Liberté d’expression : mise en œuvre du contrôle de proportionnalité pour les délits d’entrave à la circulation et de dénonciation calomnieuse

En cas d’atteinte alléguée à la liberté d’expression, il appartient au juge, après s’être assuré, dans l’affaire soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la déclaration de culpabilité, puis de la peine. Un tel contrôle nécessite un examen d’ensemble, devant prendre en compte, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé.

La répression d’un comportement – pourtant constitutif d’une infraction pénale de droit commun – peut constituer, sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression selon la nature et le contexte de l’agissement en cause (Crim. 22 sept. 2021, n° 20-85.434, Dalloz actualité, 8 oct. 2021, obs. M. Recotillet ; AJ pénal 2021. 533 ; Légipresse 2021. 462 et les obs. ; ibid. 600, étude C. Bigot ; ibid. 2022. 121, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier ; RSC 2021. 823, obs. X. Pin ; ibid. 2022. 445, obs. E. Rubi-Cavagna ; JCP 2021. 1083, note G. Beaussonie ; Gaz. Pal. 2021, n° 41, p. 15, note. E. Le Moulec ; CCE 2021. Comm. 82, obs. A. Lepage ; retraçant l’évolution récente de la jurisprudence, v. l’avis de M. Aubert, avocat général, n° 23-84.535, p. 5, D. 2025. 57 ). C’est ce que rappelle la chambre criminelle dans ces deux arrêts du 8 janvier 2025 promis à la plus large diffusion. Si elle conclut, en l’occurrence, à l’absence de disproportion et à la légitimité de la condamnation prononcée par le juge national dans ces deux affaires (Chambéry, 27 avr. 2023 ; Toulouse, 27 oct. 2022 ; signalons l’avis contraire de l’avocate générale Mme Chauvelot dans l’affaire toulousaine), la Haute Cour y délivre cependant une méthodologie affinée pour procéder au contrôle de proportionnalité.

Dans la première affaire (n° 23-84.535), le prévenu, initialement poursuivi pour harcèlement moral, a été condamné pour dénonciation calomnieuse à une peine de quatre mois d’emprisonnement avec sursis ainsi qu’au paiement d’une amende de 3 000 € en réparation du préjudice moral causé aux deux parties civiles. Il lui était reproché d’avoir, dans des courriers visant à signaler les agissements de deux experts judiciaires, qualifiés ces derniers de « manifestement parjures et corrompus », les accusant d’avoir agi de « façon occulte » et « sous influence » dans des procédures qu’il avait initiées, ainsi que d’avoir remis des rapports « intentionnellement frelatés » destinés à « couvrir les auteurs de malversations commises au préjudice de sa tante ».

Dans la seconde (n° 23-80.226, D. 2025. 58 ), quinze membres du collectif Handi social ont été sanctionnés pour entrave à la mise en marche ou à la circulation d’un train et entrave à la navigation ou à la circulation d’un aéronef, dans le contexte de manifestations pour la défense des droits des personnes handicapées, de peines allant de 750 à 1 200 € d’amende avec sursis, seul l’un d’eux (la présidente de l’association) ayant été condamné à 2 000 € d’amende dont 1 400 avec sursis. Étaient en cause deux actions : l’occupation, le 24 octobre 2018, d’une voie ferroviaire ayant retardé d’un peu plus d’une heure le départ d’un TGV Toulouse-Paris (impactant 500 passagers), et celle, le 14 décembre suivant, des pistes de l’aéroport de Toulouse-Blagnac (action ayant interrompu la circulation aérienne pendant une heure environ et impacté 1 857 passagers en tout, entre les vols déroutés, annulés ou simplement retardés ; v. Rapport de la conseillère, Mme Leprieur, n° 23-80.226).

La Cour de cassation précise dans ces deux hypothèses – dénonciation calomnieuse visant des experts judiciaires et entrave à la circulation dans le cadre d’une manifestation pacifiste – les modalités du contrôle de proportionnalité à mettre en œuvre lorsqu’il est allégué qu’une condamnation pénale porte une atteinte disproportionnée à l’exercice légitime du droit à la liberté d’expression.

La méthodologie de contrôle imposée aux juges du fond

Dans ces deux arrêts, la chambre criminelle, saisie d’un moyen fondé sur la méconnaissance de l’article 10 de la Convention, commence par rappeler la portée de cette disposition qui certes garantit que chacun a droit à la liberté d’expression, mais prévoit également une clause de limitation aux termes de laquelle « l’exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui » (§ 13, n° 23-84.535 ; § 10, n° 23-80.226). Ensuite, après avoir rappelé que l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction peut constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de cette liberté, elle décrit, en des termes identiques, la méthodologie devant être suivie pour en juger : ainsi, « après s’être assuré du lien direct (…) entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général », le juge doit « vérifier le caractère proportionné de la déclaration de culpabilité, puis de la peine », ce contrôle de proportionnalité nécessitant « un examen d’ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé » (§ 15 du premier arrêt ; § 12 du second).

Cette dernière formulation emprunte à celle des « arrêts-pilote » (v. Rapport de la conseillère, Mme Leprieur, préc.) du 18 mai 2022 rendus dans des affaires de décrocheurs de portraits du président de la République (Crim. 18 mai 2022, nos 21-86.685, 20-87.272 et 21-86.647, Dalloz actualité, 1er juin 2022, obs. M. Dominati ; D. 2022. 1186 , note S. Pellé ; AJ pénal 2022. 374, obs. J.-B. Thierry ; AJCT 2022. 593, obs. S. Lavric ; Légipresse 2022. 340 et les obs. ; ibid. 487, étude R. Le Gunehec et A. Pastor ; ibid. 2023. 119, étude E. Tordjman, O. Lévy et S. Menzer ; RSC 2022. 817, obs. X. Pin ; ibid. 2023. 415, obs. D. Zerouki et E. Rubi-Cavagna ). Outre qu’elle rappelle que la condition sine qua non d’une éventuelle justification sur le fondement de la liberté d’expression réside dans la participation des propos ou des comportements à un sujet d’intérêt général (sur l’exigence d’un « lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général », v. Crim. 29 mars 2023, n° 22-83.458, Dalloz actualité, 18 avr. 2023, obs. T. Besse ; D. 2023. 1546, chron. L. Ascensi, M. Fouquet, B. Joly, L. Guerrini et P. Mallard ; Légipresse 2023. 200 et les obs. ; RSC 2023. 415, obs. D. Zerouki et E. Rubi-Cavagna ; RTD com. 2023. 463, obs. L. Saenko ; JCP 2023. 704, note J.-C. Saint-Pau ; v. égal., C. Leduc, La liberté d’expression comme justification des infractions de droit commun, Just. et cass. 2024. 561 ), elle commande, dans la droite ligne de la jurisprudence européenne, une appréciation in globo et in concreto devant tenir compte notamment des circonstances factuelles et de leurs conséquences. La chambre criminelle précise en outre explicitement que le contrôle de proportionnalité doit d’abord porter sur la déclaration de culpabilité (le principe même de la condamnation est-il conforme à la Convention ?) puis sur la peine (la gravité de la sanction infligée est-elle compatible ou non avec le droit à la liberté d’expression ?).

Le contrôle opéré par la Cour de cassation

Dans la première affaire, relative à la dénonciation calomnieuse (n° 23-84.435), la chambre criminelle note qu’il était ici question d’une mise en balance entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée dès lors que suggérer qu’un individu a commis une infraction pour laquelle il n’a pas été condamné est de nature à affecter sa réputation, laquelle est protégée par l’article 8 de la Convention (v. cité par elle, CEDH 7 févr. 2012, Axel Springer AG c/ Allemagne [GC], n° 39954/08, Dalloz actualité, 23 févr. 2012, obs. S. Lavric ; Légipresse 2012. 143 et les obs. ; ibid. 243, comm. G. Loiseau ; Constitutions 2012. 645, obs. D. de Bellescize ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud ). La question se posait ainsi de savoir si le juge interne avait recherché un juste équilibre entre deux droits également protégés (Cass., ass. plén., 25 oct. 2019, n° 17-86.605, Dalloz actualité, 5 nov. 2019, obs. S. Lavric ; D. 2020. 195, et les obs. , note M. Afroukh et J.-P. Marguénaud ; AJ pénal 2020. 32, obs. N. Verly ; AJCT 2020. 90, obs. S. Lavric ; Légipresse 2019. 593 et les obs. ; ibid. 681, étude G. Lécuyer ; RTD civ. 2019. 819, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid. 2020. 78, obs. A.-M. Leroyer ; CCE 2020. Étude 4, note Raschel ; JCP 2019. 1223, note C. Bigot).

La Haute Cour revient ensuite sur l’objet du délit prévu par l’article 226-10 du code pénal, qui réprime la dénonciation mensongère d’un fait de nature à entraîner des sanctions. La dénonciation calomnieuse, qui incrimine la substance de propos, constitue donc une ingérence dans le droit à la liberté d’expression, justifiée par la nécessité de protéger la réputation d’autrui (CEDH 26 mars 2020, Tête c/ France, n° 59636/16, Dalloz actualité, 23 avr. 2020, obs. S. Lavric ; AJCT 2020. 481, obs. S. Lavric ; Légipresse 2020. 276 et les obs. ; ibid. 438, étude T. Besse ; ibid. 515, étude C. Bigot ; ibid. 2021. 112, étude E. Tordjman et O. Lévy ; RSC 2020. 748, obs. D. Roets ). Tirant les conséquences de la jurisprudence européenne, la chambre criminelle retient que la proportionnalité de pareille ingérence doit être examinée (car elle peut désormais être justifiée sur le fondement de la liberté d’expression) en tenant compte notamment des critères suivants : la nature et la forme des propos poursuivis, le contexte de leur expression ou de leur diffusion, la gravité des accusations ainsi que leurs conséquences pour les personnes visées (§ 20).

Examinant la motivation retenue par la cour d’appel pour justifier sa décision, elle estime que cette dernière a fait l’exacte application des textes visés au moyen et des principes ci-dessus rappelés. Reprenant la méthodologie en deux temps prescrite en chapeau, elle ajoute néanmoins que les propos litigieux, mettant en cause la probité d’experts, portaient sur un sujet d’intérêt général (ce que la cour d’appel n’avait pas clairement mis en évidence, évoquant la remise en cause de l’intégrité morale des experts judiciaires et le risque d’atteinte à leur dignité). Ensuite, elle énonce expressément que les déclarations de culpabilité et les peines prononcées ne sont pas disproportionnées car, ainsi que l’ont relevé les juges du fond, les dénonciations portaient sur de graves accusations, dénuées de fondement et formulées sans nuance, de nature à porter atteinte à la réputation professionnelle des deux experts, leur auteur ayant déjà fait l’objet d’une sanction civile pour procédure abusive à l’encontre de l’un des deux, et les peines (emprisonnement avec sursis et amende) tenant compte de la gravité des faits, des éléments de personnalité et des antécédents judiciaires du prévenu.

Dans la seconde affaire, celle des manifestations pacifiques en faveur des droits des personnes handicapées (n° 23-80.226), la chambre criminelle, là encore, prend pour point de départ la jurisprudence européenne qui considère que liberté d’expression et de réunion sont, dans ce cadre, étroitement liées (citant CEDH 3 févr. 2009, Women on waves et autres c/ Portugal, n° 31276/05, § 28, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss ), l’absence d’autorisation ne justifiant pas forcément une ingérence dans la liberté d’expression (citant CEDH 15 oct. 2015, Kudrevicius et autres c/ Lituanie, n° 37553/05, Dr. soc. 2016. 697, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ) et l’absence de violence devant conduire les autorités à faire preuve de tolérance pour préserver la liberté de réunion (même arrêt, § 150). Il en va en revanche différemment quand les manifestants perturbent intentionnellement la vie quotidienne et les activités licites d’autrui au-delà de ce qui relève de l’exercice normal de la liberté de réunion pacifique, auquel cas une répression, y compris pénale, peut être justifiée (même arrêt, § 173). Pour la chambre criminelle, il en découle que doivent être sollicités les critères suivants dans le cadre de l’examen de proportionnalité : le contexte de la manifestation, le lien direct entre les modalités d’action et l’objet de la contestation, la gravité des faits, le comportement des manifestants, l’ampleur des perturbations, les risques et le préjudice causés, le comportement des autorités (avant, pendant et après la manifestation, précise-t-elle, dont les conditions d’interpellation) et les modalités des poursuites (§ 16).

En l’espèce, les juges du fond ont procédé à la mise en balance qui leur incombait en relevant, d’une part, que les actions menées, qui visaient à dénoncer l’absence d’équipements adaptés dans la gare et l’aéroport, étaient en lien avec la défense de la liberté d’aller et venir des personnes en situation de handicap (qui constitue un sujet d’intérêt général), tout en estimant, d’autre part, que l’entrave à la circulation devait être sanctionnée au regard de ses conséquences sur le trafic ferroviaire et aérien et des préjudices causés ainsi que des risques en termes de sécurité (le blocage d’une voie ou d’une piste renvoyant à une « symbolique de la sécurité dans les transports dont la portée, en termes de protection publique, est essentielle », § 20 ; estimant l’argument inopérant dès lors qu’aucun risque ne s’est réalisé, v. l’avis de l’avocate générale, préc., p. 25).

La chambre criminelle conclut à la bonne application par la cour d’appel des textes visés au moyen, mais elle ajoute, comme dans l’autre arrêt, une motivation qui reprend le canevas décrit plus haut. Ainsi, tout d’abord, les faits poursuivis se sont inscrits dans le cadre de manifestations pacifiques portant sur un sujet d’intérêt général. Ensuite, les déclarations de culpabilité et les peines prononcées ne sont pas disproportionnées au regard des éléments factuels suivants : les perturbations occasionnées pour la circulation aérienne et ferroviaire et les préjudices causés aux opérateurs et usagers, le comportement adapté des autorités avant et après (notamment l’absence de coercition), et la moindre sévérité des peines prononcées (seulement des amendes assorties du sursis, total ou partiel).

 

Crim. 8 janv. 2025, FS-B+R, n° 23-84.535

Crim. 8 janv. 2025, FS-B+R, n° 23-80.226

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