Les recours contre les décisions de l’Autorité de la concurrence à l’épreuve de l’autorité de la chose jugée
La Cour d’appel de Paris, saisie d’un recours formé contre une décision de l’Autorité de la concurrence rejetant sa saisine sur le fondement de l’article L. 462-8, alinéa 2, du code de commerce, doit seulement vérifier si les faits invoqués, tels qu’ils ont été soumis à l’Autorité, étaient appuyés d’éléments suffisamment probants. Dès lors, l’autorité de chose jugée de l’arrêt d’appel confirmant le rejet de la saisine de l’Autorité ne fait pas obstacle à l’introduction d’une nouvelle instance fondée en substance sur les mêmes moyens, l’objet de cette instance étant distinct.
Cet arrêt du 25 septembre 2024 intéressera autant les concurrentialistes que les processualistes et les amoureux du football sur écran. Les premiers au moins connaissent déjà l’affaire, qui fait l’objet de multiples procédures.
La Ligue française de football professionnel (LFP) a lancé, en 2018, un appel à candidatures pour l’acquisition des droits de diffusion télévisuelle des matchs de la Ligue 1. À l’issue de cette procédure, qui comprenait sept lots, cinq ont été attribués à la société Mediapro, et un au tandem beIN Sports / Canal+. Toutefois, la société Mediapro ayant été défaillante dans le paiement du prix, la LFP a lancé, en 2021, un nouvel appel à candidatures, limité aux cinq lots concernés. Ce second appel à candidatures ayant été infructueux, s’ensuivit une phase de négociation de gré à gré au terme de laquelle la société Amazon a remporté la totalité des lots, au détriment des sociétés Canal+ et beIN Sports et dans des conditions plus avantageuses que celles résultant de l’appel à candidatures de 2018 (250 millions d’euros par an pour 80 % des droits dans le premier cas, 332 millions pour la fraction correspondante – un dernier lot avait été attribué à une troisième société – des 20 % restants dans le second).
L’Autorité de la concurrence en a été doublement saisie. D’une part, la société Canal + a fait valoir que la LFP avait commis des actes d’abus de position dominante par l’imposition de conditions de transaction inéquitables et par discrimination de la saisissante par rapport aux autres acheteurs. Elle n’a été entendue ni par l’Autorité (Aut. conc. 11 juin 2021, n° 21-D-12) ni par la Cour d’appel de Paris (Paris, 30 juin 2022, n° 21/132016), ni par la Cour de cassation (Com. 25 sept. 2024, n° 22-19.527). D’autre part, cette même société Canal + et la société beIN Sports ont réitéré l’allégation de discrimination constitutive d’un abus de position dominante, mais cette fois-ci non pas entre les candidats à l’acquisition des droits, mais entre les exploitants des droits. L’Autorité de la concurrence a une nouvelle fois rejeté la saisine. La circonstance importante est ici que, dans les deux cas, l’Autorité de la concurrence a rejeté la saisine pour défaut d’éléments suffisamment probants pour l’étayer, conformément à l’article 462-8, alinéa 2, du code de commerce.
Parallèlement, la société Canal+ a saisi le Tribunal de commerce de Paris sur différents fondements, dont les articles 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et L. 420-2 du code de commerce relatifs aux abus de position dominante, aux fins d’annulation de l’appel à candidatures de 2021 et des accords de gré à gré subséquents, pour organiser un nouvel appel à candidatures. Déboutée par un jugement du 11 mars 2021, elle a interjeté appel sans succès (Paris, 3 févr. 2023, n° 21/06512). C’est l’arrêt attaqué.
Les apports de l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation en matière de droit de la concurrence n’ont pas vocation à être approfondis dans ces lignes, mais ils méritent d’être rappelés au moins en ce qu’ils constituent une première victoire de la société Canal+ dans cette affaire (prélude d’une remontada ?). En effet, alors que la cour d’appel a rejeté la demande de nullité de l’attribution de gré à gré, la Cour de cassation la censure (pour défaut de base légale) pour ne pas avoir procédé à une appréciation de l’ensemble des circonstances de l’espèce pour l’évaluation des prix de revient de la retransmission des matchs, évaluation nécessaire à la caractérisation d’une discrimination tarifaire sur le marché aval de la télévision payante. Sur ce point, on lira avec intérêt la solution qu’adoptera la juridiction de renvoi.
L’arrêt est également digne d’intérêt s’agissant de ses aspects de procédure civile. Passons le manquement de la cour d’appel à son obligation de motivation (C. pr. civ., art. 455) et la question des prétentions nouvelles à hauteur d’appel (C. pr. civ., art. 564 et 566). La solution retient ici l’attention sur son apport relatif à l’autorité de chose jugée. La cour d’appel avait déclaré irrecevables les demandes de la société Canal+ en ce qu’elles heurteraient l’autorité de la chose jugée de son arrêt rendu le 30 juin 2022 (n° 21/132016, préc.), qui avait confirmé la décision de l’Autorité de la concurrence du 11 juin 2021 rejetant sa saisine (n° 21-D-12, préc.). Elle sera censurée pour violation de la loi, la Cour de cassation se fondant davantage sur les dispositions procédurales spéciales applicables en matière de concurrence que sur les moyens des parties.
L’autorité de chose jugée limitée au dispositif du jugement
Les moyens développés par les sociétés Canal+ et beIN Sports étaient principalement articulés autour de la règle selon laquelle ce ne sont pas les motifs mais le dispositif d’un jugement qui a l’autorité de chose jugée. Il est vrai que l’article 480 du code de procédure civile paraît dénué d’ambigüité, qui énonce que c’est « le jugement qui tranche dans son dispositif » qui a « l’autorité de la chose jugée relativement à la contestation qu’il tranche ». Règle consacrée avec éclat par l’assemblée plénière de la Cour de cassation : « l’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui fait l’objet d’un jugement et a été tranché dans son dispositif » (Cass., ass. plén., 13 mars 2009, Béatrix, n° 08-16.033, Dalloz actualité, 25 mars 2009, obs. L. Dargent ; D. 2009. 879, et les obs.
; ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero
; RDI 2009. 429, obs. P. Malinvaud
; RTD civ. 2009. 366, obs. R. Perrot
).
Certes, il a été jugé que, « si en vertu de l’article 480 du nouveau code de procédure civile, seul ce qui est tranché par le dispositif de l’arrêt peut avoir l’autorité de chose jugée, il n’est pas interdit d’éclairer la portée de ce dispositif par les motifs de la décision » (Civ. 1re, 12 juill. 1982, n° 81-13.368 ; en ce sens également, Civ. 3e, 12 déc. 2019, n° 18-13.757, AJDI 2020. 215
). Mais il ne s’agit alors que d’expliquer la portée du dispositif et non d’ajouter à la décision.
Le fait que les motifs constituent « le soutien nécessaire du dispositif », parfois appelés « motifs décisifs », n’infléchit pas ou plus le principe. Il est vrai que d’anciens précédents peuvent être mobilisés en sens inverse (Req., 21 nov. 1899, DP 1900. 1. 18 ; Cass., ch. mixte, 6 juill. 1984, n° 80-12.965). Toutefois, il ressort de la jurisprudence actuelle qu’« il résulte de l’article 480 du code de procédure civile que seul le dispositif d’un jugement a autorité de la chose jugée et que les motifs en sont dépourvus, fussent-ils le soutien nécessaire du dispositif » (Civ. 2e, 13 oct. 2016, n° 15-24.222 ; en ce sens égal., Civ. 2e, 12 mars 1981, n° 79-13.161 ; 12 févr. 2004, n° 02-11.913, D. 2004. 736
).
Il est toutefois curieux que les requérantes aient fondé leur moyen respectif sur l’absence d’autorité de chose jugée des motifs, alors que tel n’était pas le sens de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris querellé.
L’autorité de chose jugée limitée à l’objet du litige
De façon surprenante, l’arrêt censuré avait retenu que « les moyens développés en fait ont déjà été soumis, dans leur substance, à l’Autorité, puis en cause de recours contre sa décision ». Voici une formulation qui interroge – la cassation est bienvenue – et qui invite à revenir sur certaines distinctions fondamentales de la procédure civile.
Rappelons que l’article 480 du code de procédure civile énonce que l’autorité de la chose jugée est conférée au « jugement qui tranche dans son dispositif tout ou partie du principal » et que « le principal s’entend de l’objet du litige tel qu’il est déterminé par l’article 4 ». Et l’article 4 du même code de disposer que « l’objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties ». Ces « prétentions » ne se confondent pas avec les « moyens en fait et en droit », étant rappelé par l’article 768, alinéa 2, dudit code que « le tribunal [judiciaire] ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n’examine les moyens au soutien de ces prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion ». Elles renvoient plutôt, avec l’objet auquel elles sont liées, à la chose demandée, au résultat recherché par leur auteur. Ainsi d’ailleurs l’article 565 se réfère-t-il aux « prétentions [qui] tendent aux mêmes fins […] même si leur fondement juridique est différent ».
Il est vrai que l’article 1355 du code civil, qui figure au visa du présent arrêt, obscurcit le raisonnement en introduisant la notion de « cause » dans celle d’« objet » : « l’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause […] ». Cette notion de « cause » est fuyante. L’article 56, 2°, du code de procédure civile laisse entendre qu’il s’agit des « moyens en fait et en droit » qui soutiennent « l’objet de la demande ». Toutefois, le célèbre arrêt Cesareo, en exigeant la concentration des moyens à peine d’irrecevabilité pour méconnaissance de l’autorité de la chose jugée, laisse entendre que la cause de la demande ne s’identifie désormais plus qu’aux faits à l’origine du litige, tandis que les fondements juridiques de cette demande ressortent de l’objet du litige (Cass., ass. plén., 7 juillet 2006, Cesareo, n° 04-10.672, D. 2006. 2135, et les obs.
, note L. Weiller
; RDI 2006. 500, obs. P. Malinvaud
; RTD civ. 2006. 825, obs. R. Perrot
).
Tentons alors un résumé : l’autorité de la chose jugée est attachée à l’objet du jugement, qui ne se confond ni avec les moyens des parties ni avec les faits à l’origine du litige. Où il apparaît déjà que la curieuse référence opérée par la Cour d’appel de Paris aux « moyens développés en fait » par les parties pour mobiliser l’autorité de chose jugée a été logiquement censurée.
Mais la cassation s’inscrit davantage dans le contexte des dispositions spécifiques relatives aux procédures devant l’Autorité de la concurrence. L’article L. 462-8, alinéa 2, du code de commerce prévoit que « l’Autorité de la concurrence peut […] rejeter la saisine par décision motivée lorsqu’elle estime que les faits invoqués ne sont pas suffisamment probants ». Pour la partie qui souhaiterait contester un tel rejet, l’article L. 464-8, alinéa 1, du même code énonce que, s’agissant notamment des décisions mentionnées à l’article L. 462-8 précité, elle peut « introduire un recours en annulation ou en réformation devant la Cour d’appel de Paris ». Autrement dit, ce recours spécial ne vise que l’hypothèse dans laquelle l’Autorité a rejeté sa saisine pour défaut d’éléments suffisamment probants. Dès lors, dans le cadre d’un tel recours, l’office de la Cour d’appel de Paris est limité à la détermination de ce caractère probant.
Deux observations s’imposent. D’une part, il est cavalier pour la Cour d’appel de Paris de reprocher aux parties d’avoir fait valoir des moyens substantiels dans une procédure dans laquelle le défaut d’éléments suffisamment probants constitue justement un cas de rejet déterminé, et ce, dans une matière complexe comme le droit de la concurrence. D’autre part, et surtout, les prétentions de la société Canal+ (peu importent ses moyens) ne pouvaient viser que l’existence de ces éléments, et non la caractérisation d’une pratique anticoncurrentielle, chose demandée devant le tribunal de commerce. Dès lors, c’est à raison que la Cour de cassation a déduit de l’article L. 464-8, alinéa 1, du code de commerce que « les recours formés contre les décisions de l’Autorité sont limités à leur objet » et que la juridiction de recours n’a pu que « vérifier si les faits invoqués, tels qu’ils ont été soumis à l’Autorité, étaient appuyés d’éléments suffisamment probants ». L’objet du recours y étant restreint, aucune autorité de chose jugée ne pouvait être opposée aux requérantes dans le cadre d’une action postérieure ayant un objet nettement distinct.
Un but marqué donc par les sociétés Canal+ et beIN Sport, mais le match n’est pas gagné.
Com. 25 sept. 2025, FS-B, n° 23-13.067
Lefebvre Dalloz