L’engagement unilatéral expressément reconduit n’est pas un usage d’entreprise nécessitant dénonciation avec préavis

Un engagement unilatéral à durée expressément déterminée ne peut être qualifié d’usage de l’entreprise au prétexte de sa reconduction régulière. À défaut de reconduction, il cesse donc de produire effet au terme fixé, sans que l’employeur soit tenu d’informer les salariés concernés et leurs représentants d’une dénonciation de l’engagement.

Par un bulletin ressources humaines du 20 décembre 2019, la société La Poste annonçait à ses employés que l’engagement unilatéral selon lequel un délai de deux années doit impérativement s’écouler entre deux projets consécutifs impactant l’organisation et le fonctionnement des services, engagement régulièrement renouvelé depuis 2013, était prorogé jusqu’au 31 décembre 2020.

Une modification de l’organisation d’un site de la société était intervenue en septembre 2020 pour faire face à la crise consécutive à l’épidémie de covid-19, ce qui aurait dû bloquer tout nouveau projet jusqu’en septembre 2022. Or à l’occasion d’une réunion en janvier 2021, l’employeur informait le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qu’une nouvelle organisation du site devrait être mise en place le 23 février 2021. Le CHSCT et le syndicat Sud postaux 95 entendent alors faire reculer la mise en œuvre du projet d’évolution au terme des deux années suivant le projet précédent, en septembre 2022. Ce que validait la 14e chambre de la Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt rendu en référé le 31 mars 2022, qualifiant l’engagement d’usage d’entreprise nécessitant une dénonciation avec préavis, dont l’absence en l’espèce caractériserait un trouble manifestement illicite. Un raisonnement battu en brèche par la chambre sociale de la Cour de cassation dans son arrêt du 3 avril dernier, qui donne raison à la société lorsque cette dernière met en avant l’existence d’un terme exprès à l’engagement unilatéral excluant la qualification d’usage, et donc les exigences relatives à une hypothétique dénonciation.

Engagement unilatéral ou usage d’entreprise ?

Les engagements unilatéraux, sources de règles générales et permanentes ou bien d’obligations particulières à exécution instantanée à destination d’un unique salarié, et ayant surtout la caractéristique d’être créés par la seule volonté unilatérale de l’employeur, sont des sources importantes du droit du travail, reconnues par le juge (Soc. 4 avr. 1990, n° 86-42.626, Dr. soc. 1990. 803, note J. Savatier ) et aujourd’hui par la loi (C. trav., art. L. 2315-24, al. 2).

Qu’ils soient proclamés (et donc naissants de l’affirmation suffisamment ferme par l’employeur de sa volonté d’accorder un avantage aux salariés, lorsque ces derniers sont susceptibles d’en tirer une attente légitime, v. G. Auzero, D. Baugard et E. Dockès, Droit du travail,  Dalloz, coll. « Précis », 2024, n° 811), comme c’est a priori le cas en l’espèce, ou négociés (et donc nés d’accords entre l’employeur et des acteurs de l’entreprise hors du strict cadre juridique de la négociation collective, ce qui demeure une possibilité en l’espèce pour ces « bulletins RH » dont le contenu pourrait éventuellement avoir fait l’objet de négociations), ces deux types d’engagements unilatéraux exprès sont à distinguer des usages d’entreprise. Ces derniers, pratiques instaurées par l’employeur lui-même ou qu’il a laissé s’instaurer et présentant une certaine généralité, une certaine constance et une certaine fixité (Soc. 16 nov. 1977, n° 75-41.061 P ; 28 févr. 1996, n° 93-40.883 P ; 4 avr. 2007, n° 05‑44.104, RDT 2007. 595, obs. G. Pignarre ) et pouvant faire naître dans l’esprit des salariés, par leur persistance, une légitime croyance dans leur maintien (G. Auzero, D. Baugard et E. Dockès, op. cit., n° 813), sont en droit – malgré la survivance d’une terminologie propre dans les décisions de la Cour de cassation – assimilés à l’engagement unilatéral. Des engagements unilatéraux certes « nés de la pratique », mais une pratique qui a bien pour origine la volonté de l’employeur, celui-ci ayant « la maîtrise de son comportement et donc de la pratique qui en découle », (E. Dockès, L’engagement unilatéral de l’employeur, GADT, n° 176) ; ce qui exclurait dès lors les pratiques constantes, fixes et générales mais qui ne s’analyseraient qu’en une simple tolérance de l’employeur (v. Soc. 9 juill. 1986, n° 82-40.934, Dr. soc. 1987. 642, obs. J. Deprez ; Dr. ouvrier 1987. 143 ; 25 mai 1993, n° 89-43.270).

Pour la cour d’appel, s’il y a ici matière à qualifier un usage d’entreprise, c’est sans doute en raison de la répétition de ce qui s’analyse pourtant en premier lieu comme un engagement unilatéral classique, expressément défini dans les bulletins successifs et formellement reconduit. Elle estime sans doute que les salariés avaient une croyance raisonnable en la persistance de ces avantages, du fait de cette reconduction systématique de 2013 à 2020, transformant une série d’engagements unilatéraux explicites et proclamés ou négociés à durée déterminée en un implicite usage d’entreprise. Après tout, deux ou trois répétitions ne suffisent-elles point pour qualifier l’usage d’entreprise (v. Soc. 19 juill. 1983, n° 82-60.393 P ; 20 juin 1984, n° 81-42.917 P ; 19 mars 1987, Juri-soc. n° 4, 1987, p. 47 ? Ce à quoi la chambre sociale oppose la force obligatoire des contrats de l’article 1103 du code civil, force également attribuée aux actes unilatéraux tels que l’engagement unilatéral de l’employeur (Soc. 7 juill. 1998, n° 96-42.521, D. 1999. 176 , obs. M.-C. Amauger-Lattes  ; Dr. soc. 1998. 954, obs. J. Savatier ). En l’espèce, si l’engagement unilatéral issu du bulletin RH de 2019 doit tenir lieu de loi à son auteur, cette « loi » prévoit bien une durée déterminée à l’engagement, sans prévoir de tacite reconduction. Le fait qu’en pratique les précédentes reconductions aient été expressément formulées ne peut que renforcer cette perspective. Il y a donc bien une série d’engagements unilatéraux, et non un usage d’entreprise.

Exécution de bonne foi et force obligatoire de l’engagement unilatéral

L’article 1104 du code civil est ainsi violé par la cour d’appel en ce qu’elle a tiré d’une qualification erronée d’usage un motif lui permettant de constater la contrevenance de l’employeur à son obligation d’exécution de bonne foi de son engagement. Sans que cela ne soit explicitement formulé dans la décision, il y aurait plus précisément eu ici un manquement de l’employeur à ses devoirs de loyauté et de coopération lui imposant non seulement d’informer utilement les salariés pour ce qui les concerne, mais également de le faire raisonnablement à l’avance lorsque cela est possible. Un manquement à des devoirs en l’occurrence inexistant pour ce qui concerne l’information avec préavis de la fin de l’engagement unilatéral, puisque ces obligations ne peuvent être tirées que de la force obligatoire de l’engagement imposée par l’article 1103 du code civil dès lors que l’engagement est à exécution successive et – surtout – à durée indéterminée, ce qui n’est pas le cas.

La nécessité d’une information préalable à la dénonciation peut bien être tirée d’un engagement unilatéral soumis à la force obligatoire des actes juridiques, et l’on peut même trouver un fondement légal exprès à cette exigence en matière de règlement intérieur, à suivre la lettre de l’alinéa second de l’article L. 2315-24 selon lequel « Sauf accord de l’employeur, un règlement intérieur ne peut comporter des clauses lui imposant des obligations ne résultant pas de dispositions légales. Cet accord constitue un engagement unilatéral de l’employeur que celui-ci peut dénoncer à l’issue d’un délai raisonnable et après en avoir informé les membres de la délégation du personnel du comité social et économique ». Il est cependant constant que l’exigence générale de notification collective et individuelle des salariés avec préavis suffisant pour la validité de la dénonciation des engagements unilatéraux (v. not., Soc. 25 févr. 1988, n° 85‑40.821 P ; 20 sept. 2006, n° 04‑47.343 P, Dr. soc. 2006. 1189, obs. P. Waquet ) s’impose lorsque ceux-ci sont à durée indéterminée et à exécution successive (Soc. 4 avr. 1990, préc. ; 16 déc. 1998, n° 96-41.627, D. 1999. 26  ; Dr. soc. 1999. 194, obs. F. Gaudu ). Autrement dit, un employeur ne peut revenir sur un engagement qu’il a pris à l’égard de ses salariés, en le dénonçant régulièrement, que si cet engagement est à exécution successive et qu’aucun terme n’a été prévu (Soc. 16 déc. 1998, préc.). En l’espèce, point de dénonciation, d’information et de préavis imposés par les obligations nées de l’engagement unilatéral en vertu de la force obligatoire, puisque au contraire le droit impose de respecter le terme temporel fixé par le bulletin.

Finalement, qu’aurait changé la qualification d’usage d’entreprise ? Il n’est pas fait ici de différenciation exclusive entre engagement unilatéral et usage, la cour d’appel estimant que cet « engagement » est « général, constant et fixe, puisqu’il est appliqué de façon ininterrompue a minima depuis 2013 et c’est à juste titre que les intimés indiquent qu’il peut être qualifié d’usage ». L’usage est ici justement conçu non pas comme une notion absolument distincte de l’engagement unilatéral, mais bien comme un type particulier de l’espèce, qui se distinguerait des autres, les engagements expressément proclamés ou négociés. Et à suivre les réflexions de la doctrine à l’occasion de la construction du régime et de la notion d’engagement unilatéral, la notion d’usage d’entreprise était appelée à disparaître (E. Dockès, L’engagement unilatéral de l’employeur, préc., titrait ainsi « la fin des usages d’entreprise ») puisque, ce qui est indéniable, usages d’entreprise et engagements unilatéraux partagent désormais un régime strictement identique. Peu importe donc la nature précise de l’acte à exécution successive en l’espèce, l’issue est la même. Soit il est à durée indéterminée, et il doit alors être dénoncé avec préavis ; soit il est à durée déterminée, et il doit perdurer jusqu’à son terme, à la date duquel les obligations qu’il implique prennent en principe fin. Mais c’est justement là que cet arrêt démontre la pertinence d’un maintien de la notion d’usage d’entreprise et de ses critères jurisprudentiels de qualification : si ces critères sont remplis et que l’engagement est qualifié d’usage, sa durée est alors nécessairement indéterminée, entraînant l’application de la partie du régime des engagements unilatéraux qui concerne la dénonciation. Un effet qui, en fonction de la complétion ou de l’incomplétude des critères de l’usage d’entreprise, servira donc les intérêts des salariés ou de l’employeur. La qualification de l’usage d’entreprise au sein des engagements unilatéraux demeure ainsi un enjeu du droit du travail.

 

Soc. 3 avr. 2024, F-B, n° 22-16.937

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