Licenciement et accord de performance collective : la Cour de cassation impose un contrôle judiciaire sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise

Il appartient au juge d’apprécier le caractère réel et sérieux du motif du licenciement consécutif au refus du salarié de se voir appliquer un accord de performance collective au regard de la conformité de l’accord aux dispositions du code du travail et de sa justification par l’existence des nécessités de fonctionnement de l’entreprise, sans qu’il soit nécessaire que la modification, refusée par le salarié, soit consécutive à des difficultés économiques, des mutations technologiques, une réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ou une cessation complète de l’activité de l’employeur.

Les accords de performance collective (APC), ont, depuis 2018, pris peu à peu leur place dans l’architecture du droit du travail français. Le dispositif étant récent, la Cour de cassation n’avait pas eu d’occasion de se prononcer sur cet outil et de déterminer les contours de son utilisation.

C’est ce qu’elle fait par un arrêt du 10 septembre 2025, avec une précision risquant cependant d’apporter une certaine insécurité juridique aux partenaires sociaux signataires de ce type d’accord.

Par son arrêt du 10 septembre 2025 publié au Bulletin, la chambre sociale de la Cour de cassation opère une clarification de l’étendue du contrôle des juges du fond sur l’application d’un APC.

Saisie d’un pourvoi formé par une salariée licenciée à la suite de son refus d’une mobilité géographique prévue par un APC, la Cour de cassation censure partiellement la décision de la Cour d’appel de Toulouse pour n’avoir pas recherché si l’accord APC était justifié par les « nécessités de fonctionnement de l’entreprise », exigence qu’elle déduit cumulativement de l’article L. 2254-2 du code du travail et des articles 4, 9.1 et 9.3 de la Convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail (OIT), d’application directe.

La Haute juridiction consacre ainsi un double contrôle : conformité légale de l’accord collectif à l’article L. 2254-2 du code du travail qui en est la source, et justification matérielle de l’accord par des nécessités opérationnelles. Elle écarte cependant clairement l’exigence d’un motif économique.

Cette décision stabilise donc la nature du « motif spécifique » de licenciement lié au refus d’une modification du contrat de travail prévue par un APC, tout en confiant aux juges du fond l’appréciation de la réalité des « nécessités de fonctionnement de l’entreprise » justifiant le recours à ce type d’accord, ce qui pourrait être source d’insécurité juridique pour les entreprises.

Le cadre juridique : l’APC et le « motif spécifique » de licenciement confirmé, au visa du droit interne et international

Depuis la loi n° 2018-217 du 29 mars 2018, l’APC permet d’ajuster la durée du travail, la rémunération, la mobilité professionnelle et géographique, et l’organisation du travail pour répondre aux nécessités de fonctionnement de l’entreprise ou préserver/développer l’emploi. Lorsque le salarié refuse la modification proposée, l’employeur peut procéder à un licenciement fondé sur un « motif spécifique » constituant en lui-même une cause réelle et sérieuse. Ce motif se veut distinct du licenciement économique et des autres motifs inhérents à la personne.

Par cet arrêt, la Cour de cassation rappelle donc le caractère sui generis du motif de licenciement consécutif au refus d’un salarié d’une modification de son contrat de travail résultant d’un APC, au visa tant de l’article L. 2254-2 du code du travail que des articles 4, 9.1 et 9.3 de la Convention n° 158 de l’OIT.

La Convention n° 158 de l’OIT, invoquée par la salariée en l’espèce, est d’application directe en droit du travail français (v. Soc. 11 mai 2022, n° 21-15.247, Dalloz actualité, 16 mai 2022, obs. L. Malfettes ; AJDA 2022. 1001, tribune F. Melleray ; D. 2022. 2275 , note T. Sachs ; ibid. 1088, entretien P. Lokiec ; ibid. 1280, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; JA 2022, n° 661, p. 11, obs. D. Castel ; Dr. soc. 2022. 473, tribune C. Radé ; RTD civ. 2022. 575, obs. P. Deumier ; ibid. 861, obs. F. Marchadier ). Elle impose à ses articles 4, 9.1 et 9.3 :

  • que tout licenciement repose sur un « motif valable » lié à l’aptitude, à la conduite du salarié ou « fondé sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise » (art. 4) ;
  • que le juge soit habilité à examiner la réalité des motifs et à décider si le licenciement est justifié (art. 9.2) ;
  • et plus spécifiquement en matière de licenciement fondé sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise, que le juge puisse déterminer si le licenciement est intervenu véritablement pour ces motifs (art. 9.3).

La Cour réaffirme le caractère d’application directe de ces dispositions en droit français et estime que l’autonomie du motif de licenciement justifié par le refus d’application de l’APC, vis-à-vis de l’article L. 1233-3 du code du travail définissant le motif économique du licenciement, est conforme la Convention n° 158 de l’OIT.

Ceci est un premier point rassurant ; à défaut, le dispositif d’APC aurait perdu beaucoup de son intérêt.

La Cour de cassation confie cependant aux juges du fond un contrôle élargi, considérant qu’il leur appartient de « rechercher si l’accord collectif était justifié par les nécessités de fonctionnement de l’entreprise ».

Un double contrôle et une exigence de justification opérationnelle

La Cour de cassation énonce qu’il appartient aux juges :

  • d’apprécier la conformité de l’APC aux prescriptions de l’article L. 2254-2 (objet, champ, procédure, articulation avec les prescriptions légales applicables), soit d’opérer un contrôle « formel » ;
  • d’apprécier sa justification par l’existence de « nécessités de fonctionnement de l’entreprise » au sens de la Convention n° 158.

Ainsi, au-delà de s’assurer de la présence des éléments mentionnés à l’article L. 2254-2 du code du travail, les juges doivent s’assurer que la finalité même de l’accord est conforme audit article.

Ce faisant, la Haute juridiction censure l’approche de la cour d’appel qui s’était bornée à relever l’affichage, dans le préambule de l’accord, d’objectifs stratégiques (« devenir leader de la tuile en terre cuite, développer l’emploi ») et à refuser d’en apprécier le bien-fondé. Elle considère ainsi que la cour d’appel ne pouvait pas refuser d’apprécier « le bien-fondé des objectifs exposés de façon liminaire dans l’accord collectif et ayant conduit à sa négociation dès lors qu’ils répondent aux exigences légales ».

Une assimilation du contrôle du motif du licenciement au contrôle du motif de l’accord collectif

La Cour de cassation semble ainsi aller plus loin que les exigences du texte de l’OIT qui impose aux juges de pouvoir déterminer si le licenciement est intervenu véritablement pour les nécessités du fonctionnement de l’entreprise, mais non de qualifier et d’apprécier les choix opérationnels et stratégiques de la société. Il y a en effet une distinction d’importance entre un contrôle portant sur l’existence du motif et sur la cause réelle du licenciement, et un contrôle portant sur la finalité de l’accord collectif et sur l’opportunité des nécessités de fonctionnement de l’entreprise.

La possibilité pour les juges de contrôler l’existence de la nécessité de fonctionnement commençait d’ores et déjà à poindre dans une décision précédente de la Cour de cassation rendue concernant l’accord de mobilité (C. trav., anc. art. L. 2242-21 dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013, Dalloz actualité, 18 juin 2013, obs. C. Dechristé).

En effet, dans un arrêt du 2 décembre 2020, rendu au visa des mêmes articles de la convention OIT, la Cour de cassation jugeait que « la cour d’appel, devant laquelle il n’était pas soutenu que l’accord de mobilité interne n’était pas justifié par les nécessités du fonctionnement de l’entreprise, a exactement décidé que le motif économique du licenciement était vainement discuté sur le fondement des dispositions de l’article L. 1233-3 du code du travail ». Ce faisant, la Cour de cassation jugeait déjà qu’il était possible pour un salarié contestant son licenciement de soutenir que l’accord collectif de mobilité n’était pas justifié par les nécessités du fonctionnement de l’entreprise et qu’alors, il serait revenu aux juges du fond de contrôler cette justification (Soc. 2 déc. 2020, nos 19-11.986 et 19-11.994 P, Dalloz actualité, 18 déc. 2020, obs. L. de Montvalon ; D. 2020. 2402 ; ibid. 2021. 1152, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; Dr. soc. 2021. 346, étude P.-H. Antonmattei, L. Enjolras et C. Mariano ; RDT 2021. 104, obs. I. Meftah ).

Au-delà de s’assurer que l’accord de performance collective repose bien sur un objectif lié à la nécessité de fonctionnement de l’entreprise, la Cour de cassation semble considérer que le contrôle de la justification du motif du licenciement implique le contrôle de la justification du motif de l’accord collectif, et donc de la justification des nécessités du fonctionnement de l’entreprise.

En assimilant ces deux contrôles, la Cour de cassation impose aux juges du fond d’apprécier les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, qui sont déterminées à la date de signature de l’accord collectif, pour définir si le licenciement, notifié plusieurs mois après, repose sur une cause réelle et sérieuse. Dans l’espèce commentée par exemple, l’accord de performance collective a été signé le 12 juin 2018, et le licenciement a été notifié le 7 juin 2019, soit près d’un an plus tard.

Faudra-t-il donc, comme pour l’appréciation du motif économique, que l’employeur démontre non seulement que la signature de l’APC était nécessaire au fonctionnement de l’entreprise au moment de sa négociation et de sa signature, et que ces nécessités ont perduré jusqu’à la date de notification du licenciement ?

L’étendue de ce contrôle est néanmoins à apprécier à l’aune d’une jurisprudence bien établie considérant que le juge judiciaire qui contrôle la réalité du motif économique, ne peut juger de la pertinence de la décision prise par l’employeur, ce dernier restant seul décisionnaire en matière de gestion et d’administration de l’entreprise. Il est ainsi de jurisprudence constante que le juge ne peut se substituer à l’employeur quant aux choix opérationnels et stratégiques qu’il effectue. (Cass., ass. plén., 8 déc. 2000, n° 97-44.219, D. 2001. 1125 , note J. Pélissier ; Dr. soc. 2001. 126, concl. P. de Caigny ; ibid. 133, note A. Cristau ; ibid. 417, note A. Jeammaud et M. Le Friant ; Soc. 20 oct. 2009, n° 08-43.984 ; 14 sept. 2010, n° 09-66.657 ; 4 mai 2017, n° 15-28.185).

Dans le cadre d’un accord de performance collective, n’exigeant pas de justification d’un motif économique, la frontière de ce contrôle risque d’être ténue.

Une portée encore incertaine pour les partenaires sociaux signataires d’un APC

L’application de la jurisprudence de la Cour de cassation par les juges du fond, ainsi que l’évolution de la jurisprudence de la Haute juridiction sera à surveiller, afin de comprendre quel niveau de détail les entreprises devront indiquer dans leur accord APC.

Devront-elles simplement qualifier les nécessités opérationnelles (organisationnelles, productives, logistiques, qualitatives, allocation des ressources, rationalisation de sites) ? Ou devraient-elles également démontrer en quoi cet accord permet de répondre à la nécessité de fonctionnement exposée ou d’atteindre un objectif précis de préservation/développement de l’emploi, en actualisant ces données à la date de notification du licenciement ?

À ce stade, par précaution, il ne peut être que recommandé que l’accord de performance collective précise :

  • la réalité objective des nécessités de fonctionnement alléguées au moment de la négociation et de la mise en œuvre de l’APC, sans se contenter d’invoquer des objectifs généraux, et en documentant autant que faire se peut ces nécessités avec des éléments de diagnostic interne, à titre d’exemple sur le flux d’activité, la mutualisation de fonctions, la rationalisation d’outils, la centralisation de services, les impératifs qualité/coût/délai, la planification des ressources humaines, les indicateurs opérationnels, etc. ;
  • la pertinence des mesures prévues (ici une mobilité géographique) au regard de ces nécessités.

Si, par cet arrêt, la Cour de cassation clarifie donc le régime du licenciement consécutif au refus d’un APC : le « motif spécifique » est bien une cause réelle et sérieuse et ne requiert pas un motif économique au sens du code du travail ; il génère une source d’instabilité juridique quant à l’appréciation qui doit être faite des nécessités de fonctionnement de l’entreprise au sens de la Convention n° 158 de l’OIT.

La motivation reposant sur le droit international du travail semble élever le niveau d’exigence probatoire alors que la Cour de cassation s’est toujours refusée à admettre le contrôle de la pertinence des décisions prises par l’employeur. Il en résulte un équilibre encore à préciser entre la marge de manœuvre organisationnelle de l’entreprise et le contrôle du juge dans le cadre des procédures en contestation des licenciements. La cassation partielle et le renvoi devant la Cour d’appel de Bordeaux annoncent un approfondissement du contentieux portant sur la densité de la preuve attendue et sur la méthode d’appréciation de la « nécessité de fonctionnement », qui constituera désormais le nœud du contrôle juridictionnel des licenciements liés au refus d’une mesure prévue par un APC.

 

Soc. 10 sept. 2025, FS-B, n° 23-23.231

par Karin Dulac, Avocate associée et Marie Paulin, Avocate

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