L’office du juge reprécisé en matière de discrimination

Il appartient au juge de rechercher si l’employeur rapporte la preuve que les agissements discriminatoires invoqués par le salarié sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination quand bien même le salarié ne qualifierait pas expressément de discriminatoires les mesures dont il aurait été victime.

Le rôle du juge en matière de discrimination tient une place singulière au sein du code du travail, que vient borner l’article L. 1134-1. Le juge du fond apprécie en effet souverainement l’opportunité de recourir à des mesures d’instruction portant aussi bien sur les éléments présentés par le salarié et laissant supposer l’existence d’une discrimination que ceux apportés par l’employeur pour prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination (Soc. 4 févr. 2009, n° 07-42.697, D. 2009. 634, obs. S. Maillard ; Dr. soc. 2009. 612, obs. C. Radé ; RJS 3/2009, n° 314 ; JCP S 2009. 1173, obs. A. Bugada). Au-delà de cette faculté, il a encore été jugé que lorsque l’employeur justifie une absence de promotion, présumée discriminatoire, par des critères objectifs de compétence, il appartient au juge de vérifier si, en application de ces critères et des évaluations antérieures des candidats à la promotion, le salarié, qui invoque une discrimination à son encontre, aurait ou non dû être promu (Soc. 24 sept. 2014, n° 13-10.233 P, JCP S 2014. 1476, obs. Guyot). Mais qu’en est-il lorsque le salarié ne qualifie pas expressément la mesure discriminatoire tout en reprochant à son employeur un comportement pouvant factuellement s’analyser comme tel ? Tel était en substance la question à laquelle la chambre sociale de la Cour de cassation a été amenée à répondre dans son dernier arrêt du 14 novembre 2024.

En l’espèce, un salarié agent de sécurité avait pris acte de la rupture de son contrat de travail le 11 février 2020 et a saisi la juridiction prud’homale, le 30 avril 2020, aux fins de juger que la rupture du contrat de travail produisait les effets d’un licenciement nul et condamner l’employeur à lui verser diverses sommes au titre des conséquences de cette rupture.

Les juges du fond reconnurent à la prise d’acte les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, sans toutefois reconnaître les conséquences indemnitaires inhérentes à la discrimination que le salarié soutenait avoir subi. L’intéressé forma consécutivement un pourvoi en cassation. La chambre sociale de la Cour de cassation va, au visa des articles L. 1132-1, dans sa rédaction issue de la loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019, L. 1132-4 et L. 1134-1 du code du travail et l’article 1er, alinéa 3, de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008, dans sa rédaction issue de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017, casser l’arrêt d’appel quant au raisonnement tenu sur la question de la discrimination.

Un cadre probatoire rappelé

L’article L. 1132-1 du code du travail dispose qu’aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, telle que définie à l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, notamment en matière de rémunération, au sens de l’article L. 3221-3, de mesures d’intéressement ou de distribution d’actions, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat, en raison notamment de son origine, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race.

Dans le même temps l’alinéa 3 de l’article 1er de la loi du 27 mai 2008 précise que la discrimination inclut tout agissement lié à l’un des motifs mentionnés au premier alinéa subi par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant.

Partant de ces articles, la chambre sociale va ensuite rappeler le cadre probatoire y afférent tel que défini par l’article L. 1134-1 du code du travail, qui prévoit que lorsque le salarié présente plusieurs éléments de fait constituant selon lui une discrimination directe ou indirecte, il appartient au juge d’apprécier si ces éléments pris dans leur ensemble laissent supposer l’existence d’une telle discrimination et, dans l’affirmative, il incombe à l’employeur de prouver que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

L’office du juge en matière de discrimination reprécisé

Or il se trouve qu’en l’espèce, les juges du fond avaient rejeté la demande du salarié tendant à dire que sa prise d’acte produit les effets d’un licenciement nul et sa demande de dommages-intérêts subséquente en ancrant leur raisonnement sur le fait qu’il ne faisait mention d’aucune mesure discriminatoire dont il aurait été victime.

La cour d’appel avait pourtant constaté que le salarié avait écrit à son employeur pour se plaindre de propos racistes à son endroit tenus depuis des mois par ses supérieurs hiérarchiques sur son lieu de travail, soutenait que l’un d’entre eux saluait tout le monde sauf lui et se plaignait d’avoir été convoqué par le coordinateur et le chef de secteur pour se voir reprocher une relation amoureuse avec une autre salariée.

Aux yeux de la chambre sociale, ces éléments se devaient d’être considérés comme des éléments de fait relatifs à des agissements discriminatoires au sens de l’article 1er, alinéa 3, de la loi susvisée du 27 mai 2008, en raison de son origine.

Partant, pour les Hauts magistrats, il appartenait dès lors au juge de rechercher si l’employeur prouvait que les agissements discriminatoires invoqués étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Cette solution vient ainsi apporter une précision importante sur ce qui est attendu du juge lorsque lui sont présentés des faits susceptibles de constituer une discrimination. Elle ne surprend toutefois qu’assez peu et s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence esquissée précédemment et encore récemment rappelée, notamment au travers d’un arrêt du 15 mai dernier à l’occasion duquel elle avait pu rappeler le rôle que doit tenir le juge saisi d’une action au titre de la discrimination en raison du handicap (Soc. 15 mai 2024, n° 22-11.652 B, Dalloz actualité, 24 mai 2024, obs. L. Malfettes ; D. 2024. 921 ; RJS 7/2024, n° 407 ; SSL 2024, n° 2100, p. 9, obs. B. Guillon).

La solution ne présente pas d’aspérité, particulièrement face à une interprétation littérale du texte de l’article L. 1134-1, qui précise seulement que « le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte ». Dès lors que de tels faits arrivent dans le débat judiciaire, il incombe au juge – non plus – de rechercher si le salarié a bien qualifié ces faits de discriminatoires, mais directement de trancher quant au fait qu’ils soient de nature à laisser supposer l’existence d’une discrimination. Vient ensuite pour le magistrat le devoir de vérifier si l’employeur a, à son tour, pu apporter les éléments de nature à prouver que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

La chambre sociale prend ainsi le parti de s’affranchir d’une dérive procéduraliste en refusant de consacrer la nécessité d’un effort de qualification excessif par le salarié, pour lui préférer une approche plus pragmatique. L’on notera en tout état de cause que le salarié devra a minima préciser à quel titre il sollicite les indemnités correspondant à un licenciement nul et ipso facto indiquer qu’il est question d’un manquement aux règles inhérentes à la non-discrimination.

 

Soc. 14 nov. 2024, F-B, n° 23-17.917

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