L’exception d’abus de droit non applicable au passager du véhicule souscripteur du contrat d’assurance

L’exception tenant à l’abus de droit ne saurait trouver application, l’objectif de protection des victimes d’accidents poursuivi par la réglementation de l’Union étant atteint dès lors que la victime, passager du véhicule au moment de l’accident, sollicite une indemnisation en sa qualité de tiers lésé.

L’inopposabilité de la nullité du contrat d’assurance à la victime ne cesse d’occuper le juge, lequel corrige progressivement, depuis quelques années, les carences du législateur interne qui n’a pas toujours atteint l’objectif qu’il s’était assigné en 1985 (v. par ex., R. Bigot et A. Cayol, De l’inopposabilité de la nullité du contrat d’assurance depuis l’arrêt Fidelidade, in R. Bigot [dir.], 40 ans de la loi Badinter : une protection accrue de la victime côté assurance ?, L’Argus de l’assurance, n° 986, sept. 2025, p. 11 s.), à savoir améliorer la protection des victimes d’accidents de la circulation.

On assiste en effet à un mouvement d’élargissement de l’inopposabilité des exceptions à la victime depuis l’arrêt Fidelidade rendu par la Cour de justice de l’Union européenne en 2017 (CJUE 20 juill. 2017, aff. C-287/16). La Cour de cassation a marché dans les pas de la Cour de Luxembourg à partir de 2019, en jugeant inopposable au tiers victime la nullité du contrat d’assurance pour fausse déclaration intentionnelle du risque (Civ. 2e, 29 août 2019, n° 18-14.768, Dalloz actualité, 20 sept. 2019, obs. R. Bigot ; D. 2019. 1652 ; ibid. 2020. 1205, obs. M. Bacache, D. Noguéro et P. Pierre ). Le législateur, avec la loi Pacte du 22 mai 2019, a même généralisé l’inopposabilité à toutes les hypothèses de nullité du contrat d’assurance automobile (C. assur., art. L. 211-7-1).

Depuis 2024, une vigueur nouvelle imprègne le mouvement de protection des victimes d’accidents de la circulation, par extension de la solution à la victime passagère souscriptrice du contrat d’assurance. La Cour de justice retient ainsi que, sauf abus de droit, l’assureur automobile ne peut pas opposer à la victime d’un accident de la circulation la fausse déclaration intentionnelle qu’elle a faite lors de la souscription du contrat d’assurance ni obtenir auprès d’elle le remboursement des sommes versées en application du contrat (CJUE 19 sept. 2024, Matmut, aff. C-236/23, Dalloz actualité, 18 oct. 2024, obs. V. Roulet). Une solution identique a, dans la foulée, été étendue par la Cour de cassation au souscripteur ayant la qualité de victime par ricochet et aux tiers subrogés dans les droits des victimes (Civ. 2e, 23 janv. 2025, n° 23-15.983 et n° 23-16.795, Dalloz actualité, 6 févr. 2025, obs. V. Etcheverry ; D. 2025. 1135, obs. R. Bigot, A. Cayol et D. Noguéro ) contredisant, sur ce dernier point, l’avis de l’avocat général Philippe Brun (P. Brun et A. Tournaire, RCA 2025. Étude 3). L’opposabilité originelle erga omnes de la nullité du contrat d’assurance a donc sombré, ce qui est loin de réjouir les assureurs.

Comme le souligne l’arrêt commenté, rendu par la chambre criminelle le 23 septembre 2025, ces derniers auront les plus grandes difficultés, dans ce contentieux, à s’engouffrer dans le moyen de l’abus de droit, comme ils avaient au contraire pu le faire en matière d’obligation d’information lors de la souscription des assurances-vie pour empêcher le jeu prorogé du délai de renonciation (R. Bigot, L’abus de droit et l’exercice du droit de renonciation en assurance-vie, Dalloz actualité, 27 févr. 2019).

En l’espèce, le 28 décembre 2013, un passager a été blessé à la suite d’un accident de la circulation. Cet accident a impliqué, d’une part, le véhicule dont la victime était passager, assuré par lui-même auprès d’une société d’assurance et conduit en état d’ivresse par une autre personne et, d’autre part, un véhicule assuré auprès d’une seconde entreprise d’assurance.

Le tribunal correctionnel a déclaré le conducteur coupable de blessures involontaires, renvoyé l’examen des intérêts civils à une audience ultérieure et déclaré le jugement opposable aux sociétés d’assurance, ainsi qu’au Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (FGAO). Statuant ultérieurement sur intérêts civils, le tribunal a déclaré recevable l’exception de nullité du contrat présentée par la société d’assurance du premier véhicule, pour réticence ou fausse déclaration du souscripteur, mis hors de cause la société d’assurance du second véhicule et déclaré le jugement opposable au FGAO.

Le conducteur, la société d’assurance du premier véhicule et le FGAO ont relevé appel de cette décision. Pour infirmer le jugement ayant mis hors de cause la société d’assurance, la cour d’appel retient que, si le souscripteur a volontairement effectué une fausse déclaration relative à l’identité habituelle du conducteur, ce qui a modifié l’opinion du risque d’accident pour l’assureur, il résulte de la primauté du droit de l’Union européenne sur le droit national que la nullité édictée par l’article L. 113-8 du code des assurances n’est pas opposable aux victimes d’un accident de la circulation ou à leurs ayants droit (pt 11). Elle en déduit que le fait que la victime soit à la fois preneur d’assurance, propriétaire du véhicule et passager de ce dernier lors de l’accident, ne permet pas de l’exclure de la qualité de tiers victime (pt 12). Elle conclut, d’une part, que le contrat d’assurance souscrit est nul pour fausse déclaration intentionnelle et, d’autre part, que cette nullité est inopposable au souscripteur du fait de sa qualité de victime d’un accident de la circulation (pt 13).

La société d’assurance du véhicule responsable, partie intervenante, a formé un pourvoi en cassation.

Saisine pour avis et question préjudicielle

L’affaire soumise à la chambre criminelle était délicate : certes, la Cour de justice avait déjà clairement précisé, dans sa décision Fidelidade, que la nullité du contrat d’assurance était inopposable à la victime. Toutefois, cette volonté de (sur)protéger les victimes ne devait-elle pas céder face à une victime ayant elle-même intentionnellement faussé l’appréciation du risque par l’assureur lors de la souscription du contrat ? Dans un arrêt du 6 septembre 2022, la chambre criminelle décide donc de saisir, pour avis, la deuxième chambre civile de la question suivante : « La nullité du contrat d’assurance automobile pour fausse déclaration intentionnelle relative à l’identité du conducteur habituel, doit-elle être déclarée inopposable à la victime y compris quand elle est tout à la fois le passager du véhicule ayant causé l’accident et le souscripteur de l’assurance, auteur de cette fausse déclaration ? ».

Sans doute tout aussi indécise que la chambre criminelle quant à la solution à retenir dans une telle configuration, la deuxième chambre civile saisit à son tour la Cour de justice (arrêt du 30 mars 2023). La question préjudicielle est posée dans les termes suivants : « Les articles 3 et 13 de la directive n° 2009/103/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que la nullité du contrat d’assurance responsabilité civile automobile soit déclarée opposable au passager victime lorsqu’il est également le preneur d’assurance ayant commis une fausse déclaration intentionnelle au moment de la conclusion du contrat, à l’origine de cette nullité ? ».

Dans une décision dite « Matmut » du 19 septembre 2024 (CJUE 19 sept. 2024, aff. C-236/23, préc.), la Cour de justice a répondu positivement à cette question. Selon elle, le droit de l’Union doit en effet être interprété en ce sens qu’il s’oppose, sauf si la juridiction de renvoi constate l’existence d’un abus de droit, à une réglementation nationale qui permet d’opposer au passager d’un véhicule impliqué dans un accident de la circulation, qui est victime de cet accident, lorsque celui-ci est également le preneur d’assurance, la nullité du contrat d’assurance de la responsabilité civile automobile résultant d’une fausse déclaration de ce preneur d’assurance faite lors de la conclusion de ce contrat, quant à l’identité du conducteur habituel du véhicule concerné dès lors qu’une telle opposabilité conduirait à priver de tout effet utile les dispositions de cette directive, en limitant de manière disproportionnée le droit de la victime à obtenir une indemnisation par l’assurance obligatoire de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs.

Le 19 décembre 2024, la deuxième chambre civile a ainsi répondu à la demande d’avis : « conformément à ce que la Cour de justice a dit pour droit, la nullité du contrat d’assurance automobile, pour fausse déclaration intentionnelle relative à l’identité du conducteur habituel, doit être déclarée inopposable à la victime, y compris quand elle est à la fois le passager du véhicule ayant causé l’accident et le souscripteur de l’assurance, auteur de cette fausse déclaration, sauf si la juridiction constate l’existence d’un abus de droit commis par cette victime » (Civ. 2e, 19 déc. 2024, n° 22-70.015).

Une compréhension restrictive de l’abus de droit

Par l’arrêt rendu le 23 septembre 2025, la chambre criminelle rejette le pourvoi formé et retient qu’« en déclarant inopposable [au souscripteur], en sa qualité de tiers lésé, la nullité du contrat d’assurance, la cour d’appel a justifié sa décision sans encourir les griefs formulés au moyen » (pt 14).

Par une motivation enrichie, elle rappelle, dans le détail, la position de la Cour de justice. Elle souligne que, selon cette dernière, « la preuve d’une pratique abusive nécessite, d’une part, un ensemble de circonstances objectives dont il résulte que, malgré un respect formel des conditions prévues par la réglementation de l’Union, l’objectif poursuivi par cette réglementation n’a pas été atteint, d’autre part, un élément subjectif consistant en la volonté d’obtenir un avantage résultant de la réglementation de l’Union en créant artificiellement les conditions requises pour son obtention (CJUE 21 déc. 2023, BMW Bank e. a., aff. C-38/21, C-47/21 et C-232/21, pt 285, Dalloz actualité, 10 janv. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 762 , note G. Poissonnier ; ibid. 650, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ) » (pt 17). Elle en conclut qu’« en l’espèce, l’exception tenant à l’abus de droit ne saurait trouver application, l’objectif de protection des victimes d’accidents poursuivi par la réglementation de l’Union étant atteint dès lors que [le souscripteur], passager du véhicule au moment de l’accident, sollicite une indemnisation en sa qualité de tiers lésé au sens des textes et principes ci-dessus rappelés » (pt 18).

Autant dire qu’en pratique cette limite de l’abus de droit n’aura probablement jamais vocation à être appliquée.

 

Crim. 23 sept. 2025, FS-B, n° 20-86.015

par Rodolphe Bigot, Maître de conférences, Le Mans Université, et Amandine Cayol, Professeur, Université Caen Normandie

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