L’excuse de bonne foi ne peut faire l’objet d’une interprétation trop stricte face à des allégations d’agression sexuelle

L’on connaît désormais le premier grand sujet concernant la France, traité par la Cour européenne de droits de l’homme en 2024 : la protection de la liberté d’expression dans le cadre de la dénonciation de faits de harcèlement et d’agression sexuelle de la part de l’employeur.

La requérante dénonçait devant les juges européens la condamnation pénale dont elle avait fait l’objet en France pour diffamation publique. Le vice-président de l’association dans laquelle elle travaillait avait procédé par voie de citation directe à l’encontre de son employée et avait emporté la conviction des juges du fond puis du juge de cassation. Il reprochait à sa secrétaire d’avoir envoyé un courriel ayant pour objet « Agression sexuelle, Harcèlement sexuel et moral » dans lequel elle dénonçait ses agissements, en l’adressant à des personnes ne travaillant pas au sein de la structure. Le mari de la requérante était également prévenu pour avoir diffusé sur Facebook un post dénonçant les agissements de l’employeur contre son épouse.

Diffamation publique selon le juge français

Pour condamner la requérante, les juges du fond ont affirmé, d’une part, que le message électronique était public puisque parmi les destinataires se trouvaient l’un des fils de l’employeur qui ne travaillait pas dans l’association, l’inspection du travail qui n’est pas habilitée à recevoir les dénonciations pour agression sexuelle, et le mari de la requérante. Dans la mesure où il n’y avait pas de communauté d’intérêts entre tous les destinataires, le message était nécessairement public.

D’autre part, les juridictions françaises ont considéré que la requérante ne pouvait bénéficier de l’excuse de bonne foi pour ce qui concernait l’allégation d’agression sexuelle. En effet, si, pour les dénonciations de harcèlement, les juges ont fini par admettre l’existence d’éléments « permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral, voire sexuel dans la perception qu’a pu en avoir » la requérante, rien de tel n’existait, selon eux, en relation avec l’agression sexuelle dénoncée par l’employée : pas de plainte, pas de certificat médical, pas de témoins. Un « débat sur la vérité » émergeait donc bel et bien et a conduit à la condamnation de la requérante pour diffamation publique.

Les voies de recours internes ayant été épuisées, la requérante s’est tournée vers la Cour européenne des droits de l’homme qui a inscrit son raisonnement dans un cadre de raisonnement sensiblement différent.

La protection des personnes dénonçant une agression sexuelle

La Cour européenne des droits de l’homme rappelle qu’une action en diffamation s’inscrit dans le cadre d’un conflit de droits. En effet, il s’agit de protéger la réputation d’une personne tout en ne limitant pas outre mesure la liberté d’expression d’une autre. C’est donc l’épineuse question de la proportionnalité de la mesure adoptée qui est posée et la résolution de l’équation passe, nécessairement, par une analyse casuistique à laquelle le recours individuel européen se prête bien. En outre, les motifs fondant la condamnation doivent être « suffisants et pertinents », sans que ces termes ne fassent l’objet d’une définition précise.

La dénonciation d’une agression s’inscrit cependant dans un contexte particulier puisqu’il s’agit de faire état d’agissements pouvant constituer une ou plusieurs infractions pénales au sens du droit interne. Dans ces circonstances spécifiques, les juges européens tiennent compte de plusieurs facteurs pour mener leur analyse relative à la proportionnalité de la condamnation pour diffamation, à savoir : « le contexte et la nature des propos, la situation et les intentions de l’intéressée, le nombre et la qualité des destinataires du courriel litigieux, le niveau de la gravité d’atteinte à la réputation […], ainsi que la gravité de la sanction infligée ».

En l’espèce, la dénonciation de la requérante se situait dans le prolongement de démarches infructueuses pour trouver une solution : elle avait demandé à changer de poste en expliquant les raisons de sa demande, elle avait fait part à l’intéressé de sa gêne en raison de son comportement et le directeur général de l’association avait été informé de la situation sans que rien ne change. En outre, les juges européens remettent clairement en cause le caractère public du courriel litigieux qui a été envoyé à six destinataires uniquement ; sur les trois personnes extérieures à l’association, deux étaient déjà informées des difficultés rencontrées par la requérante avant l’envoi. Au vu de ces éléments, reconnaître le caractère public du message « apparaît […] excessivement restricti[f] au regard des exigences attachées au respect de l’article 10 », ce d’autant plus que ce message a eu un impact faible sur la réputation de l’employeur.

Surtout, au regard de la nature des faits dénoncés – les agressions sexuelles se déroulant rarement au grand jour et devant témoins – la notion de « base factuelle suffisante » et celle de « bonne foi » doivent être adaptées à la particularité des affaires de ce type : une interprétation trop stricte de ces éléments peut conduire à faire peser sur la personne qui dénonce de tels faits une charge probatoire excessive. Tel est le cas en l’espèce.

Cette analyse est confortée par le caractère dissuasif de la sanction infligée à la requérante : bien que modérée, la sanction constitue une condamnation  pénale, qui fait craindre des découragements lorsqu’il s’agit de dénoncer des situations illégales.

Ce paradoxe ne peut faire partie de la mise en balance entre les droits en présence : il révèle un déséquilibre que le juge national doit être prompt à identifier et à résoudre. Sinon le juge européen y veillera. Et en l’espèce, la Cour européenne des droits de l’homme condamne la France à verser à la requérante 8 500 € au titre de son dommage moral et matériel.

 

CEDH 18 janv. 2024, Allée c/ France, n° 20725/20

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