Location financière et contrepartie illusoire ou dérisoire
Dans un arrêt rendu le 23 octobre 2024, la chambre commerciale mobilise la règle de l’article 1169 du code civil pour rejeter un pourvoi dirigé contre un arrêt ayant annulé un contrat de location-financière au motif que le dirigeant, colocataire d’un véhicule à usage professionnel, n’avait aucune contrepartie personnelle à son engagement de location.
Des arrêts récents ont pu montrer à quel point la théorie générale du contrat peut avoir son utilité dans des affaires fortement connotées de droit spécial (v. par ex., en matière de voyages à forfait, Civ. 1re, 25 sept. 2024, n° 23-10.560 FS-B, Dalloz actualité, 2 oct. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 1668
; JT 2024, n° 279, p. 10, obs. X. Delpech
; en matière de contrat de service de communications, Civ. 1re, 13 mars 2024, n° 22-12.345 FS-B, Dalloz actualité, 22 mars 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 541
; RTD civ. 2024. 382, obs. H. Barbier
). Ces décisions témoignent du lien inexorable entre droit commun et droit spécial dont la mise en mouvement reste parfois bien délicate. Ce constat s’illustre également dans le contexte des locations financières lesquelles ont pu engendrer des arrêts importants en matière de caducité des ensembles contractuels interdépendants (Com. 10 janv. 2024, n° 22-20.466 FS-B+R, Dalloz actualité, 16 janv. 2024, obs. C. Hélaine ; D. 2024. 342
, note G. Chantepie
; ibid. 275, obs. R. Boffa et M. Mekki
; ibid. 1154, chron. C. Bellino, T. Boutié et C. Lefeuvre
; ibid. 1877, obs. D. R. Martin et H. Synvet
; RTD civ. 2024. 100, obs. H. Barbier
; RTD com. 2024. 147, obs. D. Legeais
). La décision rendue par la chambre commerciale de la Cour de cassation, le 23 octobre 2024, explore cette même idée à travers l’article 1169 du code civil et la nullité des contrats onéreux dont la contrepartie est illusoire ou dérisoire (v. dernièrement, l’étude suivante, K. Moya, La contrepartie, RTD. civ. 2023. 269
).
Les faits débutent autour d’un contrat de location conclu le 8 décembre 2017 entre deux sociétés. La société preneuse dispose, par ailleurs, d’un codébiteur solidaire, à savoir le président de ladite société. Le contrat de location avec option d’achat concerne une voiture d’une célèbre marque américaine d’une valeur de 124 500 €. Il était stipulé entre les parties que le bien loué ne pouvait être utilisé qu’à des fins professionnelles. Toutefois, les loyers ne sont plus réglés et la société bailleresse décide de résilier le contrat. Le véhicule est restitué tandis que la société débitrice est placée en liquidation judiciaire. Le président, colocataire solidaire, est assigné en paiement d’une somme restant due au jour de l’acte introductif d’instance. Pour refuser de régler la dette, ce dernier avance que le contrat est nul sur le fondement de l’article 1169 du code civil pour défaut de contrepartie. La cour d’appel saisie du dossier rejette la demande de la société crédit-bailleresse. Les juges du fond considèrent, en effet, que le contrat est nul à l’égard du dirigeant dans la mesure où ce dernier ne retirait aucune contrepartie personnelle à l’engagement de location ainsi souscrit.
La société propriétaire du véhicule décide de se pourvoir en cassation. Elle conteste cette lecture et avance que les parties pouvaient limiter l’usage du véhicule à titre professionnel sans que le contrat puisse être vidé de sa contrepartie à l’égard du colocataire solidaire. Cette argumentation ne sera pas suivie par la chambre commerciale qui rejette le pourvoi dans son arrêt rendu le 23 octobre 2024, lequel est promis aux honneurs d’une publication au Bulletin.
Expliquons pourquoi cette décision suscite un intérêt certain.
Du périmètre à géométrie variable de la contrepartie
En l’état du contrat signé le 8 décembre 2017, la location était à la fois conclue avec la société elle-même et avec le dirigeant de celle-ci. Une société ne pouvant pas conduire de voiture, c’est bien évidemment seulement une personne physique qui pouvait profiter de ce véhicule. Mais les termes du contrat étaient clairs et l’usage de la voiture était réservée à la seule sphère professionnelle. La chambre commerciale commence donc par rappeler que cette interprétation opérée par la cour d’appel du contenu contractuel ne pouvait relever que de « son pouvoir souverain d’interprétation » (pt n° 5). L’interprétation d’un contrat, acte juridique par excellence, est en effet intimement liée à l’appréciation souveraine des juges du fond, la Cour de cassation ne faisant que de contrôler une éventuelle dénaturation (F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil - Les obligations, 13e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, p. 706, n° 605 et p. 719 s., nos 616 s.).
Toutefois, il existe une forte asymétrie entre les débiteurs en raison de cette stipulation. Si la société dispose bien d’une contrepartie pour l’usage du véhicule à titre professionnel, il n’en est pas de même pour le dirigeant. En somme, le contrat peut disposer d’une contrepartie suffisante pour la société sans que ce soit nécessairement le cas pour le codébiteur solidaire. La situation reste plutôt logique puisqu’on peut se demander quel est l’intérêt pour le dirigeant d’avoir intégré la sphère contractuelle alors qu’il aurait tout à fait pu conduire et utiliser le véhicule sans être partie au contrat. L’arrêt invite donc à replacer une certaine rigueur dans l’adjonction d’un codébiteur solidaire qui n’a finalement pas d’autre intérêt que de servir de substitut de paiement en cas de défaillance de la société.
Pour qu’une telle garantie puisse être prévue sans heurt, et que la solidarité joue alors un rôle de levier de sécurité, le codébiteur solidaire doit pouvoir disposer d’une contrepartie « personnelle » (pt n° 5, in fine). Le recentrage de la question autour du contenu contractuel est ainsi fort utile dans cet arrêt du 23 octobre 2024. Le moyen formulé par la société créancière, demanderesse à la cassation, est purement et simplement non fondé dans ce contexte. Reste à se demander quel lien entretient l’arrêt avec la notion de codébiteur solidaire non intéressé à la dette de l’article 1318 du code civil laquelle présente un rapport très particulier avec la contrepartie (v. l’étude suivante, D. R. Martin, L’engagement de codébiteur solidaire adjoint, RTD civ. 199. 49, spéc. II, 2
).
Autant dire qu’il existe ici une difficulté autour de l’ingénierie contractuelle mise en œuvre au moment de l’échange des consentements.
Codébiteur solidaire ou caution solidaire ?
Peu de décisions publiées au Bulletin peuvent se targuer d’être rendues sur le fondement de l’article 1169 nouveau du code civil. En l’état, le problème de ce contrat repose sur une technique contractuelle qui aurait sans doute dû être peaufinée. Le but probablement recherché était d’assurer au créancier non pas un mais deux débiteurs et de pouvoir ainsi maximiser son gage qui portait alors à la fois sur le patrimoine de la société débitrice et sur celui du dirigeant de celle-ci. La nullité du contrat réduit à néant l’utilité de cette recherche de sécurisation comme nous venons de le voir.
En l’état, convenir d’un cautionnement garantissant l’engagement de location aurait sans doute été préférable. Il n’existe, en effet, pas la même difficulté quand la société est débitrice principale et que son dirigeant s’engage en tant que caution personnelle. L’arrêt du 23 octobre 2024 ne vient pas, pour autant, discréditer la technique de l’adjonction d’un codébiteur solidaire en tant que garantie personnelle efficace. Il ne fait que pointer les difficultés du recours à une telle ingénierie contractuelle quand le codébiteur ne trouve aucune contrepartie personnelle à l’opération. La nuance est délicate mais reste importante pour choisir la meilleure opération au stade de la formation du contrat. Sans quoi, les parties s’engagent sur une voie dangereuse où la nullité pourra être alors avancée au stade d’un éventuel litige surtout quand « l’objectif recherché (est) d’éluder frauduleusement une protection d’ordre public » (P. Delebecque et P. Simler, Droit des sûretés et de la publicité foncière, 8e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2023, p. 413, n° 353, nous soulignons)
Subsistent, en effet, des hypothèses que l’arrêt ne permet pas de vérifier. Le créancier a-t-il, en choisissant l’adjonction d’un codébiteur solidaire, voulu éviter les règles du droit des sûretés et notamment celles du cautionnement ? Cette question reste entière dans l’affaire étudiée mais dispose, en pratique, d’un véritable écho en cas de nullité de l’engagement d’un des débiteurs. Quand le créancier a opté pour ce schéma à dessein, celui-ci se trouve doublement sanctionné par sa volonté d’évitement des règles protectrices de la caution. D’une part, il ne dispose plus que d’un débiteur, insolvable qui plus est. D’autre part, n’ayant pas préféré un cautionnement, sa créance chirographaire risque définitivement de ne pas être honorée.
Voici donc un arrêt intéressant à plus d’un titre tant en droit des contrats qu’en droit des sûretés. La pratique en sera avertie : prudence est mère de sûreté sur le choix des techniques contractuelles déployées au stade de la rencontre des volontés.
Com. 23 oct. 2024, F-B, n° 23-11.749
© Lefebvre Dalloz