Litige prud’homal : notion de « mêmes fins » pour apprécier la recevabilité d’une demande nouvelle en appel

La demande de dommages-intérêts formée devant la cour d’appel par le salarié aux fins d’indemnisation des conséquences de son licenciement en raison d’une inaptitude consécutive à un accident du travail ou une maladie professionnelle tend aux mêmes fins que celle, soumise aux premiers juges, qui vise à obtenir le paiement des indemnités légales propres à la rupture du contrat par l’employeur à raison de son inaptitude au poste ; de sorte que la demande d’indemnité spéciale de licenciement présentée en cause d’appel est recevable.

Depuis 2016, l’abolition de l’unicité de l’instance dans les litiges prud’homaux, consacrée par le décret n° 2016-660 du 20 mai 2016, a profondément remodelé la procédure prud’homale, alignant les litiges individuels du travail sur les règles de procédure civile de droit commun.

L’appel en mtière prud’homale est ainsi soumis aux dispositions du droit commun relatives à la formulation de nouvelles prétentions, telles qu’énoncées dans les articles 564 et suivants du code de procédure civile qui apportent une série de limitations à la recevabilité des demandes nouvelles présentées devant la cour d’appel.

À peine d’irrecevabilité relevée d’office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions, si ce n’est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l’intervention d’un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d’un fait (C. pr. civ., art. 564).

Toutefois, lorsqu’elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, les demandes ne sont pas considérées comme nouvelles, même si leur fondement juridique est différent (C. pr. civ., art. 565).

Tout l’enjeu pour une partie au litige, afin d’éviter que sa prétention ne soit jugée irrecevable, est donc, sur ce dernier fondement, d’établir qu’une demande non formulée devant les juges de première instance ne constitue pas une demande nouvelle en ce qu’elle tend aux mêmes fins que la demande initiale.

Comment s’apprécie la notion de « mêmes fins » pour déterminer la recevabilité d’une demande nouvelle dans le cadre d’un litige prud’homal ?

Dans la continuité de sa jurisprudence antérieure, la chambre sociale de la Cour de cassation précise que les demandes visant, en première instance, à obtenir le paiement des indemnités légales propres à la rupture du contrat pour inaptitude et, en appel, à obtenir le paiement de l’indemnité spéciale de ce même licenciement, répondent à un même objectif : l’indemnisation des conséquences du licenciement.

Dans ces conditions, la demande de paiement de l’indemnité spéciale de licenciement présentée pour la première fois en cause d’appel est recevable, en application de l’article 565 du code de procédure civile.

Au cas d’espèce, un salarié a été licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement. Il saisit alors le Conseil de prud’hommes de Villefranche-sur-Saône de demandes tendant à faire dire son licenciement sans cause réelle et sérieuse en raison du manquement de l’employeur à son obligation de reclassement et ainsi obtenir la condamnation de la société à lui payer diverses sommes.

Succombant en première instance, l’employeur interjette appel du jugement. Il soulève, dans le cadre de ses conclusions d’appelants, l’irrecevabilité d’une demande émise dans les conclusions d’intimé tendant au paiement de l’indemnité spéciale pour violation de l’article L. 1226-10 du code du travail au motif qu’elle constitue une demande nouvelle en cause d’appel.

Le salarié réplique que l’indemnité spéciale de licenciement est l’accessoire de la prétention initiale soumise au premier juge au titre du licenciement abusif.

La cour d’appel valide le moyen de l’employeur et retient, en particulier, que « la demande en paiement de l’indemnité spéciale attachée à la qualification de licenciement pour inaptitude professionnelle, laquelle n’était pas revendiquée en première instance, constitue une prétention nouvelle en appel qui ne tend pas aux mêmes fins que celles soumises aux premiers juges qui consistaient en une demande de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse pour non-respect de l’obligation de reclassement, et elle en est ni la conséquence, ni le complément nécessaire ».

La Cour de cassation, dans sa décision du 13 mars 2024, casse partiellement l’arrêt d’appel. Elle énonce aux visas des articles 564 et 566 du code de procédure civile qu’« en statuant ainsi, alors que la demande de dommages-intérêts formée devant la cour d’appel par le salarié aux fins d’indemnisation des conséquences de son licenciement en raison d’une inaptitude consécutive à un accident du travail ou une maladie professionnelle tend aux mêmes fins que celle, soumise aux premiers juges, qui visait à obtenir le paiement des indemnités légales propres à la rupture du contrat par l’employeur à raison de son inaptitude au poste, de sorte que la demande d’indemnité spéciale de licenciement était recevable, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

Ainsi, la Cour de cassation retient une identité de fins entre la demande de dommages-intérêts formée au titre du licenciement et les demandes d’indemnisation, soumises au premier degré de juridiction, liées au caractère injustifié du licenciement et au manquement de l’employeur à l’obligation d’exécution loyale du contrat de travail, le but poursuivi étant le même, à savoir l’indemnisation liée à la rupture du contrat pour inaptitude.

La décision commentée s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence antérieure, et apporte des précisions sur l’appréciation de la notion de « mêmes fins » pour déterminer la recevabilité d’une demande nouvelle dans un litige prud’homal.

Rappel du droit positif : irrecevabilité des demandes nouvelles en appel

Le principe (C. pr. civ., art. 564) – interdiction des demandes nouvelles en cause d’appel : sauf exceptions, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions. Les parties sont tenues de concentrer leurs demandes dès la saisine du conseil de prud’hommes.

Avant de rejeter une prétention formulée pour la première fois en cause d’appel, la cour doit examiner, sil elle y est invitée par une partie ou d’office, sa recevabilité au regard des articles 564 à 567 du code de procédure civile (Civ. 2e, 17 sept. 2020, n° 19-17.449, D. 2020. 1842 ).

Toute prétention présentée pour la première fois en cause d’appel ne constitue pas une demande nouvelle au sens de l’article 564 du code de procédure civile.

Bien que la définition expresse d’une prétention nouvelle n’ait pas été fixée par les textes, ni même par la jurisprudence, les dispositions du code de procédure civile offrent des repères permettant aux parties de distinguer ce qui ne constitue pas une demande nouvelle (i) de ce qui, par exception, constitue une demande nouvelle recevable (ii). En toute hypothèse, cette notion de prétention nouvelle s’apprécie au regard des demandes formulées en première instance.

À ce titre, il résulte de l’application combinée des articles 564, 566 et 557 du code de procédure civile que sont recevables, bien que constituant des prétentions nouvelles :

  • les demandes tendant à opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l’intervention d’un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d’un fait ;
  • les demandes qui sont l’accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire d’une demande initiale ;
  • et les demandes reconventionnelles.

A contrario, aux termes de l’article 565 du code de procédure civile, les prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu’elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge même si leur fondement juridique est différent.

Ainsi, contrairement à la demande accessoire, qui elle représente une exception au principe d’irrecevabilité des demandes nouvelles, l’essence de l’argumentation réside dans le fait qu’une prétention ayant pour objectif la même finalité que la demande initialement présentée devant les juges du fond est étroitement liée à celle-ci, et donc ne peut être considérée comme une demande nouvelle.

Pour illustrer cette distinction, reprenons le cas d’espèce : pour motiver sa demande le salarié soutenait, à tort, que l’indemnité spéciale de licenciement était l’accessoire de la prétention initiale soumise au premier juge au titre du licenciement sans cause réelle et sérieuse.

En effet, la demande de paiement de l’indemnité spéciale attachée à la qualification de licenciement pour inaptitude professionnelle n’était ni la conséquence ni le complément nécessaire de la demande initiale de dommages-intérêts pour manquement de l’employeur à son obligation de reclassement entrainant l’absence de cause réelle et sérieuse du licenciement.

En revanche, la Cour de cassation retient d’office que la demande de paiement de l’indemnité spéciale de licenciement tend aux mêmes fins que la demande initiale.

En présence d’une demande présentée pour la première fois en cause d’appel, il est donc nécessaire de procéder par étape, en déterminant, dans un premier temps, si la demande formulée vise les mêmes fins que la demande initiale de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse pour non-respect de l’obligation de reclassement.

Et ensuite, dans l’hypothèse où la demande est nouvelle, il convient d’examiner si elle entre dans les exceptions prévues par les textes.

Reste à établir comment s’apprécie la notion de « mêmes fins ».

Appréciation de la notion de « mêmes fins » pour déterminer la recevabilité d’une demande formulée pour la première fois en cause d’appel

La qualification des demandes en appel revêt une importance capitale, car elle détermine leur recevabilité. L’enjeu crucial réside dans la recevabilité de ces demandes, dans la mesure où la nouveauté de la demande peut constituer une fin de non-recevoir soulevée par la partie adverse, et ainsi déterminer l’issue du litige avant tout débat sur le fond.

Il serait donc possible de s’accorder sur un critère minimum de l’identité de fins comme résultant de l’absence de contradiction entre les demandes de première instance et en cause d’appel (v. R. Laffly, Être ou ne pas être une demande nouvelle en cause d’appel, Dalloz actualité, 23 sept. 2022).

La Cour de cassation, notamment en matière prud’homale, a précisé cette notion, en considérant qu’une demande en nullité du licenciement ne constituait pas une demande nouvelle irrecevable en appel si la demande initiale portait sur l’indemnisation d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. Les hauts magistrats retiennent que les deux demandes visaient à obtenir l’indemnisation des conséquences d’un même licenciement, et étaient donc considérées comme tendant aux mêmes fins (Soc. 1er déc. 2021, n° 20-13.339 P, Dalloz actualité, 4 janv. 2022, obs. C. Couëdel ; D. 2021. 2238  ; RDT 2022. 55, obs. F. Guiomard  ; RTD civ. 2022. 204, obs. N. Cayrol ).

Dans le cas d’espèce, pour retenir que la demande de paiement de l’indemnité spéciale de licenciement tend aux mêmes fins que la demande initiale, la Cour de cassation se reporte au même objectif global de réparation du préjudice subi par le salarié. Il apparaît ainsi que l’identité de fins des demandes s’apprécie sous l’angle du résultat attendu qui doit rester identique entre la première instance et l’appel.

Dans cette perspective, l’appréciation de la Cour de cassation, des « mêmes fins » pour déterminer la recevabilité d’une demande formulée pour la première fois en cause d’appel semble extensive dans la mesure où elle considère que la seule recherche d’une réparation indemnitaire constitue une « même fin » permettant d’accueillir à la fois des demandes de dommages-intérêts pour manquement de l’employeur à son obligation de reclassement et la demande de paiement de l’indemnité spéciale de licenciement pour inaptitude d’origine professionnelle.

Comme soulevée par différents auteurs, cette position de la chambre sociale de la Cour de cassation ne s’oppose pas à ce que les parties invoquent successivement différents fondements juridiques, du moment qu’une fin indemnitaire est poursuivie (v. en ce sens, F. Guiomard, préc.).

 

Soc. 13 mars 2024, FS-B, n° 21-25.827

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