L’incompétence du juge judiciaire en matière de PSE : l’illustration des catégories professionnelles

Le juge judiciaire ne peut, sans violer le principe de séparation des pouvoirs, en l’état d’une décision de validation d’un accord collectif majoritaire fixant le plan de sauvegarde de l’emploi devenue définitive, apprécier, par voie d’exception, la légalité des mesures figurant dans ce plan, en particulier celles déterminant les catégories professionnelles concernées par le licenciement.

Cet arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation offre une illustration de la répartition entre les champs de compétence des juridictions judiciaire et administrative dans l’hypothèse d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), qui fixe le cadre général des mesures destinées à éviter les licenciements économiques ou en limiter le nombre en matière « grands » licenciements économiques (projets de licenciements concernant au moins 10 salariés sur une même période de 30 jours dans les entreprises d’au moins 50 salariés, C. trav., art. L. 1233-61).

Il réaffirme ainsi l’incompétence du juge judiciaire pour connaître de litiges tendant à la remise en cause du plan, en l’occurrence validé (s’agissant d’un accord collectif) par l’administration du travail, une solution identique s’imposant manifestement, a fortiori, pour les PSE homologués (s’agissant des décisions unilatérales) par cette même administration.

Le contexte factuel

En l’espèce, le litige concernait un licenciement intervenu à la suite du PSE mis en place par la société Euronews par accord majoritaire conclu le 7 décembre 2016 et validé par la Direccte (devenue Dreets) le 5 janvier 2017.

La salariée, employée par la chaîne de télévision et occupant, en dernier lieu, le poste de journaliste coordinatrice news affectée à la diffusion de la langue espagnole, avait saisi la juridiction prud’homale le 20 juin 2019, afin de contester son licenciement et solliciter l’octroi de dommages-intérêts en se prévalant notamment d’une discrimination en raison de sa nationalité, l’accord collectif définissant les catégories professionnelles concernées par les licenciements selon la langue d’appartenance des journalistes.

En première instance comme en appel, les juges du fond s’étaient estimés incompétents. La Cour de cassation confirme cette analyse.

La question posée de la remise en cause des catégories professionnelles

La question posée à la chambre sociale de la Cour de cassation était donc celle de savoir si le juge judiciaire est compétent pour connaître, en cas de contestation d’un licenciement économique, par voie d’exception, de l’illégalité de l’accord collectif fixant le PSE, en particulier des stipulations déterminant les catégories professionnelles concernées par le licenciement en raison de leur caractère discriminatoire. La salariée se prévalait, en cas d’incompétence judiciaire, d’une atteinte à son droit fondamental à un recours juridictionnel effectif.

Or le principe de la séparation des pouvoirs s’oppose a priori à toute possibilité de remise en cause, devant la juridiction judiciaire, du PSE.

L’administration et le juge administratif, seules instances de contrôle du PSE

Depuis la loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 transférant au juge administratif la compétence pour contrôler le PSE, l’administration et, en cas de contestation de sa décision, le juge administratif, contrôlent ainsi, d’une part, la procédure d’élaboration du plan et, d’autre part, son contenu, à des degrés variables selon que le PSE résulte d’un document unilatéral de l’employeur, ou, au contraire, d’un accord collectif – dont le contrôle est moins approfondi, conformément à l’esprit du dispositif qui vise à favoriser la voie de la négociation collective (CE 7 déc. 2015, n° 383856, Lebon ; AJDA 2016. 645 ; ibid. 1866, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ).

Plus précisément, le document unilatéral doit faire l’objet d’une décision administrative d’homologation (C. trav., art. L. 1233-57-3), au terme d’un contrôle approfondi portant essentiellement sur le caractère adapté et proportionné des mesures, notamment financières, contenues dans le plan au regard des moyens de l’entreprise et sur le caractère suffisant des mesures de reclassement obligatoires (CE 22 juill. 2015, Syndicat CGT de l’Union locale de Calais et environs, n° 83481).

À l’inverse, lorsque le contenu du plan a été déterminé par un accord collectif, celui-ci doit faire l’objet d’une décision administrative de validation (C. trav., art. 1233-57-2), au terme d’un contrôle allégé limité à celui de la régularité de la procédure et à la seule la « présence » (sans appréciation de leur suffisance), dans le plan, de mesures de reclassement des salariés (CE 7 déc. 2015, n° 383856, préc.).

Le contenu obligatoire du plan résultant d’un accord est également limité, en amont, aux mesures de reclassement internes et externes (C. trav., art. L. 1233-62). Ce n’est qu’à titre facultatif qu’il peut comprendre des dispositions relatives, notamment, à la pondération et au périmètre d’application des critères d’ordre des licenciements (C. trav., art. L. 1233-24-2, 2°), au calendrier des licenciements (C. trav., art. L. 1233-24-2, 3°), ou au nombre de suppressions d’emploi et aux catégories professionnelles concernées (C. trav., art. L. 1233-24-2, 4°).

Or à cet égard, si l’administration – et en cas de litige le juge administratif – n’exerce en principe pas de contrôle sur ces stipulations facultatives du plan résultant d’un accord, le Conseil d’État a jugé par un important arrêt de principe qu’« il en va autrement si les stipulations qui déterminent les catégories professionnelles sont entachées de nullité, en raison notamment de ce qu’elles revêtiraient un caractère discriminatoire » (CE 7 févr. 2018, n° 403989, Lebon , n° 399838, Lebon , n° 407718, Lebon , n° 409978, Lebon  et n° 403001, Lebon ; sur l’ensemble de ces arrêts, D. 2018. 813, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2018. 663, étude Y. Pagnerre et S. Dougados ; RDT 2018. 213, obs. F. Géa ; RJS 4/2018, nos 260 et 261). On notera que, pour le juge administratif, la circonstance que l’accord se fonde, pour déterminer ces catégories, sur des considérations étrangères à celles permettant de regrouper les salariés par fonctions de même nature ou ait pour but de permettre le licenciement de salariés affectés sur un emploi ou dans un service dont la suppression est recherchée, n’est pas, par elle-même, de nature à entacher la décision d’illégalité.

Même en cas d’adoption par voie négociée d’un accord fixant le PSE, l’administration est donc, en application de cette jurisprudence, compétente pour se prononcer sur le caractère éventuellement discriminatoire des catégories professionnelles définies par le plan.

Conséquence sur la compétence judiciaire

Partant de cet état du droit, et après avoir pris soin de rappeler cet arrêt du Conseil d’État qui garantit le droit à un recours juridictionnel effectif devant le juge administratif, la Cour de cassation en déduit que le juge judiciaire ne peut, sans violer le principe de séparation des pouvoirs, apprécier, par voie d’exception, la légalité des mesures figurant dans ce plan, en particulier en l’espèce celles déterminant les catégories professionnelles.

La méthodologie suivie par la Cour garantit, en elle-même, la vérification effective du respect du droit au recours : c’est par une analyse concrète de ce que recouvre le contrôle administratif que la Cour en déduit, négativement, l’incompétence de la juridiction judiciaire.

Cet arrêt décline une application concrète du partage des compétences entre juge administratif et judiciaire induit par le principe de la séparation des pouvoirs, qui ne laissait juridiquement place à aucune alternative dès lors qu’est retenue l’existence d’une contestation d’une catégorie professionnelle prévue par le plan (v. pour une autre application récente, en matière de discrimination syndicale du salarié protégé, Soc. 17 janv. 2024, n° 22-20.778, Dalloz actualité, 29 janv. 2024, obs. S. Norval-Grivet ; D. 2024. 373, chron. S. Ala, M.-P. Lanoue et M.-A. Valéry ).

Ainsi, en pratique, la question de savoir si tel salarié licencié entre effectivement dans une catégorie professionnelle prévue par le PSE (homologué ou validé) relève de la compétence du juge judiciaire ; en revanche, la question de la légalité de la définition, en amont, de cette catégorie professionnelle par le PSE a trait à la légalité du plan, contrôlée par l’administration et, en cas de recours, par le seul juge administratif.

Au demeurant, en dehors de toute considération relative à la séparation des pouvoirs, la jurisprudence administrative consacre, au sein même de l’ordre administratif, une certaine imperméabilité des frontières entre PSE et licenciement : au stade du licenciement individuel, le salarié ne peut utilement se prévaloir, par voie d’exception, de l’illégalité de la décision de validation ou d’homologation d’un PSE au soutien d’un recours dirigé contre une autorisation de licenciement (CE 19 juill. 2017, n° 391849, M. de Roquemaurel, Lebon ; AJDA 2017. 1531 ) ni même remettre en cause le périmètre de reclassement (CE 22 juill. 2021, n° 434362, Nouvelle France Ouest Imprim, Lebon ; AJDA 2021. 2374 ; RDT 2021. 519, obs. S. Norval-Grivet ; 22 juill. 2021, n° 427004, Becheret-Thierry-Senechal-Gorrias, Lebon ; AJDA 2021. 1595 ; RDT 2021. 519, obs. S. Norval-Grivet ), le PSE n’étant pas, du reste, la base légale de la décision d’autorisation du licenciement.

Le sort du recours de la salariée aurait donc été, in fine, similaire devant le juge administratif, si celle-ci avait bénéficié du statut de salarié protégé et contesté devant ce juge une autorisation de licenciement.

Pour autant, cet état du droit semble laisser persister certains questionnements d’ordre pratique.

Au regard du déroulement chronologique des opérations tout d’abord, il est permis de s’interroger sur les moyens concrets dont disposent les salariés, au stade du PSE (et dans le délai de deux mois suivant la notification de la décision de l’administration), d’apprécier l’opportunité d’un recours contre cette décision, puisque tous les salariés finalement licenciés ne savaient pas nécessairement, à ce stade, qu’ils feraient l’objet d’un licenciement. Ainsi que le relevait Sophie-Justine Lieber dans ses conclusions sur la décision du Conseil d’État du 7 février 2018 (CE 7 févr. 2018, n° 403001, préc.), c’est le croisement des catégories professionnelles et des critères d’ordre qui permet d’établir la liste des salariés licenciés.

Ensuite, les lignes de partage entre les questions afférentes à la contestation du plan (relevant du juge administratif), à sa mise en œuvre au stade du licenciement (relevant du juge judiciaire), et aux problématiques propres au licenciement individuel indépendamment même du plan (relevant du juge judiciaire) n’apparaissent pas toujours évidentes.

Y compris lorsqu’est invoquée, comme en l’espèce, une discrimination personnelle, à savoir un licenciement fondé sur un motif discriminatoire tiré de la nationalité, alors que la catégorie professionnelle prévue par le plan avait trait à la langue parlée, et ne se confond donc pas nécessairement avec le motif allégué (C. trav., art. L. 1132-1). 

 

Soc. 12 juin 2024, FS-B, n° 23-12.969

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