L’effectivité de la présomption d’innocence devant le juge de l’élection

Si l’article 6, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme est, en principe, inapplicable aux procédures destinées au prononcé de sanctions purement électorales, il le devient cependant lorsqu’il existe un lien matériel entre une enquête de police en cours et une procédure devant le juge de l’élection.

L’enquête préliminaire pour fraude à l’élection

En l’espèce, le requérant a été maire du 6e secteur de la commune de Marseille, de 2017 à 2020. À l’occasion des élections municipales des 15 mai et 28 juin 2020, il a été réélu en qualité de conseiller municipal et de conseiller communautaire. Entre les deux tours de cette élection, une enquête préliminaire a été ouverte pour des faits de manœuvres frauduleuses tendant à l’exercice irrégulier d’un vote par procuration, de détournement de suffrage d’électeur par manœuvre frauduleuse et d’atteinte à la sincérité du scrutin par manœuvre frauduleuse. Plus précisément, il était reproché au requérant et à ses colistiers d’avoir manipulé frauduleusement les votes par procuration des résidents d’un EHPAD afin qu’ils aillent en sa faveur. Il ressort de l’enquête de police que l’une des candidates sur la liste du requérant aurait rempli des formulaires de procuration au nom de 56 résidents d’un EHPAD, sans recueillir leur consentement. Elle aurait également rempli d’autres formulaires avec l’accord des électeurs cette fois, mais en prétextant qu’un partenariat avec le commissariat les dispensait de se présenter devant un officier de police judiciaire. Ainsi, 157 formulaires auraient été remplis frauduleusement en violation de l’article L. 72 du code électoral.

À l’issue de l’enquête préliminaire, le requérant et treize autres personnes ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel pour faux et usage de faux, ainsi que pour manœuvres frauduleuses ayant pour but d’enfreindre les articles L. 64 et L. 71 à L. 77 du code électoral. Le 27 janvier 2025, le requérant était relaxé par le tribunal correctionnel et le parquet interjetait appel de la décision.

La procédure devant le juge de l’élection

Parallèlement à la procédure pénale en cours, une procédure administrative a été initiée par la saisine du Tribunal administratif de Marseille par les candidats non élus. Ceux-ci demandaient l’annulation de l’élection en raison de la fraude alléguée, faisant l’objet de l’enquête pour laquelle le requérant avait été placé en garde à vue.

Le tribunal administratif a rejeté leur demande au motif que le doute sur la sincérité des quarante-sept votes ne suffit pas à demander l’annulation des opérations électorales. En effet, la réalité d’un système visant à simplifier le vote par procuration des résidents de l’EHPAD sans passer par un officier de police judiciaire n’était pas encore établie : l’enquête visant à établir de telles manœuvres était en cours et aucune décision juridictionnelle n’a été rendue.

Ils firent alors appel de ce jugement devant le Conseil d’État avec, à l’appui de leur recours, un rapport de l’enquête de police relatant les conditions d’établissement des procurations. Le rapporteur public a commencé par rappeler le principe du secret de l’enquête et de l’instruction et son interprétation constante par le Conseil d’État, selon laquelle il ne fait pas obstacle au pouvoir et au devoir du juge administratif de joindre au dossier des éléments provenant d’une information judiciaire en cours. Il a précisé ensuite que les éléments en possession du Conseil d’État étaient différents de ceux dont disposait le tribunal administratif en première instance et que les résultats de l’enquête préliminaire viennent conforter les indices allant dans le sens de l’irrégularité de ces votes par procuration : l’enquête « a mis en lumière un système organisé d’établissement de procurations, en méconnaissance des règles fixées, en particulier, par les articles R. 72 et R. 73 du code électoral, avant le premier tour et dans l’entre-deux-tours, associant divers membres de la liste et de l’équipe de campagne de M. Julien Ravier ainsi que deux officiers de police judiciaire du commissariat du 12e arrondissement ».

Cependant les irrégularités d’une élection n’entraînent pas nécessairement son annulation par le Conseil d’État ; il faut, pour cela, que ces irrégularités aient « altéré la sincérité du scrutin » (conclusions du rapporteur public). Il ressort, en effet, de la jurisprudence du Conseil que les élections doivent être annulées lorsque les irrégularités empêchent le juge de l’élection d’exercer son contrôle sur celles-ci (CE 16 janv. 1987, Élections à l’Assemblée de Corse, n° 76992, Lebon ) ou bien lorsque l’ampleur de ces irrégularités remet en cause les résultats de l’élection (CE 23 avr. 2009, Élections municipales de Perpignan, n° 322243, Dalloz actualité, 4 mai 2009, obs. C. de Gaudemont ; Lebon  ; AJDA 2009. 852  ; ibid. 1326  ; ibid. 1302, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi , note J.-B. Vila  ; RFDA 2010. 260, concl. I. de Silva ).

Dans la présente affaire, le 11 janvier 2022, le Conseil d’État a refusé d’annuler les opérations électorales au motif que le rapport d’enquête de la police judiciaire met en évidence l’existence de manœuvres frauduleuses au profit de la liste du requérant, mais qu’il s’avère cependant que ces manœuvres n’ont pas eu d’incidence sur le résultat des élections au regard du nombre de voix séparant les listes pour chacun des tours. Il a prononcé, en revanche, l’inéligibilité du requérant pour une durée d’un an et, de ce fait, a annulé son élection comme le lui permet l’article L. 118-4 du code électoral. Le juge de l’élection a ainsi déduit des éléments de la procédure pénale versés au dossier la véracité des manœuvres frauduleuses reprochées.

Soutenant que le Conseil d’État a méconnu l’article 6, § 2, de la Convention européenne, le candidat déclaré inéligible a saisi la Cour européenne des droits de l’homme.

L’application de l’article 6, § 2, en raison du lien entre les procédures pénale et administrative

Pour le requérant, l’article 6, § 2, de la Convention européenne devait être effectif lors de la procédure administrative dont il a fait l’objet en raison du lien entre les procédures pénale et administrative menées parallèlement. Dans la mesure où aucune poursuite pénale n’avait été engagée lorsque le Conseil d’État a été saisi, ce sont nécessairement les éléments recueillis dans le cadre de l’enquête préliminaire qui ont motivé la saisine de la juridiction administrative. Il qualifiait ainsi le prononcé de l’inéligibilité par le Conseil d’État de « sanction pénale déguisée ». À l’inverse, le gouvernement plaidait l’irrecevabilité de la requête en écartant tout lien entre la procédure devant le juge électoral et la procédure pénale. Il considérait que le juge pénal était saisi pour se prononcer sur la régularité de l’élection tandis que la procédure pénale visait à démontrer l’existence ou l’absence d’infractions pénales commises à l’occasion de cette élection. De surcroît, il indiquait que l’issue de l’une des procédures n’est nullement déterminante pour l’autre.

La Cour européenne des droits de l’homme déclare la requête recevable et rejette l’exception d’inapplicabilité de l’article 6, § 2, de la Convention, en retenant un lien entre les deux procédures. S’il résulte de sa jurisprudence que le volet pénal de l’article 6 ne s’applique pas, en principe, aux sanctions purement électorales destinées seulement à assurer le bon déroulement des élections (CEDH 21 oct. 1997, Pierre-Bloch c/ France, n° 24194/94, § 56, AJDA 1998. 65 , note L. Burgorgue-Larsen  ; D. 1998. 208 , obs. S. Perez  ; RFDA 1998. 999, note P. Jan  ; RSC 1998. 391, obs. R. Koering-Joulin ), il existe cependant en l’espèce un lien manifeste entre la procédure pénale en cours et la saisine du juge de l’élection, rendant l’article 6, § 2, applicable devant ce dernier (§ 30). En effet, bien que l’enquête pénale ne soit pas décisive pour la décision du juge administratif, il n’en demeure pas moins que le Conseil d’État s’est précisément et exclusivement appuyé sur les éléments de l’enquête de police pour rendre sa décision, dans la mesure où le requérant a été renvoyé devant la juridiction correctionnelle plus d’un an après la décision du juge de l’élection. Par conséquent, il y a bien un lien entre la procédure pénale en cours et la procédure devant le juge de l’élection permettant à l’article 6, § 2, de pleinement produire ses effets devant ce dernier.

L’absence d’atteinte à la présomption d’innocence dans la motivation du juge de l’élection

La présomption d’innocence n’a cependant pas été bafouée par le juge de l’élection affirmant que le requérant avait « accompli des manœuvres présentant un caractère frauduleux ayant pour objet de porter atteinte à la sincérité du scrutin ». À la lecture de tels propos, l’on peut se demander si la présomption d’innocence, en raison du lien entre les procédures pénale et administrative, a bien été effective. Pour le requérant, une telle formulation est contraire à la présomption d’innocence qui prohibe toute affirmation sur la culpabilité d’une personne « accusée » au sens de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH 10 déc. 1982, Foti et autres c/ Italie, nos 7604/76, 7719/76, 7781/77 et 7913/77 ; 21 févr. 1984, Oztürk c/ R.F.A, n° 8544/79). Selon lui, le Conseil d’État a rédigé sa motivation à l’indicatif et de manière affirmative, ayant pour effet d’affirmer la constitution de l’infraction pénale alors même que l’enquête était encore en cours. Pour le gouvernement en revanche, la décision du Conseil d’État ne jette aucun soupçon sur le requérant et ne se prononce pas sur sa responsabilité pénale, en ce qu’il s’est contenté d’examiner la connaissance du requérant de ces « manœuvres à caractère frauduleux » au sens de l’article L. 118-4 du code électoral, et ce sans excéder ses pouvoirs. En effet, le Conseil constitutionnel, dans une décision du 7 décembre 2012, avait précisé qu’en statuant sur une fraude aux dispositions du code électoral, le juge de l’élection ne se prononce pas sur la responsabilité pénale de la personne intéressée (Cons. const. 7 déc. 2012, n° 2012-4589 AN).

Pour écarter toute atteinte à la présomption d’innocence, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle que « les propos préjudiciables doivent porter sur les mêmes infractions pénales pour lesquelles la protection offerte par la présomption d’innocence est réclamée » (en ce sens not., CEDH 25 juin 2019, Larrañaga Arando et autres c/ Espagne, n° 73911/16). Or, la notion litigieuse de « manœuvres présentant un caractère frauduleux » employée par le Conseil d’État (pt 13 de la décision) n’est pas propre à la matière pénale dans la mesure où elle peut justifier une condamnation civile (CEDH 24 mars 2022, Benghezal c/ France, n° 48045/15, Dalloz actualité, 15 avr. 2022, obs. S. Fucini ; AJ pénal 2022. 276 et les obs.  ; RSC 2022. 685, obs. D. Roets ) et renvoie plus généralement à la notion de fraude (CEDH 4 juill. 2024, Gravier c/ France, n° 49904/21, Dalloz actualité, 10 sept. 2024, obs. A. Lefebvre). En outre, les juges européens notent que la phrase litigieuse du Conseil d’État est en fait une reprise quasi-identique des termes de l’article L. 118-4 du code électoral. Dès lors, même en se fondant sur les éléments d’une enquête pénale en cours, la Haute juridiction administrative n’a pas empiété sur l’office du juge pénal, car elle s’est limitée à son office de juge de l’élection en démontrant la fraude au code électoral, sans refléter un quelconque sentiment sur la culpabilité du requérant.

La Cour européenne a apprécié la motivation du Conseil d’État au regard du « premier aspect » de la présomption d’innocence (§ 38) qui correspond à la garantie procédurale de la présomption d’innocence attachée à la preuve et à la démonstration de la culpabilité (CEDH 11 juin 2024, Nealon et Hallam c/ Royaume-Uni, n° 32483/19 et n° 35049/19, RSC 2024. 677, obs. D. Roets ), par opposition à son « second aspect » qui correspond au traitement de la personne présumée innocente. L’effectivité de ce premier aspect, que nous qualifions autrement de dimension processuelle, suppose que toute anticipation sur la culpabilité soit censurée. Une telle anticipation peut s’observer sur l’incidence de la décision du juge électoral sur la décision ultérieure du juge pénal. Or, le caractère déterminant de la décision du juge électoral peut rapidement être écarté, d’abord parce qu’il n’y a aucune règle juridique venant lier les deux juridictions appelées à se prononcer sur les mêmes faits, ensuite parce que le jugement de relaxe du requérant prononcé par le tribunal correctionnel en l’espèce dissipe tout doute sur l’interdépendance des deux procédures. Outre l’éventuelle incidence sur la décision pénale à venir, l’anticipation sur la culpabilité peut aussi s’observer sur les mots employés par la juridiction administrative. Cependant, là encore, il ressort de la décision du Conseil d’État que les juges ont employé une formulation conforme à l’article L. 118-4 du code électoral sur le fondement duquel ils ont été saisis, sans formuler de conclusions sur la culpabilité du requérant quant aux infractions pénales pour lesquelles il a ultérieurement été poursuivi.

L’appréciation de l’atteinte à la présomption d’innocence par la Cour, ou plutôt de l’absence d’atteinte à la présomption d’innocence en l’espèce, nous paraît cohérente au regard de sa jurisprudence. La décision surprend davantage, et positivement, sur l’extension du champ de la présomption d’innocence à la matière électorale, en raison d’un lien entre les deux procédures. En effet, le critère permettant jusqu’alors aux juges européens d’étendre l’application de la présomption d’innocence au-delà de la procédure pénale était le critère du caractère « punitif » de la sanction prononcée par une juridiction ou une autorité administrative (v. not., CEDH 8 juin 1976, Engel et autres c/ Pays-Bas, nos 5100/71, 5101/71, 5102/71, 5354/72 et 5370/72, RTD eur. 2015. 235, obs. L. d’Ambrosio et D. Vozza ). Or, ici, ce caractère a bien été écarté pour la sanction d’inéligibilité seulement destinée à assurer « le bon déroulement des élections » (§ 27). C’est donc bel et bien le lien entre les deux procédures, constitué par les éléments matériels, qui permet au requérant de se prévaloir de la présomption d’innocence devant le juge de l’élection. Auparavant, cette notion de lien a été utilisée par la Cour européenne pour apprécier le respect de la présomption d’innocence dans une décision juridictionnelle refusant la constitution de partie civile d’une personne mise en examen de chefs distincts mais connexes (CEDH 4 juill. 2024, Gravier c/ France, n° 49904/21, préc.). En d’autres termes, la notion de lien a été mobilisée pour garantir le respect de la présomption d’innocence dans deux procédures pénales menées parallèlement. À la lecture de cette nouvelle décision, il apparaît désormais que le lien constitué par l’unité des faits entre une procédure pénale et une procédure administrative puisse justifier l’extension des garanties procédurales de la présomption d’innocence à la procédure administrative, indépendamment du prononcé d’une sanction à caractère de punition.

 

CEDH 19 juin 2025, Ravier c/ France, n° 32324/22

par Carole-Anne Vaz-Fernandez, Docteure en droit, Aix-Marseille Université, Laboratoire de droit privé et de sciences criminelles

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