l’art et aux nouvelles formes de création – notamment numérisées – ainsi qu’à sa démocratisation. Il justifiait la nécessité de procéder à une réforme complète du dispositif actuel en raison notamment des avancées scientifiques et technologiques qui permettraient de perfectionner les techniques de fraude.
En ce sens, de nombreuses technologies empêcheraient ou limiteraient grandement leur détection. Les fraudes artistiques se multiplieraient sous l’effet de plusieurs facteurs. Le rapporteur pointe plusieurs risques d’accroissement du phénomène. Il vise l’explosion des prix des œuvres d’art, une hausse significative de la demande sur le marché de l’art et l’arrivée en nombre d’acheteurs qui ne sont pas des connaisseurs. Enfin, l’essor de la vente d’art en ligne ainsi que la réglementation insuffisante des plateformes pourraient générer d’autres sources de complications. En tout état de cause, le trafic illicite de biens culturels susciterait toujours autant l’intérêt des organisations criminelles au niveau mondial, compte tenu de ses avantages comme technique de blanchiment, de son caractère lucratif et des peines peu dissuasives en comparaison d’autres formes de trafic.
L’objectif de sa proposition est donc de protéger à la fois l’acheteur, l’artiste-auteur et le professionnel : l’acheteur, puisqu’il constitue la première victime de ces fraudes ; l’artiste-auteur, puisqu’il subit également le pillage de son œuvre et ne dispose pas de moyens assez efficaces pour y faire face ; le professionnel, enfin, puisque son activité s’en trouve nécessairement perturbée ou entravée par l’existence de ces faux.
Point sur le droit existant
Pour rappel, la loi Bardoux n’a jusque-là subi que quelques retouches. Elle avait été légèrement modifiée en 1994 (v. L. n° 94-102 du 5 févr. 1994 relative à la répression de la contrefaçon et modifiant certaines dispositions du code de la propriété intellectuelle) et, plus récemment, à propos de la conversion de l’amende en euros. Ses premiers articles disposent que :
« Sont punis de deux ans d’emprisonnement et de 75000 euros d’amende, sans préjudice des dommages-intérêts s’il y a lieu :
1° Ceux qui auront apposé ou fait apparaître frauduleusement un nom usurpé sur une oeuvre de peinture, de sculpture, de dessin, de gravure et de musique ;
2° Ceux qui, sur les mêmes œuvres, auront frauduleusement et dans le but de tromper l’acheteur sur la personnalité de l’auteur, imité sa signature ou un signe adopté par lui ».
Les mêmes peines sont applicables à tout marchand ou commissionnaire qui aura sciemment recelé, mis en vente ou en circulation les objets revêtus de ces noms, signatures ou signes. Ses articles 3 et 3-1 prévoient en outre que le juge peut prononcer la confiscation des œuvres ou leur remise au plaignant, de la même manière qu’il peut le décider en cas de non-lieu ou de relaxe, lorsqu’il est établi que les œuvres saisies constituent des faux. Enfin, l’article 4 prévoit que la fraude ne concerne que les œuvres qui ne sont pas encore tombées dans le domaine public, ce qui en limite évidemment le champ d’application.
Dans cette rédaction, la loi montre, il est vrai, que de nombreuses réalités ne sont pas concernées par la fraude artistique. En visant strictement la peinture, la sculpture, le dessin, la gravure et la musique, elle n’apporte aucune solution pour lutter contre les faux manuscrits, les faux objets d’arts appliqués, les fausses photographies et installations… Excluant du champ d’application les œuvres tombées dans le domaine public, elle empêche également la poursuite d’auteurs responsables de faux plus anciens, et cela malgré un nombre important d’affaires. Enfin, elle vise seulement le cas d’une imitation d’une signature ou d’un signe ou d’une apposition frauduleuse d’un nom sur le support de l’œuvre, laissant alors de côté tous les faux sans auteur identifié (arts premiers, antiquités, art médiéval, art islamique, arts asiatiques, etc.).
Cette infraction cohabite pourtant avec d’autres dispositifs juridiques « concurrents » impliquant d’autres critères puisqu’ils visent d’autres réalités. Et s’il arrive qu’ils génèrent des chevauchements, ce seraient plus souvent des réalités qui leur échappent et ne sont, de ce fait, pas sanctionnées.
En ce sens, « l’escroquerie » implique l’emploi de manœuvres frauduleuses, faisant intervenir des éléments extérieurs ou intrinsèques (personne tierce, mise en scène, production d’écrits…) donnant au délit la forme d’un montage. Or, ainsi rédigée, la qualification ne répondrait pas aux particularités de la fraude artistique, comme le simple mensonge qu’est par exemple l’apposition d’un nom usurpé sur un tableau ou un support numérique (v. C. pén., art. 313-1).
Le « faux », quant à lui, présenterait aussi des limites (v. C. pén., art. 441-1). En visant « toute altération frauduleuse de la vérité, de nature à causer un préjudice et accomplie par quelque moyen que ce soit, dans un écrit ou tout autre support d’expression de la pensée qui a pour objet ou qui peut avoir pour effet d’établir la preuve d’un droit ou d’un fait ayant des conséquences juridiques », la notion de « faux » serait trop réductrice s’agissant de l’art « dont l’essence n’est pas seulement l’expression d’une pensée, mais également la manifestation d’une sensibilité », selon le rapporteur et sénateur, Bernard Fialaire.
À propos de la qualification de tromperie (C. consom., art. L. 441-1), ce dernier soutient que « la dimension contractuelle ou précontractuelle posée par l’article oriente davantage le champ d’application de celui-ci vers le marché de l’art plutôt que vers l’objet d’art lui-même ». Cette dimension consumériste ne suffit donc pas à couvrir tous les délits, puisqu’elle implique nécessairement une transaction pour permettre de sanctionner le vendeur à l’origine de la tromperie.
Enfin, s’agissant de la contrefaçon (CPI, art. L. 335-2), elle renvoie à l’atteinte à la propriété, ce qui écarte, selon le sénateur, une dimension propre à l’art : « toute atteinte à l’art va au-delà de l’intérêt particulier, car l’oeuvre est attachée au sens racinaire à un territoire, à un pays » ; autrement dit, l’infraction ne serait pas assez tournée vers l’intérêt général.
En somme, ces autres qualifications juridiques ne permettraient pas de couvrir toutes les réalités, ce qui justifierait qu’on réforme en profondeur le dispositif juridique de fraude artistique.
Apports de la proposition de loi Fialaire
La proposition de la loi intègre donc une nouvelle infraction pénale au sein du code du patrimoine en remplacement de l’infraction prévue par la loi Bardoux. Dans l’esprit du rapporteur et sénateur, Bernard Fialaire, l’efficacité de la répression de ces infractions revêtait un enjeu majeur, raison pour laquelle la proposition ne s’intéresse qu’au seul volet pénal. La proposition de loi insère donc un nouveau chapitre consacré à la lutte contre les fraudes artistiques, composé de cinq articles (L. 112-28 à L. 112-32), au sein du code du patrimoine. De plus, elle modifie l’article L. 3211-19 du code général de la propriété des personnes publiques.
L’article L. 112-28 définit les éléments constitutifs de l’infraction. Il s’agirait du fait :
1° De réaliser ou de modifier, par quelque moyen que ce soit, une œuvre d’art ou un objet de collection, dans l’intention de tromper autrui sur l’identité de son créateur, son origine, sa datation, sa nature ou sa composition ;
2° De présenter, de diffuser ou de transmettre, à titre gratuit ou onéreux, une œuvre ou un objet mentionné au 1° en connaissance de son caractère trompeur ;
3° De présenter, de diffuser ou de transmettre, à titre gratuit ou onéreux, une œuvre d’art ou un objet de collection en trompant, par quelque moyen que ce soit, sur l’identité de son créateur, son origine, sa datation, sa nature ou sa composition ;
4° De présenter, de diffuser ou de transmettre, à titre gratuit ou onéreux, une œuvre d’art ou un objet de collection en trompant, par quelque moyen que ce soit, sur sa provenance.
Les peines encourues seraient alors beaucoup plus sévères que celles prévues actuellement. Le rapporteur et sénateur insiste : « les peines prévues par la loi Bardoux ne sont pas assez sévères pour être dissuasives. Elles sont de deux ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende. Il n’est en outre pas possible de les alourdir, quelle que soit la circonstance dans laquelle l’infraction est commise ». C’est la raison pour laquelle sa proposition de loi prévoit que la fraude artistique sera punie de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 € d’amende.
Des circonstances aggravantes seraient aussi prévues. Les faits seraient alors punis de sept ans d’emprisonnement et de 750 000 € d’amende lorsqu’ils sont commis :
1° soit par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice, sans qu’elles constituent une bande organisée ;
2° soit de manière habituelle ou en utilisant les facilités que procure l’exercice d’une activité professionnelle ;
3° soit au préjudice de l’État ou d’une collectivité territoriale, ou de l’un de leurs établissements publics.
La sanction serait portée à dix ans d’emprisonnement et un million d’euros d’amende lorsqu’ils sont commis en bande organisée.
La proposition de loi vise l’introduction de sanctions complémentaires. Le juge pourrait décider la confiscation de l’œuvre ou de l’objet litigieux, sa destruction ou sa remise au créateur victime ou à ses ayants droit (s’ils existent), et de la même manière en cas de relaxe ou de non‑lieu. Enfin, le nouvel article L. 112‑33 du code du patrimoine prévoit des peines complémentaires comme l’interdiction d’exercer l’activité professionnelle ou sociale ou l’interdiction d’exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, d’administrer, de gérer ou de contrôler une entreprise commerciale ou industrielle ou une société commerciale. Les œuvres et objets concernés feraient l’objet d’une inscription sur un registre dans des conditions définies par décret en Conseil d’État.
Les sénateurs ont globalement salué la proposition en ce qu’elle servira à combler les nombreuses lacunes identifiées au sein de la loi Bardoux, certains ont pu souligner que sa rédaction était encore perfectible, en pointant notamment l’absence d’un volet civil, mais le texte a bel et bien été adopté.
Temporalité interrogée en raison d’un rapport CSPLA attendu… en juillet !
La temporalité interroge tout de même quand on sait que cette proposition de loi intervient très en amont d’un travail en cours mené par le CSPLA sur la question des faux artistiques. En effet, les professeurs Tristan Azzi et Pierre Sirinelli, après de nombreux mois de travail et d’auditions, doivent remettre leur rapport en juillet 2023. Un rapport qui n’est pas censé être un point final, mais plutôt un point de départ suivi de réflexions collectives au sein des milieux professionnels concernés, lesquels pourraient encore être à l’origine de propositions…
Ce rapport Azzi-Sirinelli sera sans aucun doute une source de propositions très concrètes, s’ils avaient seulement attendu qu’il soit remis, les sénateurs auraient pu s’en emparer dès ces premières discussions. Alors, certes, la navette parlementaire qui suivra l’adoption de cette proposition de loi, permettra d’envisager de nouveaux apports et d’en peaufiner encore la rédaction, mais il faut bien admettre que du point de vue méthodologique, cette adoption intervient beaucoup trop tôt.
On comprend alors pourquoi, dès le 8 mars, lorsque la Commission culture a adopté la première version du texte avant de la soumettre au vote du Sénat, certains de ses membres avaient déjà suggéré d’attendre la remise du rapport Azzi-Sirinelli. Le sénateur Julien Bargeton soulignait par exemple « il faut prendre le temps d’intégrer à ce texte les résultats des travaux du CSPLA. Par cohérence, nous nous abstiendrons aussi sur les amendements, en espérant que, d’ici cet été, ce texte pourra être complété ». La sénatrice Alexandra Borchio Fontimp ajoutait aussi « Je me demande s’il ne faudrait pas attendre les résultats de la mission du CSPLA pour s’assurer que le texte soit suffisamment précis. »
Enfin, un autre sujet a été à peine abordé lors de ces premiers débats parlementaires, alors même qu’il aurait pourtant mérité qu’on lui consacre plus de réflexions et d’échanges : c’est évidemment celui de l’intelligence artificielle ! L’enjeu majeur de demain, car face à la montée en puissance des intelligences artificielles génératrices d’images, ce phénomène de fraudes risque de s’accroître encore davantage.
La sénatrice Sylvie Robert a cependant pu, en ce sens, formuler une remarque très pertinente : « cette proposition de loi constitue un premier pas important pour moderniser notre corpus législatif. Nous devrons impérativement rester très vigilants face aux développements de l’art numérique, où les défauts de preuve d’authenticité et les risques de falsification sont, par définition, accrus. À n’en pas douter, comme dans beaucoup de secteurs, le numérique et l’intelligence artificielle réinterrogeront – et réinterrogent déjà ! – le faux artistique et nous amèneront sûrement, en tant que législateurs, à intervenir à nouveau ».
Intervenir à nouveau, oui, mais quand ? Les législateurs devraient profiter de cette opportunité législative pour mettre sur le métier l’ensemble des problématiques qui gravitent autour du sujet des fraudes artistiques, ce serait sans doute un gain de temps très apprécié face à la montée en puissance des intelligences artificielles qui nous dévoilent au jour le jour des évolutions extrêmement incroyables et, forcément, inquiétantes.
© Lefebvre Dalloz