L’introuvable faute inexcusable du « skater » sur la route
Selon l’article 3 de la loi Badinter, seule est inexcusable la faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience.
 
                            Ne commet pas une telle faute un jeune homme évoluant sur une planche à roulettes, à très vive allure, dans une rue à forte déclivité, sans avoir arrêté sa progression en bas de cette rue, dans une ville très touristique, au mois d’août, à une heure de forte circulation, en étant démuni de tout système de freinage ou d’équipement de protection et s’étant élancé sans égards pour la signalisation lumineuse présente à l’intersection située au bas de la rue ni pour le flux automobile perpendiculaire à son axe de progression.
Qu’il est difficile d’appréhender la notion de faute inexcusable ! « En théorie, on pressent que cette faute est d’une gravité particulière, ce qui la situe, dans la hiérarchie des fautes, juste en dessous de la faute intentionnelle (car contrairement à elle, elle ne suppose pas la volonté de causer le dommage), mais au-dessus de la faute lourde. En pratique, le problème est que les droits spéciaux qui y ont recours ne s’en font pas la même conception, quand ils n’évoluent pas au fil du temps » (J. Bigot [dir.], Les assurances de dommages, LGDJ, coll. « Traité de droit des assurances », 2017, t. 5, n° 1396).
Par exception, le législateur avait su faire l’effort de définir cette catégorie de faute en matière de transport maritime (B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, Droit des assurances, 3e éd., LGDJ, 2018, p. 496 , n° 512 ; comp. en transport terrestre, R. Bigot, Dixième anniversaire de l’article L. 133-8 du code de commerce : retour sur un contentieux décennal de la faute inexcusable du transporteur de marchandises [à propos de Com. 25 sept. 2019, n° 18-12265, AJ contrat 2019. 549, obs. C. Paulin  ], bjda.fr 2019, n° 66). Depuis abrogé, l’article 40 in fine de la loi n° 66-420 du 18 juin 1966 relative aux contrats d’affrètement et de transport maritime retenait qu’« Est inexcusable la faute délibérée qui implique la conscience de la probabilité du dommage et son acceptation téméraire sans raison valable ». En effet, en assurances maritimes, toutes les fautes de l’assuré ne sont pas assurables. « L’assuré ne peut pas se couvrir contre ses fautes intentionnelles ou inexcusables (C. assur., art. L. 172-13, al. 2, étant précisé que ce texte est impératif). La faute inexcusable n’est pas une faute lourde. C’est une faute de témérité (v. DMF 2002, HS 6, n° 102) ou une infraction à une règle de sécurité (mais, généralement, les polices prévoient directement cette exclusion, v. Civ. 2e, 15 déc. 2005, Rev. Scapel 2006. 21) » (P. Delebecque, Les assurances maritimes, in R. Bigot et A. Cayol [dir.], Le droit des assurances en tableaux, préf. D. Noguéro, Ellipses, 2020, p. 428 s., spéc. p. 494).
], bjda.fr 2019, n° 66). Depuis abrogé, l’article 40 in fine de la loi n° 66-420 du 18 juin 1966 relative aux contrats d’affrètement et de transport maritime retenait qu’« Est inexcusable la faute délibérée qui implique la conscience de la probabilité du dommage et son acceptation téméraire sans raison valable ». En effet, en assurances maritimes, toutes les fautes de l’assuré ne sont pas assurables. « L’assuré ne peut pas se couvrir contre ses fautes intentionnelles ou inexcusables (C. assur., art. L. 172-13, al. 2, étant précisé que ce texte est impératif). La faute inexcusable n’est pas une faute lourde. C’est une faute de témérité (v. DMF 2002, HS 6, n° 102) ou une infraction à une règle de sécurité (mais, généralement, les polices prévoient directement cette exclusion, v. Civ. 2e, 15 déc. 2005, Rev. Scapel 2006. 21) » (P. Delebecque, Les assurances maritimes, in R. Bigot et A. Cayol [dir.], Le droit des assurances en tableaux, préf. D. Noguéro, Ellipses, 2020, p. 428 s., spéc. p. 494).
Dans le domaine de la circulation automobile, la notion de faute inexcusable a été consacrée par la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation. Cette loi dite Badinter a érigé les personnes circulant sur les voies publiques qui ne conduisent pas un véhicule terrestre à moteur (VTM) – autrement dit les passagers, les piétons, les cyclistes, y compris en vélo à assistance électrique (un tel VAE ne relève pas de l’obligation d’assurance des véhicules automoteurs car il n’est pas actionné exclusivement par une force mécanique, R. Bigot et A. Cayol, Pas d’obligation d’assurance des vélos à assistance électrique, ss. CJUE 12 oct. 2023, KBC Verzekeringen NV c/ P&V Verzekeringen CVBA, aff. C-286/22, Dalloz actualité, 9 nov. 2023, obs. R. Bigot et A. Cayol ; D. 2023. 1798  ) et les conducteurs de tous engins non qualifiés de VTM, à l’instar d’un skate-board – parmi les victimes dites privilégiées. Ces victimes non conductrices sont soumises à des règles plus protectrices que les victimes conductrices, lesquelles sont réputées participer de la création du risque automobile (A. Cayol, Responsabilité du fait des accidents de la circulation, in R. Bigot et F. Gasnier [dir.], Encyclopédie Droit de la responsabilité civile, Lexbase, 9 mai 2022 ; R. Bigot et A. Cayol, Le droit de la responsabilité en tableaux, préf. P. Brun, Ellipses, 2022, p. 326). Hormis la recherche volontaire du dommage (autrement dit la tentative de suicide ou de mutilation : loi Badinter, art. 3, al. 2 et 3), seule la faute inexcusable et exclusive peut leur être opposée (art. 3, al. 1er). Par exception au principe de large indemnisation annoncée par la loi Badinter, les piétons, cyclistes ou « skaters » auteurs d’une telle faute ne sont plus indemnisés de leur dommage corporel. Encore faut-il toutefois, pour cela, que la victime ne soit pas âgée de moins de 16 ans ou de plus de 70 ans, ou encore invalide à plus de 80% (seule la recherche volontaire du dommage leur étant opposable).
) et les conducteurs de tous engins non qualifiés de VTM, à l’instar d’un skate-board – parmi les victimes dites privilégiées. Ces victimes non conductrices sont soumises à des règles plus protectrices que les victimes conductrices, lesquelles sont réputées participer de la création du risque automobile (A. Cayol, Responsabilité du fait des accidents de la circulation, in R. Bigot et F. Gasnier [dir.], Encyclopédie Droit de la responsabilité civile, Lexbase, 9 mai 2022 ; R. Bigot et A. Cayol, Le droit de la responsabilité en tableaux, préf. P. Brun, Ellipses, 2022, p. 326). Hormis la recherche volontaire du dommage (autrement dit la tentative de suicide ou de mutilation : loi Badinter, art. 3, al. 2 et 3), seule la faute inexcusable et exclusive peut leur être opposée (art. 3, al. 1er). Par exception au principe de large indemnisation annoncée par la loi Badinter, les piétons, cyclistes ou « skaters » auteurs d’une telle faute ne sont plus indemnisés de leur dommage corporel. Encore faut-il toutefois, pour cela, que la victime ne soit pas âgée de moins de 16 ans ou de plus de 70 ans, ou encore invalide à plus de 80% (seule la recherche volontaire du dommage leur étant opposable).
Dans ce domaine, le législateur n’a pas défini la notion de faute inexcusable, laquelle fait l’objet de vives critiques : la définition, issue du droit du travail, « pour être classique n’en alimente pas moins un abondant contentieux qu’on n’avait nul besoin de transposer en matière d’accidents de la circulation. Au-delà de l’opportunité judiciaire, le reproche que l’on peut faire à la loi de 1985 est d’ordre éthique : elle inverse la finalité de la « faute inexcusable » qui doit être de moraliser le comportement du responsable plus que celui de la victime. […] Appliquer la faute inexcusable à la seule victime, qui en expie bien plus cruellement dans sa chair blessée les conséquences, c’est inverser une mesure de prévention qui ne prend tout son sens qu’à l’égard du responsable » (Y. Lambert-Faivre et L. Leveneur, Droit des assurances, 14e éd., Dalloz, 2017, n° 871). La jurisprudence a donc tenté de contrebalancer cet effet pervers en tarissant le contentieux initié par les assureurs par l’adoption d’une conception très stricte de la faute inexcusable (R. Bigot, L’introuvable faute inexcusable du cycliste, ss. Civ. 2e, 28 mars 2019, n° 18-14.125 et n° 18-15.855 F-P+B, bjda.fr 2019, n° 63; v. aussi : Dalloz actualité, 10 avr. 2019, obs. M. Bary ; D. 2019. 695  ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz
 ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz  ), confirmée par la décision rendue le 21 décembre 2023 par la deuxième chambre civile (n° 22-18.480, D. 2024. 8
), confirmée par la décision rendue le 21 décembre 2023 par la deuxième chambre civile (n° 22-18.480, D. 2024. 8  ) concernant un « skater » ou « skate-boarder » sur la route.
) concernant un « skater » ou « skate-boarder » sur la route.
L’espèce
En l’espèce, un jeune homme âgé de dix-huit ans se déplaçant en planche à roulettes (de l’anglais skate-board, avec le diminutif « skate » employé dans le langage courant par ses utilisateurs), sur une voie de circulation, a été heurté par un véhicule automobile non assuré conduit par une femme. Il est décédé le jour de l’accident, le 21 août 2017. Le contrat d’assurance du véhicule automobile impliqué était résilié depuis le mois de mai 2017.
La grand-mère et le père de la victime, la compagne de ce dernier et le fils de celle-ci assignent la conductrice et le Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (FGAO), en présence de la Caisse primaire d’assurance maladie du Var, en indemnisation de leurs préjudices. Seul le pourvoi formé par la grand-mère est déclaré recevable (les éléments de procédure n’étant pas examinés dans ce commentaire). La cour d’appel la déboute de toutes ses demandes indemnitaires contre le FGAO en réparation du préjudice que lui a causé le décès accidentel de son petit-fils (Aix-en-Provence, 10 févr. 2022, n° 21/03683).
Dans son pourvoi, la grand-mère rappelle « que la faute inexcusable du non conducteur d’un véhicule terrestre à moteur est la faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience ». Elle soutient que la cour d’appel a violé l’article 3 de la loi du 5 juillet 1985 en retenant l’existence d’une telle faute « sans constater que [le skater] avait volontairement méconnu la signalisation lumineuse et traversé le flux automobile perpendiculaire à son axe de progression et non qu’emporté par son élan, il n’avait pas pu stopper sa progression en bas de la [rue] » (pt 13).
La deuxième chambre civile censure la cour d’appel au visa de l’article 3 de la loi du 5 juillet 1985, rappelant qu’ « au sens de ce texte, seule est inexcusable la faute volontaire d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience » (pt 14). Elle relève que « pour dire que [le skater] a commis une faute inexcusable, cause exclusive de l’accident, et exclure le droit à indemnisation de [la grand-mère], l’arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que celui-ci évoluait sur une planche à roulettes, à très vive allure, dans une rue à forte déclivité, sans avoir arrêté sa progression en bas de cette rue, dans une ville très touristique, au mois d’août, à une heure de forte circulation, en étant démuni de tout système de freinage ou d’équipement de protection » (pt 15). La Haute Cour indique que la cour d’appel « ajoute que [le skater] s’est élancé sans égards pour la signalisation lumineuse présente à l’intersection située au bas de la rue ni pour le flux automobile perpendiculaire à son axe de progression » (pt 16). Or, selon la deuxième chambre civile, les éléments relevés ne caractérisaient pas l’existence d’une faute inexcusable (pt 17).
La confirmation d’une définition stricte de la faute inexcusable
Le sort des « skaters » est ainsi aligné sur celui des piétons et des cyclistes. En près de quarante années de mise en œuvre de la loi Badinter, la faute inexcusable n’a été caractérisée pour un cycliste qu’une seule fois. Cette victime d’un accident de la circulation circulait à bicyclette en sens interdit sur un boulevard, en abordant une intersection alors que la signalisation lumineuse au rouge prohibait cette manœuvre et en s’engageant ensuite sur une autre voie à nouveau à contresens (Civ. 2e, 7 juin 1990, n° 89-14.016 P). Ces fautes cumulées, réalisées successivement et délibérément en connaissance de cause par la victime habituée des lieux pour s’épargner un détour, ont permis de caractériser la faute inexcusable du cycliste, car « la prudence la plus élémentaire commandait à [la victime], [si elle] voulait éviter de traverser l’intersection, de mettre pied à terre et d’emprunter les trottoirs » (ibid.). Lors des débats parlementaires de la loi du 5 juillet 1985, le garde des Sceaux avait d’ailleurs envisagé ce cas d’école du cycliste s’engageant dans une voie en sens interdit, la nuit, sans éclairage, et se heurtant à une voiture roulant à droite et normalement éclairée.
Néanmoins, la Cour de cassation s’est ensuite systématiquement refusée à admettre une telle faute inexcusable, même en présence d’une addition de fautes (Civ. 2e, 28 mars 2019, n° 18-14.125 et n° 18-15.855, préc., faute excusable de deux adolescents cyclistes ayant volontairement emprunté, de nuit, la route départementale au lieu de la piste cyclable pour rentrer plus vite, alors qu’ils connaissaient les lieux, qu’ils avaient conscience du danger et qu’ils circulaient sur des vélos dépourvus de tout éclairage ou d’équipement lumineux ou réfléchissant).
La doctrine autorisée approuve grandement cette politique jurisprudentielle à raison de la défectuosité intrinsèque de la loi Badinter, source d’inégalités entre les victimes (S. Hocquet-Berg, Les inégalités entre les victimes, RCA, sept. 2015, n° 14), voire de discriminations (F. Chabas, Le droit des accidents de la circulation après la réforme du 5 juillet 1985, 2e éd., Litec, 1987, n° 161), le constat étant sans appel : « les articles 3 à 6 de la loi du 5 juillet 1985 autorisent le défendeur à se prévaloir de la faute de la victime pour voir supprimer ou réduire le droit à indemnisation de celle-ci. Dans un système fondé sur le droit à indemnisation des victimes, cette exonération pour faute de la victime doit rester exceptionnelle puisqu’elle entraîne la déchéance – totale ou partielle – d’un droit en principe acquis en vertu de la loi. Et, lorsqu’elle est prévue, la privation d’indemnité apparaît, plus encore que dans le droit commun de la responsabilité, comme une véritable peine privée imposée à la victime, ce qui justifie une appréciation restrictive des conditions de sa mise en œuvre » (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les régimes spéciaux et l’assurance de la responsabilité, 4e éd., LGDJ, coll. « Traité de droit civil », 2017, p. 171, n° 134).
En l’absence de définition légale de la « faute inexcusable », une conception large était massivement plaidée par les assureurs – professionnels majeurs du procès (Actes du colloque, L’assureur et le procès, Université du Maine, 27 nov. 2009, Thème 1. L’intégration de l’assureur dans le procès. Présidence, J. Bigot, RGDA 2010, n° 2, p. 535 s ; Thème 2. L’intégration du procès par l’assureur. Présidence, G. Durry, RGDA 2010, n° 3, p. 839 s.) – à la suite de la promulgation de loi Badinter. L’objectif était simple, réduire la charge financière des indemnités versées aux victimes et accroître ainsi les bonis des compagnies. Leurs plans sont contrariés par la Cour de cassation, laquelle contrôle la qualification de la notion qu’elle considère de droit et définit étroitement depuis 1987 (dix arrêts rendus le même jour, Civ. 2e, 20 juill. 1987, nos 86-16.287, 86-11.275, 86-12.680, 86-16.236, 86-15.141, 86-11.582, 86-16.449, 86-16.875, 86-11.037, 86-15.859 P). La solution a été confirmée en 1995 en assemblée plénière (Cass., ass. plén., 10 nov. 1995, n° 94-13.912 P, Larher (Cts) c/ Harscoat (Sté), D. 1995. 633  , rapp. Y. Chartier
, rapp. Y. Chartier  ; RTD civ. 1996. 187, obs. P. Jourdain
 ; RTD civ. 1996. 187, obs. P. Jourdain  ).
).
Les victimes peuvent se réjouir que la Haute Cour ne cède toujours pas à cette pression procédurale et insuffle à la loi du 5 juillet 1985 un esprit qui correspond davantage au titre qui lui a été donné, son objectif étant principalement « l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation ».
© Lefebvre Dalloz