Loi applicable en matière délictuelle : la localisation du préjudice financier

Par l’arrêt rendu le 1er octobre 2025, la chambre commerciale exprime sa faveur pour la désignation de la loi de la victime afin de régir les actions en responsabilité délictuelle en matière d’investissements financiers. Si une telle position est opportune, en ce qu’elle permet une lutte efficace contre les comportements illicites, elle n’en est pas moins contraire à la jurisprudence de la Cour de justice sous l’égide de laquelle la Cour de cassation place pourtant sa décision.

La localisation des préjudices financiers est une question aussi essentielle que délicate en droit international privé de l’Union européenne. Essentielle car d’elle dépend la détermination tant de la juridiction compétente que de la loi applicable en cas d’action en responsabilité extracontractuelle. Depuis l’arrêt Mines de potasse (CJCE 30 nov. 1976, aff. 21/76), on sait en effet qu’en la matière, la victime demanderesse peut saisir, au choix, « le tribunal soit du lieu où le dommage est survenu, soit du lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage » (dispositif) et qu’elle choisit le plus souvent de plaider devant le premier car il correspond en général à celui de son domicile. Par ailleurs, le règlement Rome II (Règl. [CE] n° 864/2007 du Parl. UE et du Conseil du 11 juill. 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles) a choisi le même critère du lieu de survenance du dommage pour déterminer la loi applicable aux obligations non-contractuelles, « sauf dispositions contraires » (art. 4.1). Délicate ensuite car, si en tant que dommages patrimoniaux par excellence, les préjudices financiers semblent évidemment localisés au lieu du patrimoine de la victime, c’est-à-dire à son domicile, une telle localisation se heurte à l’hostilité affichée de la Cour de justice pour le forum actoris.

C’est dans ce cadre que la chambre commerciale a statué le 1er octobre 2025 à propos d’investissements spéculatifs opérés auprès de sociétés de placement frauduleuses. D’arrêts en arrêts, qu’ils émanent de la Cour de justice ou de la Cour de cassation, les faits saillants sont toujours les mêmes dans ce type d’affaires : un investisseur malheureux tente d’obtenir indemnisation au titre des sommes perdues en bourse ou détournées et, à cette fin, cherche à engager la responsabilité des intermédiaires financiers, souvent pour manquement à leur obligation d’information. En l’espèce, le demandeur invoquait un manquement à leur devoir de vigilance qu’auraient commis les deux prestataires de services de paiement, la société Worldpay de droit anglais et la société Seroph de droit néerlandais : la première avait reçu, sur un compte qu’elle avait ouvert auprès d’un établissement bancaire français, les sommes que le demandeur souhaitait investir, sommes mises à disposition de la seconde (pour une relation précise des faits litigieux, v. S. Cacioppo, Investissements atypiques : anomalies apparentes et liste noire de l’AMF, à paraître au Dalloz actualité). Il importe de souligner qu’il avait été convaincu de procéder à de tels investissements après avoir été démarché en France par les sociétés de placement.

L’objectif du demandeur est alors de convaincre les juges de ce qu’il a subi son préjudice financier en France afin de pouvoir y plaider et de se voir appliquer le droit français. C’est autour de ce second point que la discussion s’est nouée. Toutefois, comme le souligne sans surprise la chambre commerciale, c’est en s’inspirant de la jurisprudence de la Cour de justice rendue en matière de conflit de juridictions qu’il convient de déterminer la localisation du préjudice subi car ce critère commande également la désignation de la loi applicable. Telle est en effet la consigne d’interprétation énoncée au considérant n° 7 de l’exposé des motifs du règlement Rome II qui précise que « le champ d’application matériel et les dispositions de ce règlement devraient être cohérents par rapport au règlement […] (Bruxelles I) », devenu Bruxelles I bis sans changement sur ce point (pt n° 11). Cet aspect de l’arrêt ne soulève pas de difficulté.

La Cour de cassation rappelle alors les principes de solution posés par la Cour de justice en matière de conflit de juridictions pour déterminer le « lieu de matérialisation d’un préjudice purement financier » (pt n° 12). La défaveur de cette dernière à l’égard du for du demandeur a en ce domaine pris une forme originale : pour que celui-ci soit reconnu compétent, il faut que le dommage soit directement subi sur le compte bancaire de la victime et pour que tel soit le cas, la Cour de justice décide que le fait que ledit compte bancaire soit ouvert dans « une banque établie dans le ressort [des] juridictions » du domicile du demandeur ne suffit pas. Cette localisation doit être confortée par « d’autres circonstances particulières », ce que le pourvoi ne manque pas de souligner, particulièrement dans la troisième branche du moyen. Comme le relève la chambre commerciale, cette position de la Cour de justice est issue, d’une part, de l’arrêt Universal Music du 16 juin 2016 (CJUE 16 juin 2016, aff. C-12/15, pts 37 et 39, Dalloz actualité, 6 juill. 2016, obs. F. Mélin ; D. 2016. 2156 , note O. Boskovic ; ibid. 2025, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; RTD com. 2017. 233, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ; RTD eur. 2016. 805, obs. E. Guinchard ) et, d’autre part, de l’arrêt Löber du 12 septembre 2018 (CJUE 12 sept. 2018, aff. C-304/17, pts 29 et 30, Dalloz actualité, 2 oct. 2018, obs. F. Mélin ; CJUE 12 sept. 2018, n° C-304/17, D. 2018. 1761 ; ibid. 2019. 1016, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1956, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux ; Rev. crit. DIP 2019. 135, note H. Muir Watt ; RTD com. 2019. 255, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ; JDI oct. 2019, chron. 9, n° 7, obs. L. d’Avout ; ibid. avr. 2019. 15, obs. C. Kleiner ; contra auparavant, CJUE 28 janv. 2015, Harald Kolassa c/ Barclays Bank plc, aff. C-375/13, pt n° 55, pour qui la domiciliation du compte bancaire débité dans le ressort des juridictions du demandeur suffisait à fonder la compétence de celles-ci, Dalloz actualité, 19 févr. 2015, obs. F. Mélin ; D. 2015. 770 , note L. d’Avout ; ibid. 1056, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; ibid. 2031, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Rev. crit. DIP 2015. 921, note O. Boskovic ; RTD eur. 2015. 374, obs. E. Guinchard ; Europe 2015. Comm. 133, obs. L. Idot ; Procédures 2015. Comm. 79, obs. C. Nourissat).

Partant, en l’espèce, toute la discussion s’est concentrée sur la détermination de ces « autres circonstances particulières », tant nécessaires pour corroborer la compétence des juridictions et de la loi de la victime, et que la Cour de justice se refuse obstinément à déterminer avec précision (ce qui est typique du caractère casuistique de sa jurisprudence, L. Coutron, Style des arrêts de la Cour de justice et normativité de la jurisprudence communautaire, RTD eur. 2009. 643 ). À cet égard, il est intéressant de considérer non seulement la circonstance retenue par la chambre commerciale mais également et d’abord celle qu’elle a écartée.

C’est en effet celle que la Cour de cassation ne retiendra pas en définitive que la cour d’appel avait jugée déterminante, à savoir la localisation en France du compte bancaire sur lequel « ont été transférés » les fonds à la demande de l’investisseur, jugeant que « la disparition des fonds [avait] eu lieu sur ce dernier compte » (pt n° 13). Autrement dit, c’est la localisation du compte sur lequel les fonds ont été déposés par la victime, pour être par la suite investis, qui correspondait, selon les juges du fond, au lieu de matérialisation du dommage. Reproche leur en a alors été fait par le pourvoi qui souligne que « les sommes ont simplement transité » sur ce compte (1re branche) ce qui ne saurait donc être un critère significatif de localisation. La position de la cour d’appel pouvait néanmoins se réclamer de l’arrêt Löber précité (CJUE 12 sept. 2018, aff. C-304/17, préc.) qui avait bien retenu comme déterminant le fait que « tous les paiements relatifs à l’opération d’investissement (…) [avaient] été effectués à partir de comptes bancaires autrichiens, à savoir le compte bancaire personnel de Mme Löber et les comptes de règlement spécialement destinés à l’exécution de cette opération » (pt n° 32). Mais une différence essentielle oppose sur ce point l’arrêt de la Cour de justice et celui de la cour d’appel : la première, contrairement à la seconde, n’appelle pas à s’appuyer sur cette seule circonstance « particulière » pour fonder la compétence des juridictions du domicile du demandeur ; à l’inverse, elle en a indiqué pas moins de cinq dans sa décision (pts nos 31 s.).

Et, en effet, il semble très inopportun d’ériger la domiciliation du compte sur lequel les fonds investis ont été transférés en circonstance déterminante de la localisation du préjudice car il suffirait alors aux intermédiaires financiers de faire déposer les sommes investies sur un compte auprès d’une banque établie dans un autre État membre que celui des investisseurs – le leur, par exemple… – pour échapper tant aux juridictions qu’à la loi de leurs victimes (ainsi, Civ. 1re, 14 févr. 2024, n° 22-22.909, inédit, en l’espèce, la 1re chambre civile a approuvé les juges du fond d’avoir rejeté la compétence des juridictions françaises au motif « que le dommage s’était matérialisé sur le compte ouvert dans les livres de la banque hongroise » sur lequel les fonds avaient été virés, D. 2024. 1735, obs. L. d’Avout, S. Bollée, E. Farnoux et A. Gridel ; Rev. crit. DIP 2024. 724, note E. Farnoux ).

C’est pourquoi, on ne peut qu’approuver la chambre commerciale d’avoir, tout en rejetant le pourvoi, retenu une autre circonstance comme déterminante de la localisation du préjudice financier : le fait que les « virements avaient été ordonnés pour réaliser des investissements à la suite d’un démarchage dont [le demandeur] avait fait l’objet en France » (pt n° 14). On comprend néanmoins qu’à l’instar de la cour d’appel, elle s’appuie sur cette seule circonstance « particulière » pour retenir que le dommage s’est matérialisé en France. Les deux autres qu’elle mentionne sont en effet insuffisantes à le justifier : conformément à la jurisprudence précitée de la Cour de justice, la domiciliation de la victime en France et celle, identique, du compte « à partir duquel [les] virements avaient été ordonnés » sont précisément celles qu’il faut conforter par « d’autres circonstances particulières » pour fonder la compétence des juridictions du domicile du demandeur et l’application de sa loi. Partant, en fait de pluriel, qui appelle à appliquer la méthode du faisceau d’indices ou groupement des points de contact, la Haute juridiction, comme la cour d’appel, se contente d’un seul indice, parmi tous ceux énoncés par la Cour de justice dans sa jurisprudence. Il faut donc qu’il soit particulièrement significatif.

À cet égard, on note qu’il s’agit encore d’une circonstance pouvant se réclamer de l’arrêt Löber mais par analogie cette fois. Dans cette décision, la Cour de justice avait également retenu, au titre des circonstances déterminantes, le fait que « les informations qui ont été fournies [à l’investisseur] au sujet des certificats sont celles figurant dans le prospectus relatif à ceux-ci, tel que notifié à l’österreichische Kontrollbank (banque autrichienne de contrôle) » (pt n° 33). C’est en effet dans le cadre d’une commercialisation secondaire des titres en Autriche, État membre du domicile de la victime, que cette dernière les avait acquis, d’où la notification du prospectus d’information auprès des autorités autrichiennes. Or, comme le souligne la Cour de justice, retenir « comme étant le lieu de la matérialisation du dommage celui où se trouve établie la banque auprès de laquelle est ouvert le compte bancaire du demandeur sur lequel se réalise directement ce dommage » ne saurait surprendre le défendeur, « étant donné que l’émetteur d’un certificat qui ne remplit pas ses obligations légales relatives au prospectus doit, lorsqu’il décide de faire notifier le prospectus relatif à ce certificat dans d’autres États membres, s’attendre à ce que des opérateurs insuffisamment informés, domiciliés dans ces États membres, investissent dans ce certificat et subissent le dommage » (pt n° 35). Autrement dit, lorsqu’une banque recherche des clients dans un État membre, elle ne peut que prévoir être attraite devant les juridictions de celui-ci comme lieu de réalisation du dommage. La prévisibilité de la juridiction compétente pour le défendeur est ainsi assurée ce qui rejoint une préoccupation centrale du droit international privé européen.

Or, c’est ce qui semble pouvoir également justifier la solution retenue par la chambre commerciale dans l’arrêt ici commenté lorsqu’elle s’appuie sur le fait que la victime avait été démarchée en France. Que l’enjeu y fût la loi applicable et non la juridiction compétente n’y change rien. Lorsqu’une société va chercher des investisseurs en France, elle ne peut se dire surprise de se voir appliquer le droit français pas plus que d’être assignée devant les juridictions françaises : les profits économiques attendus des investisseurs domiciliés en France vont logiquement de pair avec les risques juridiques tirés de l’application de la loi française. C’est en somme le critère de l’activité dirigée qui est ici implicitement appliqué.

Il convient toutefois de relever qu’en l’espèce, n’étaient pas recherchées en responsabilité les sociétés de placement qui avaient démarché la victime mais les deux prestataires de services de paiement. Certes, il est possible de faire valoir que ces derniers avaient également, quoiqu’indirectement, profité des investissements opérés via les services de paiement qu’ils assuraient auprès des sociétés de placement. Comment pouvaient-ils néanmoins savoir que la victime avait investi ses fonds à la suite d’un démarchage ? Comment alors retenir comme déterminante pour justifier l’application du droit français une circonstance dont rien n’indique – ni dans l’arrêt ni dans le rapport du conseiller rapporteur ni dans l’avis de l’avocat général – qu’elle ait été connue des sociétés défenderesses ? De ce point de vue, on comprend que la cour d’appel avait préféré retenir la localisation du compte ouvert par la société Worldpay dans un établissement bancaire français.

La décision paraît donc particulièrement sévère pour les sociétés défenderesses.

Dans la mesure où, néanmoins, la Cour de cassation aboutit à la même solution que la cour d’appel, à savoir la désignation du droit français, il faut sans doute voire dans cette substitution de « circonstance particulière » opérée par la chambre commerciale la volonté de lutter efficacement contre les comportements illicites en matière d’investissements financiers : afin de pouvoir engager effectivement la responsabilité de tous les professionnels de ce secteur, il est nécessaire qu’ils relèvent autant que faire se peut des juridictions et de la loi de la victime. Par cet arrêt, on comprend que cela passe par la désignation de celles-ci dès que les sociétés de placement et autres banques auront dirigé leur activité vers l’État membre du demandeur.

Si cette position doit être approuvée en opportunité, il n’en est pas moins certain qu’elle n’est pas conforme à la jurisprudence européenne. Si, en effet, la chambre commerciale se réfère aux principes de solution posés par la Cour de justice en matière de localisation des préjudices financiers, elle ne les applique pas du tout selon ses préconisations, on l’a vu : au faisceau d’indices exigé par la Cour de justice pour désigner les juridictions du demandeur, elle substitue une circonstance « particulière » unique qu’elle juge suffisante pour fonder l’applicabilité de la loi de ce dernier. Les deux positions sont même franchement opposées puisque l’une est fondée sur l’hostilité au forum actoris tandis que l’autre, à l’évidence, sur la faveur à la lex actoris.

 

Com. 1er oct. 2025, FS-B, n° 22-23.136

par Gwendoline Lardeux, Agrégée des facultés de droit, Professeur à l'Université d'Aix-Marseille

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