Les premiers pas de la Juridiction unifiée du brevet
La Juridiction unifiée du brevet est entrée en vigueur le 1er juin dernier. Elle connaît notamment des affaires de contrefaçon et de validité des brevets européens dans les États membres de l’Union européenne qui ont ratifié l’accord relatif à cette nouvelle juridiction. Point d’étape, trois mois après le démarrage de l’activité.
C’est dans un petit édifice du Vieux Paris, idéalement situé sur les quais de Seine, en face de l’ancien Palais de justice de l’Île de la Cité, que le siège de la division centrale et la division locale de Paris de la Juridiction unifiée du brevet (JUB) se sont installées dans la capitale. Au 5e étage, les locaux loués par le ministère de la Justice ont été rénovés pour accueillir les bureaux des juges et des greffiers, une salle d’audience moderne et dotée d’une cabine de traduction, et une salle de réunion équipée d’un large écran de visioconférence et bénéficiant d’une jolie vue sur la Seine, les façades de la Cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation. Si besoin, la cour pourra utiliser la salle d’audience du Tribunal de commerce de Paris récemment aménagée pour accueillir le contentieux international du droit des affaires, ainsi que des salles d’audience de la cour d’appel.
Des effectifs évolutifs en fonction de l’activité de la juridiction
« Nous sommes prêts », déclare la juge Camille Lignières, présidente de la division locale de Paris, suppléante de la présidente du Tribunal de première instance et membre du Présidium, l’organe en charge de la gestion de la JUB (lire l’encadré ci-dessous). Les effectifs de la juridiction sont constitués d’un « pool » de 48 greffiers et d’un « pool » de juges qui, à ce jour, compte 37 juges « légaux » et 68 juges « techniques ». Pour l’instant, seuls six juges légaux exercent à temps plein, les autres à temps partiel. Idem pour les greffiers, qui exercent tous à temps plein à Paris mais dont beaucoup sont à temps partiel ailleurs. Répartis par listes sectorielles selon leur spécialité, les juges techniques sont sollicités au cas par cas en fonction de la nature des dossiers.
« C’est un système évolutif en fonction de l’activité de la juridiction, avec des listes de réserve et des temps partiels qui pourraient être rapidement augmentés en fonction du volume et de la complexité des dossiers », explique la magistrate. La décision finale relève du Présidium, lors de ses réunions hebdomadaires, généralement organisées en visioconférence. En parallèle, les derniers recrutements se poursuivent pour certaines fonctions supports. À Paris, la dernière arrivée est Élise Mellier, cheffe de cabinet de la présidente du tribunal de première instance et chargée de l’assister dans l’organisation de l’ensemble de l’activité judiciaire de la première instance.
Un CMS avec lequel il faut se familiariser
Le système de gestion des affaires (CMS) de la cour a été mis en service le 1er mars 2023 afin, notamment, que les représentants des parties puissent s’y enregistrer. Fin août, c’était chose faite pour bon nombre d’entre eux. « 5 300 représentants des parties sont enregistrés dans le CMS », précise-t-elle. « Ce CMS est un système nouveau avec lequel il faut se familiariser, et nous continuons de le tester et de l’améliorer. » Le prestataire qui l’a développé pour la cour propose des formations destinées à tous les utilisateurs. Et pour mieux accompagner cette phase de démarrage, « j’ai dit au greffe d’être accueillant, si l’avocat souhaite venir ». Et « les juges sont aussi là pour mettre de l’huile dans les rouages », ajoute-t-elle.
Depuis l’ouverture du CMS, les détenteurs de brevets qui veulent bénéficier de l’opt-out (lire l’encadré) peuvent y enregistrer leur choix, « en amont de tout litige, car une fois le litige devant la JUB, c’est trop tard », rappelle-t-elle. Pour l’heure, « près de 500 000 opt-out ont été enregistrés, pour environ 5 millions de brevets européens en cours, c’est donc assez marginal ». Un choix qui se fait au cas par cas, brevet par brevet. Et un point sur lequel « les gros groupes avaient déjà arrêté leur stratégie depuis un moment ».
Près de 50 dossiers enregistrés par la juridiction
Trois mois après l’entrée en vigueur de la JUB, « près de 50 dossiers ont déjà été enregistrés par la juridiction », poursuit la magistrate. Des dossiers d’origine « très internationale » et « très diversifiés en termes de domaines techniques », dont des affaires « avec de gros enjeux financiers ». Les premiers à frapper à la porte de la JUB « sont surtout des gros acteurs titulaires de plusieurs brevets. Les avocats veulent tester le système avec des clients solides. »
Le démarrage de l’activité ne se fait pas partout au même rythme. « C’est en Allemagne que l’activité est la plus soutenue, devant la France, les Pays-Bas ou l’Italie. » Un constat sans grande surprise, eu égard à la forte activité liée aux brevets en Allemagne, pays qui accueille une branche de la division centrale et quatre divisions locales. De plus, « les vacances judiciaires d’été sont moins prégnantes en Allemagne, où il semble que la machine judiciaire continue de tourner l’été ». Bien que moins soutenue, l’activité a bien démarré à Paris aussi. Il n’y a pas encore d’audiences prévues car « nous sommes en phase d’échange de conclusions ». Les deux premières audiences en présentiel annoncées sur le site de la cour auront lieu à la division locale de Munich en septembre. Elles concernent des actions en mesures provisoires.
Apprendre à travailler ensemble dans un environnement multiculturel
La composition très singulière des formations de jugement, qui associe un juge « local », un juge « international » et souvent un juge « technique », est une véritable nouveauté dans le paysage juridictionnel. « Prendre une décision à trois n’est pas toujours évident pour des magistrats formés à la même école. C’est un véritable challenge pour des magistrats de culture différente », poursuit Camille Lignières. « Les juges doivent faire preuve d’une réelle adaptabilité et d’une grande ouverture à l’international pour travailler avec des juges d’autres pays et d’autres cultures juridiques, dans une autre langue que la leur, en adoptant les best practices de juges de différents pays. » Des formations communes d’une semaine ont été organisées par deux fois l’hiver dernier, à Budapest. « Tous les juges légaux et techniques ont été réunis pour travailler ensemble sur des procès fictifs, en anglais, qui est la langue commune. Depuis, nous nous connaissons tous, et nous savons que l’on peut travailler ensemble. »
Point d’orgue de cette phase de préparation en commun, la cérémonie de prestation de serment des juges du tribunal de première instance, le 1er juin à la première chambre de la Cour d’appel de Paris, a été un moment « très émouvant », confie-t-elle. « Le serment a été prononcé dans les trois langues [de la JUB], dans cette salle historique. C’était une concrétisation très tangible de l’Europe, et nous étions très émus. » Les robes des juges associent d’ailleurs le noir et le bleu de l’Europe. Quant à leur coupe, elle s’inspire de celle des robes des juges français et allemands.
Pour pallier l’éloignement physique, les juges s’appuient sur les solutions techniques mises à leur disposition. « Les échanges que l’on peut avoir dans les couloirs d’un palais de justice, nous les avons par visioconférence, c’est un outil tout à fait central dans l’organisation de la juridiction. » Autre particularité de l’organisation ce nouveau corps de magistrats : « je pense que l’on n’a jamais vu des juges de première instance travailler autant ensemble avec les juges de la cour d’appel ».
Une jurisprudence harmonisée et une cour reconnue par les spécialistes
L’une des grandes missions de cette cour supranationale est de constituer une jurisprudence européenne harmonisée en matière de brevets. Un objectif qui, selon la magistrate, ne devrait pas être difficile à atteindre. « Nous allons appliquer du droit européen, qui fait partie du droit quotidien en propriété industrielle, et nous avons une cour d’appel qui va réagir vite. Cela va être vite unifié. C’est nouveau sans être complètement nouveau non plus. » On retrouve cette volonté d’harmonisation dans les modèles de trame de décision mises à disposition des juges, et que la JUB a décidé de diffuser en ligne pour que les praticiens puissent calquer leur demande sur ces bases.
La composition singulière de la formation de jugement est, selon elle, de nature à rassurer les usagers de cette nouvelle juridiction. « En matière de brevets, les avocats sont très spécialisés et ils connaissent le juge de leur division locale. La présence d’un juge international permet de ne pas rester dans une approche trop nationale. » Quant à la présence d’un juge technique, elle est d’office dans les divisions centrales (chargées de statuer sur la validité des brevets) et sur demande des juges légaux dans les divisions locales (en charge essentiellement des actions en contrefaçon). « Pour les juges légaux, le fait de disposer de l’expertise technique au sein même de la formation de jugement est un véritable confort. »
Surtout, les juges légaux recrutés par la cour ont tous des profils très expérimentés. « Tous ont entre 20 et 30 ans d’expérience juridictionnelle, et pas uniquement en matière de propriété intellectuelle », précise la juge, qui a elle-même « autant d’expérience en matière de droit des étrangers que de propriété intellectuelle » et qui peut s’appuyer sur une solide expertise en droit de la concurrence acquise à la Cour d’appel de Paris. « Ces profils très expérimentés sont un gage que l’esprit et les garanties apportées par le juge seront bien respectés. » Car la première des missions des juges vise « à faire reconnaître la cour par les spécialistes du droit des brevets en faisant respecter les grands principes inscrits dans le préambule des règles de procédure, à savoir, les principes de proportionnalité, de flexibilité, de loyauté et d’équité ».
La Juridiction unifiée du brevet en quelques points clés
Le « paquet » législatif sur le brevet de l’Union européenne est entré en vigueur le 1er juin 2023. Il comprend le dispositif du brevet européen à effet unitaire et l’accord relatif à la juridiction unifiée du brevet (JUB), qui institue une juridiction commune pour connaitre des affaires de contrefaçon et de validité des brevets européens « classiques » et à effet unitaire au sein des États membres ayant ratifié l’accord – soit 17 d’entre eux à l’heure actuelle. Pour les brevets européens « classiques », le détenteur dispose d’une possibilité d’opt-out s’il souhaite que les contentieux liés à l’un de ses brevets soient tranchés par une juridiction nationale plutôt que par la JUB.La JUB est constituée d’une cour d’appel, basée à Luxembourg, et d’un tribunal de première instance dont le siège est à Paris. Ce dernier est composé d’une division centrale en charge de statuer sur la validité des brevets (basée à Paris, avec deux branches, l’une à Munich et l’autre initialement prévue à Londres) et de 14 divisions locales et régionale en charge des actions en contrefaçon, selon des règles de compétence territoriale spécifiques et précisées dans l’accord relatif à la JUB.
Le président de la cour d’appel est le magistrat allemand Klaus Grabinski et la présidente du tribunal de première instance est la magistrate française Florence Butin. La juridiction est gérée par le Présidium, un organe composé de sept juges (3 juges de la cour d’appel et quatre juges de première instance). L’accord sur la JUB prévoit également la création d’un centre de médiation et d’arbitrage en matière de brevets, basé à Lisbonne et Ljubljana, qui devrait être opérationnel en 2024. Les trois langues officielles de la juridiction sont l’anglais, l’allemand et le français.
Pour le contentieux initialement attribué au Royaume-Uni, le Présidium a récemment décidé de répartir provisoirement ces dossiers entre Paris et Munich dans l’attente de la création d’une nouvelle branche de la division centrale à Milan. Cette décision définitive sera prise par le comité administratif au sein duquel les États parties à l’accord sont représentés, car elle a des répercussions financières.
La JUB est financée par les contributions des États participants et par les frais de procédure payés par les usagers de la juridiction. L’objectif à moyen terme est d’atteindre l’autofinancement grâce aux seuls frais payés par les usagers (à l’instar des offices d’enregistrement des brevets). Le barème fixé pour les frais de procédure prévoit une réduction allant jusqu’à 60 % pour les PME. Les personnes physiques pourront faire une demande d’aide juridictionnelle (un dispositif ad hoc doit être adopté prochainement par le comité administratif). En cas de désistement, une partie des frais de procédure est remboursée (jusqu’à 60 % si le désistement intervient en début de procédure).
En savoir plus : consulter le site internet de la JUB
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