Liberté de création artistique vs dignité humaine : fin de la saga judiciaire sur l’exposition Infamille
L’Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans son arrêt du 17 novembre 2023, refuse de limiter l’exposition d’un texte particulièrement violent portant atteinte à la dignité humaine, au nom de la liberté de création artistique.
L’Assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu un arrêt le 17 novembre 2023, achevant la longue saga judiciaire déclenchée par l’exposition Infamille, organisée par le Fonds régional d’art contemporain de Lorraine (FRAC) en 2008. Celle-ci présentait notamment des écrits particulièrement choquants visant des violences faites aux enfants. L’association générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (AGRIF), considérant que ce texte véhiculait un message de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, a décidé de porter plainte sur le fondement de l’article 227-24 du code pénal.
À l’issue du classement sans suite de la plainte, l’AGRIF a saisi la juridiction administrative d’une requête en indemnisation. Le Tribunal administratif de Strasbourg s’étant déclaré incompétent, l’AGRIF assigne la FRAC en réparation du préjudice causé aux intérêts collectifs en raison d’une atteinte portée à la dignité de la personne humaine, protégée par l’article 16 du code civil. Le Tribunal de grande instance de Metz statuant le 21 novembre 2013 a accueilli la demande de l’AGRIF en condamnant la FRAC à lui payer la somme d’un euro symbolique au titre de dommages et intérêts.
La Cour d’appel de Metz a infirmé ce jugement le 19 janvier 2017, considérant que l’article 16 du code civil constituait un principe imprécis. La première chambre civile de la Cour de cassation a cassé et annulé le 26 septembre 2018 (Civ. 1re, 26 sept. 2018, n° 17-16.089, D. 2018. 1913
; JA 2018, n° 587, p. 11, obs. X. Delpech
; Légipresse 2019. 44, obs. J. Couard
; RTD civ. 2018. 863, obs. A.-M. Leroyer
) l’arrêt de la cour d’appel, considérant que l’article 16 du code civil est un principe à valeur constitutionnel que le juge doit prendre en compte afin de trancher le litige qui lui est soumis. La Cour d’appel de Paris a rejeté le 16 juin 2021 les demandes indemnitaires de l’AGRIF, considérant que l’atteinte à la dignité humaine au sein de l’exposition ne peut pas constituer une limite à la liberté d’expression.
L’AGRIF se pourvoit donc en cassation, soutenant la prévalence du respect de la dignité humaine sur l’ensemble des droits fondamentaux du fait de son caractère inviolable et absolu en vue de légitimer ses demandes indemnitaires. La Cour de cassation a donc soulevé la question de savoir si la protection de la dignité humaine peut constituer un motif restreignant la liberté d’expression dans sa composante artistique. Celle-ci répond par la négative, refusant d’ériger le respect de la dignité humaine en fondement autonome de restriction à la liberté d’expression. Ainsi, cette liberté ne peut être restreinte qu’en présence d’un texte ou d’un motif prévu par l’article 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme. Or, la Cour de cassation considère que l’article 16 protégeant la dignité de la personne humaine n’est pas un texte suffisant pour justifier une restriction à la liberté de création artistique. En outre, la dignité de la personne humaine ne figure pas parmi les motifs de restriction à la liberté d’expression prévus par l’article 10, § 2, de la Convention européenne. De fait, le pourvoi formé est donc rejeté. Si cette décision marque un nouveau triomphe de la liberté de création artistique, celle-ci engendre toutefois des conséquences ambivalentes.
Le triomphe de la liberté de création artistique
Le triomphe de la liberté de création artistique résulte de l’inclusion de ce droit fondamental au sein de la liberté d’expression permettant ainsi de faire prévaloir la liberté de création artistique face au respect de la dignité humaine.
Une liberté incluse au sein de la liberté d’expression
La Cour de cassation rappelle tout naturellement que « la liberté d’expression englobe la liberté de création artistique ». Assurément, la liberté d’expression est la version extérieure et extravertie de la liberté de pensée (L. Favoreu et alii, Droit des libertés fondamentales, 8e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2021, n° 315). Cette liberté est donc entendue comme la liberté de communiquer et de recevoir des informations et des idées (X. Dupré de Boulois, Droit des libertés fondamentales, 3e éd., PUF, coll. « Thémis » 2022, n° 551). En droit, elle a été consacrée par : l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 19 du Pacte sur les droits civils et politiques, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le Conseil constitutionnel a également confirmé la valeur de ce droit fondamental (Cons. const. 29 juill. 1994, n° 93-345 DC). En pratique, la liberté d’expression a vocation à s’appliquer à la matière artistique (M. Vivant et J.-M. Bruguière, Droit d’auteur et droits voisins, 4e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2019, n° 649). La jurisprudence européenne a d’ores et déjà admis cette intégration (CEDH 24 mai 1988, Muller c/ Autriche, n° 10737/84).
En effet, la liberté de création est essentielle dans le monde artistique : celle-ci participe à l’échange d’idées et d’opinion (C. Ruet, L’expression artistique au regard de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme : analyse de la jurisprudence européenne, RTDH 2010. 917) en exprimant une vision du monde. Ainsi, la liberté d’expression protège le contenu, mais également le mode d’expression.
Cet arrêt de l’Assemblée plénière s’inscrit parfaitement dans la logique d’intégrer la liberté de création artistique au sein de la liberté d’expression. Toutefois, la question pourrait aujourd’hui se poser dans des termes différents eu égard l’adoption de l’article 1er de la loi du 7 juillet 2016 (Loi n° 2016-925 du 7 juill. 2016 relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine [1], JO 8 juill.) disposant que « La création artistique est libre ». Cette consécration législative du principe pourrait traduire, selon la doctrine, un recul de la liberté de création artistique (A. Montas, Le juge et la liberté de création artistique, Cah. just. 2018. 737
). Il serait préférable de souhaiter que la solution retenue par l’Assemblée plénière perdure en continuant d’inclure la liberté de création artistique au sein de la liberté d’expression afin d’en assurer une meilleure protection et d’assurer sa prévalence.
La prévalence de la liberté de création artistique sur le principe de dignité
En refusant d’ériger la dignité humaine comme « fondement autonome de restriction à la liberté d’expression », l’Assemblée plénière met en avant le caractère essentiel de ce droit fondamental. Effectivement, la liberté d’expression occupe une place à part dans le paysage des libertés (X. Bioy, Droits fondamentaux et libertés publiques, 7e éd., LGDJ, coll. « Cours », 2022, n° 1024), celle-ci ne représente pas uniquement une prérogative détenue par les individus, elle est un droit objectif, un principe général conditionnant la démocratie et l’ensemble des droits propres à une telle société (CEDH 7 déc. 1976, Handyside c/Royaume-Uni, n° 5493/72). De fait, la Cour de cassation rappelle à juste titre au sein de cet arrêt les limites très strictes posées à cette liberté : elle ne peut être restreinte qu’en présence d’un texte ou d’un motif prévu par l’article 10, § 2, de la Convention européenne. Or, l’Assemblée plénière considère que le respect de la dignité humaine n’entrait dans le cadre d’aucune de ces exceptions, justifiant ainsi le rejet du pourvoi.
Cette décision, contraire à certains arrêts rendus par la chambre civile (Civ. 1re, 26 sept. 2018, n° 17-16.089, préc.) ou la chambre sociale (Soc. 20 avr. 2022, n° 20-10.852, Dalloz actualité, 10 mai 2022, obs. L. Malfettes ; D. 2022. 1191
, note J.-P. Marguénaud et J. Mouly
; ibid. 2245, obs. S. Vernac et Y. Ferkane
; ibid. 2023. 855, obs. RÉGINE
; Dr. soc. 2022. 386, étude A.-M. Grivel
; ibid. 512, étude P. Adam
; Légipresse 2022. 218 et les obs.
; ibid. 363, note F. Gras
) s’inscrit dans un courant engagé par l’Assemblée plénière quatre ans plus tôt (Cass, ass. plén., 25 oct. 2019, n° 17-86.605, Dalloz actualité, 5 nov. 2019, obs. S. Lavric ; D. 2020. 195, et les obs.
, note M. Afroukh et J.-P. Marguénaud
; AJ pénal 2020. 32, obs. N. Verly
; AJCT 2020. 90, obs. S. Lavric
; Légipresse 2019. 593 et les obs.
; ibid. 681, étude G. Lécuyer
; RTD civ. 2019. 819, obs. J.-P. Marguénaud
; ibid. 2020. 78, obs. A.-M. Leroyer
). Certes, les faits ne concernaient pas des écrits violents, mais s’inscrivaient dans le cadre de la satire d’une personnalité politique. Ainsi, l’Assemblée plénière généralise cette tendance à refuser d’ériger la dignité humaine en fondement autonome de restriction à la liberté d’expression. Ce mouvement trouve un écho en droit administratif : autrefois très attaché au principe de dignité humaine face à la liberté d’expression (CE 9 janv. 2014, n° 374508, Dalloz actualité, 14 janv. 2014, obs. J.-M. Pastor ; Lebon
; AJDA 2014. 79
; ibid. 866
; ibid. 129, tribune B. Seiller
; ibid. 473, tribune C. Broyelle
, note J. Petit
; D. 2014. 86, obs. J.-M. Pastor
; ibid. 155, point de vue R. Piastra
; ibid. 200, entretien D. Maus
; AJCT 2014. 157
, obs. G. Le Chatelier
; Légipresse 2014. 76 et les obs.
; ibid. 221, comm. D. Lochak
; RFDA 2014. 87, note O. Gohin
), le Conseil d’État a très récemment considéré qu’un tableau dépeignant le viol d’un enfant ne constituait pas une atteinte à la dignité humaine (CE 14 avr. 2023, n° 472611, AJDA 2023. 1789
, note X. Bioy
; D. 2023. 1257, édito. C. Dubois
; Légipresse 2023. 202 et les obs.
).
Ainsi, cette décision et plus largement ce mouvement jurisprudentiel sont directement liés à une évolution de la perception de l’artiste et de son travail. Il est vrai que l’expression de l’artiste peut être par nature choquante (C. Ruet, préc., p. 922). Néanmoins, la création artistique reflète une modalité particulière d’exercice de la liberté d’expression en raison du lien intime qu’entretient l’artiste avec son œuvre (X. Bioy, op. cit., n° 1169). Il serait donc essentiel de lui assurer la prévalence de sa liberté d’expression artistique face au respect de la dignité humaine. Ce changement de perception de l’artiste s’inscrit dans un mouvement plus large : une évolution des conceptions sociétales tendant vers une plus grande libéralisation des mœurs et des pratiques artistiques. On se souvient des œuvres de Gustave Flaubert et de Charles Baudelaire sanctionnés pour outrages aux bonnes mœurs. Aujourd’hui, de telles décisions n’auraient plus lieu d’être. Malgré le triomphe de la liberté d’expression au sein de cette décision, celle-ci est source de conséquences ambivalentes.
Un triomphe aux conséquences ambivalentes
Si l’arrêt rendu par l’Assemblée plénière permet le triomphe de la liberté de création artistique, celle-ci présente l’inconvénient de reléguer au second plan sur le principe de la dignité humaine afin d’assurer une décision cohérente avec la protection accordée aux œuvres.
Un principe de dignité humaine sous-estimé
En refusant d’ériger le respect de la dignité humaine « en fondement autonome de restriction à la liberté d’expression », l’arrêt rendu par l’Assemblée plénière le 17 novembre 2023 relègue ce principe en second plan (M. Afroukh et J.-P. Marguenaud, La dignité reléguée en deuxième division, D. 2020. 195
). Les juges n’ont pas suivi les conclusions de l’avocat général, proposant a minima d’intégrer le respect de la dignité humaine au sein des exceptions prévues par l’article 10, § 2, de la Convention européenne au titre de la protection de la vie morale et de la défense de l’ordre. Originellement, la dignité humaine est avant tout un concept moral développé par les théologiens et les philosophes pour penser l’homme (X. Dupré de Boulois, op. cit., n° 418).
La dignité humaine s’oppose à ce que tout être soit réifié. De nombreux textes ont proclamé le respect de la dignité de la personne humaine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Précisément, celle-ci a été consacrée au sein du préambule de la Charte des Nations unies, de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Néanmoins, certains textes tels que la Convention européenne et le préambule de la Constitution de 1946 font référence à l’être humain sans mentionner clairement le respect de la dignité humaine. La jurisprudence du Conseil constitutionnel a toutefois proclamé que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine est un principe à valeur constitutionnelle (Cons. const. 27 juill. 1994, n° 94-343/344 DC, D. 1995. 237
, note B. Mathieu
; ibid. 205, chron. B. Edelman
; ibid. 299, obs. L. Favoreu
; RFDA 1994. 1019, note B. Mathieu
; RTD civ. 1994. 831, obs. J. Hauser
; ibid. 840, obs. J. Hauser
). En dépit de l’importance de ce principe, l’Assemblée plénière a refusé de reconnaître que la dignité de la personne humaine pouvait être un fondement autonome de restriction à la liberté d’expression et que celle-ci n’entrait dans le cadre d’aucune des exceptions légitimant une limitation de la liberté d’expression. Cette décision, à l’instar de celle rendue par cette même Assemblée plénière en 2019 suscite le trouble et fait l’objet de vives critiques doctrinales (M. Afoukh et J.-P. Marguenaud, préc.).
En effet, elle occulte ici le caractère essentiel que revêt ce principe au sein des droits fondamentaux. En effet, le respect de la dignité humaine joue un rôle de matrice philosophique dans l’affirmation juridique des droits de l’homme. La dignité humaine constitue le principe dont découle l’ensemble des droits fondamentaux. Sans ce principe, il serait donc impossible de reconnaître aux hommes une liberté d’expression. C’est pourtant cette même liberté qui est privilégiée dans l’arrêt rendu par la Cour de cassation au détriment de ce principe légitimant les droits fondamentaux. En réalité, le refus de reconnaître la dignité humaine en fondement autonome tient à son caractère polysémique (S. Cacioppo, Création artistique versus dignité : l’affaire de l’Infamille, acte II, RJPF 2021, nos 7-8 p. 20) rendant ce principe incertain et aléatoire pour les juridictions (M. Afoukh et J.-P. Marguenaud, préc.).
Ainsi, la dignité humaine ne devrait pas être totalement reniée eu égard à son importance. Il serait donc judicieux de suivre l’avis de l’avocat général. La question délicate reste toutefois d’assurer un certain équilibre entre la dignité de la personne humaine et la liberté d’expression, de ne pas brandir systématiquement la première afin de restreindre la seconde.
Une décision cohérente avec la protection accordée aux œuvres d’art
En ne restreignant pas la liberté d’expression par le respect de la dignité de la personne humaine, l’Assemblée plénière forme un ensemble cohérent avec la protection qu’accorde le droit d’auteur. En effet, l’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle prévoit que l’auteur « jouit du seul fait de sa création d’un droit de propriété intellectuelle » à condition que celle-ci soit originale, c’est-à-dire qu’elle doit être l’empreinte de la personnalité de son auteur (CJUE 1er déc. 2011, Painer, aff. C-145/10, Dalloz actualité, 5 déc. 2011, obs. J. Daleau ; D. 2012. 471, obs. J. Daleau
, note N. Martial-Braz
; ibid. 1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke
; ibid. 2836, obs. P. Sirinelli
; Légipresse 2012. 12 et les obs.
; ibid. 161, comm. J. Antippas
; RTD com. 2012. 109, obs. F. Pollaud-Dulian
; ibid. 118, obs. F. Pollaud-Dulian
; ibid. 120, obs. F. Pollaud-Dulian
). Toutes les œuvres sont protégées, aussi immorales soient-elles (CPI, art. L. 112-1). Peu de décisions se sont opposées à la protection d’une œuvre illicite.
Assurément, la notion d’œuvre illicite est susceptible de varier selon les époques, faisant ainsi face à une instabilité de la protection accordée aux œuvres (C. Caron, Droit d’auteur et droits voisins, 6e éd., LexisNexis, 2020, n° 106). Ce droit sur l’œuvre permet à l’auteur de disposer du droit de divulguer son œuvre au public. Seules quelques limites existent telles que certaines lois pénales visant la protection de la jeunesse. Quelques décisions remontant à plus d’une décennie ont osé restreindre l’exercice du droit d’auteur au nom de la dignité humaine (Civ. 1re, 16 sept. 2010, n° 09-67.456, Dalloz actualité, 27 sept. 2010, obs. C. Le Douaron ; AJDA 2010. 1736
; D. 2010. 2750, obs. C. Le Douaron
, note G. Loiseau
; ibid. 2145, édito. F. Rome
; ibid. 2754, note B. Edelman
; ibid. 2011. 780, obs. E. Dreyer
; Légipresse 2010. 264 et les obs.
; ibid. 363, comm. A. Tricoire
; RTD civ. 2010. 760, obs. J. Hauser
). En faisant prévaloir la liberté de création artistique, la décision de l’Assemblée plénière a donc le mérite de s’inscrire dans la continuité du droit d’auteur en autorisant la diffusion de son œuvre au public que celle-ci soit morale ou non.
© Lefebvre Dalloz