Loi Badinter : précisions sur la faute de la victime exclusive de réparation

Selon l’article 4 de la loi Badinter, lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l’indemnisation des dommages qu’il a subis, sauf s’il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice.

À quelques jours de fêter le 40e anniversaire de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, dite « loi Badinter », le contentieux est loin d’être épuisé, comme le révèle encore l’arrêt rendu par la deuxième chambre civile le 19 juin 2025 concernant la mise en œuvre de l’article 4, aux termes duquel « La faute commise par le conducteur du véhicule terrestre à moteur a pour effet de limiter ou d’exclure l’indemnisation des dommages qu’il a subis ».

En l’espèce, le 19 avril 2014, une personne est victime, au guidon de sa motocyclette, d’un accident de la circulation impliquant un autre véhicule terrestre à moteur. Après une expertise amiable, la victime assigne l’assureur de ce dernier devant un tribunal de grande instance en indemnisation de ses préjudices. Les juges du fond retiennent que la victime a commis une faute exclusive de tout droit à réparation (Aix-en-Provence, 28 sept. 2023). Cette dernière forme alors un pourvoi en cassation.

Le moyen pris en sa troisième branche, relative à la procédure pénale, conduit la deuxième chambre civile à casser l’arrêt de la cour d’appel pour violation de l’article 537 du code de procédure pénale, au motif que, l’agent de police n’ayant pas été présent lors de l’accident, son procès-verbal ne fait pas foi jusqu’à preuve contraire (pt 8).

C’est toutefois sans conteste la question soulevée par la cinquième branche du moyen, relative à la prise en compte de la faute contributive de la victime, qui vaut à l’arrêt commenté les honneurs d’une publication au Bulletin. Celui-ci offre en effet l’occasion à la Cour de cassation de clarifier les règles applicables en la matière, une certaine confusion semblant encore régner parmi les juges du fond.

L’obligation pour chaque conducteur, même non fautif, d’indemniser un autre conducteur victime

Pour commencer, la Cour de cassation rappelle en l’espèce qu’il résulte de l’article 4 de la loi Badinter « que lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l’indemnisation des dommages qu’il a subis, sauf s’il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice ».

La solution est constante depuis une décision rendue en chambre mixte le 28 mars 1997 (Cass., ch. mixte, 28 mars 1997, n° 93-11.078, D. 1997. 294 , note H. Groutel ; ibid. 291, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 1997. 681, obs. P. Jourdain ), abandonnant la jurisprudence antérieure qui refusait toute action en indemnisation d’une victime conductrice fautive contre un autre conducteur non fautif (par ex., Civ. 2e, 24 nov. 1993, n° 92-12.350, RTD civ. 1994. 367, obs. P. Jourdain : « Attendu que le conducteur d’un véhicule terrestre à moteur impliqué dans un accident de la circulation qui a commis une faute n’a pas d’action contre un autre conducteur qui n’a pas commis de faute »). Autrement dit, en pratique, la réparation du dommage subi par une victime conductrice supposait jusqu’alors que cette dernière parvienne à prouver son absence de faute (si l’autre conducteur était non fautif) ou la faute du défendeur (si la victime avait elle-même commis une faute). Très critiquée (v. not., H. Groutel, La faute du conducteur victime, dix ans après, D. 1995. Chron. 335 ), cette jurisprudence conduisait à réintroduire une analyse du comportement du défendeur dans un régime de responsabilité objectif ne supposant pourtant pas la preuve d’une faute pour que la victime ait droit à indemnisation.

En l’espèce, le fait que la victime ait, semble-t-il, été la seule à commettre une faute (franchissement de la ligne médiane) n’emporte donc pas, en soi, impossibilité d’être indemnisée du dommage subi. En revanche, conformément à la lettre de l’article 4 de la loi Badinter, cette faute est une cause d’exonération totale ou partielle du responsable. Encore faut-il, toutefois, pour cela que cette faute soit en lien de causalité avec le dommage. C’est sur ce point que la décision de la cour d’appel est cassée dans l’arrêt commenté.

La seule prise en compte, comme cause d’exonération du responsable, de la faute de la victime conductrice en lien de causalité avec son dommage

Comme le précisait déjà l’attendu de principe posé dans la décision rendue en chambre mixte le 28 mars 1997, seule constitue une cause d’exonération du responsable la faute de la victime « ayant contribué à la réalisation de son préjudice ». Seule une faute ayant joué un rôle causal est ainsi susceptible d’être prise en compte par les juges du fond pour limiter ou exclure l’indemnisation de la victime conductrice. Il convient d’insister sur le fait que le lien de causalité est requis avec le dommage, et non avec l’accident, ce qui n’est pas la même chose. Ne pas avoir attaché sa ceinture de sécurité ou de ne pas porter de casque sur un deux-roues peut ainsi avoir contribué à la réalisation du dommage, sans pour autant avoir participé à causer l’accident de la circulation.

La question a, là encore, donné lieu à des errements jurisprudentiels. La Cour de cassation a été tentée de poser une présomption irréfragable de causalité (v. not., Civ. 2e, 4 juill. 2002, n° 00-12.529, D. 2003. 859, et les obs. , note H. Groutel ; RTD civ. 2002. 829, obs. P. Jourdain ), justifiée, selon certains auteurs, par l’idée que certaines fautes de comportement (telles que la conduite en état d’ivresse) devraient emporter déchéance du droit à indemnisation de la victime (par ex., X. Ridel, La faute de comportement du conducteur victime, RCA 2006. Étude 6). Deux arrêts rendus en assemblée plénière le 6 avril 2007 (Cass., ass. plén., 6 avr. 2007, nos 05-81.350 et 05-15.950, D. 2007. 1839 , note H. Groutel ; ibid. 1199, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RTD civ. 2007. 789, obs. P. Jourdain ) ont réaffirmé l’exigence de la recherche, par les juges du fond, d’un lien de causalité entre la faute et la réalisation du dommage.

Appliquant cette solution, désormais constante, la deuxième chambre civile casse, dans l’arrêt commenté, la décision de la cour d’appel pour violation de l’article 4 de la loi Badinter en raison du défaut de caractérisation « d’une faute de la victime ayant contribué à la réalisation de son préjudice » (pt 13). Rien de très original finalement, si ce n’était la référence expresse par la Cour de cassation, dans sa motivation, à une décision du 9 mars 2023, dont la mauvaise compréhension semble avoir été la source de l’erreur commise par les juges du fond en l’espèce.

L’ampleur exonératoire de la faute en fonction de sa gravité intrinsèque

Lorsque l’article 4 de la loi Badinter dispose que « La faute commise par le conducteur du véhicule terrestre à moteur a pour effet de limiter ou d’exclure l’indemnisation des dommages qu’il a subis », rien n’est précisé concernant le critère permettant de déterminer l’ampleur exonératoire de cette faute.

Ayant abandonné le critère du caractère exclusif de la faute, la décision rendue en chambre mixte le 28 mars 1997 a laissé aux juges du fond un pouvoir souverain sur cette question. Depuis 2003 (Civ. 2e, 5 juin 2003, n° 01-17.486, D. 2003. 1735 ), il est admis que leur appréciation doit se fonder sur la gravité intrinsèque de la faute commise, « en faisant abstraction du comportement de l’autre conducteur du véhicule impliqué dans l’accident ». La cour d’appel s’était donc, dans l’arrêt commenté, à bon droit fondée sur la gravité de la faute pour justifier la suppression totale du droit à indemnisation de la victime. Encore fallait-il toutefois, comme le rappelle la Cour de cassation, que cette faute ait été en lien de causalité avec le dommage subi…

Un doute sur ce point résultait sans doute de la mauvaise compréhension d’une décision, non publiée, rendue par la deuxième chambre civile le 9 mars 2023 (Civ. 2e, 9 mars 2023, n° 21-11.157) et expressément citée par la Cour de cassation en l’espèce. L’arrêt d’une cour d’appel avait débouté la victime de sa demande d’indemnisation au motif que sa faute était la seule cause de l’accident. La Cour de cassation avait alors affirmé que, « en se référant à la cause de l’accident et non à la seule gravité de la faute commise [par la victime] pour exclure son droit à indemnisation, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».

Il ne saurait toutefois être déduit de cette décision que l’existence d’un lien de causalité entre la faute et le dommage ne serait désormais plus exigé. L’arrêt du 9 mars 2023 (Civ. 2e, 9 mars 2023, n° 21-11.157, préc.) indiquait d’ailleurs clairement, dans un attendu de principe, que « lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l’indemnisation des dommages qu’il a subis, sauf s’il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice. En présence d’une telle faute (nous soulignons), il appartient au juge d’apprécier souverainement si celle-ci a, en fonction de sa gravité, pour effet de limiter ou d’exclure l’indemnisation des dommages que ce conducteur a subis. »

Comme l’avait souligné Sabine Abravanel-Jolly (bjda.fr 2023, n° 86), il convient dès lors, dans un premier temps, de caractériser une faute en relation causale avec le dommage (et non avec l’accident) puis, dans un second temps, de s’interroger sur son degré de gravité afin de déterminer l’ampleur de son effet exonératoire. Les juges du fond avaient ainsi, dans l’arrêt commenté, à tort occulté la première étape de ce raisonnement.

 

Civ. 2e, 19 juin 2025, F-B, n° 23-22.911

par Rodolphe Bigot, Maître de conférences, Le Mans Université, et Amandine Cayol, Maître de conférences, HDR, Université Caen Normandie

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