Lorsque la police est présente, le citoyen reste à sa place

Le pouvoir de contrainte résultant de l’article 73 du code de procédure pénale, qui permet à toute personne d’appréhender l’auteur d’un crime ou d’un délit flagrant et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche, ne peut être régulièrement exercé lorsque l’arrestation peut être ou est réalisée par un agent des forces de l’ordre, en l’absence de réquisition de la part de ce dernier.

La chambre criminelle vient apporter un épilogue à ce qu’il était convenu d’appeler l’affaire Benalla, du nom d’un des protagonistes. Cette affaire ayant donné lieu à de nombreux comptes rendus médiatiques sur le déroulement des faits (P.-A. Souchard, Alexandre Benalla et Vincent Crase, des observateurs très engagés, Dalloz actualité, 27 sept. 2021 ; A. Bloch, Procès Benalla : « C’est la chronique d’une sortie de route annoncée », Dalloz actualité, 1er oct. 2021 ; A. Bloch, Délibéré Benalla : « Des comportements inadmissibles et insupportables au corps social », Dalloz actualité, 5 nov. 2021), nous rappellerons simplement, pour mémoire, que M. Benalla, alors chargé de mission à la présidence de la République, et M. Crase, un de ses amis agent de sécurité, avaient été invités à participer comme observateurs à une opération de maintien de l’ordre le 1er mai 2018 à Paris. À cette occasion, il leur était reproché de s’être immiscés dans une fonction publique en se substituant aux forces de sécurité ou en les secondant pour appréhender des personnes participant à la manifestation.

Jugés notamment pour des faits de violences en réunion et d’immixtion dans une fonction publique, les deux prévenus étaient déclarés coupables par le tribunal correctionnel puis la cour d’appel et condamnés à la peine de trois ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis concernant M. Benalla et de deux ans avec sursis concernant M. Crase.

Ils formèrent un pourvoi en cassation soutenant que l’autorisation donnée, par l’article 73 du code de procédure pénale, à chaque citoyen d’appréhender les auteurs d’une infraction flagrante les exonérait des délits qui leur étaient reprochés.

L’article 433-12 du code pénal réprime l’immixtion dans une fonction publique lorsque quelqu’un accomplit, en connaissance de cause, un acte réservé à cette fonction. En l’espèce, il n’était factuellement pas contesté, ni contestable au vu des images vidéo, que les deux prévenus aient participé d’initiative à différentes interpellations et aient eu des gestes violents pour contraindre des personnes interpellées. Le pourvoi permettait de s’interroger sur l’articulation entre pouvoir d’appréhension octroyé par l’article 73 et délit d’immixtion dans une fonction publique.

Les termes de l’autorisation légale

L’arrestation en flagrant délit d’un délinquant est un devoir pour les membres des forces de l’ordre, délégataires d’une parcelle de la souveraineté nationale, en raison de la charge dont ils sont investis. Ce devoir incombait également à tout citoyen sous l’empire du code d’instruction criminelle (C. instr. crim., art. 106). Lors de l’adoption du code de procédure pénale, ce devoir a muté en simple possibilité pour chaque citoyen.

Aux termes de l’article 73 du code de procédure pénale, toute personne peut donc devenir ce que la jurisprudence administrative qualifie de collaborateur occasionnel du service public (CE 17 avr. 1953, Pinguet, D. 1954. 7, note Morange ; Civ. 2e, 23 nov. 1956, Giry, D. 1957. 34 ; JCP 1956. II. 9681, note P. Eismen). En effet, cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche.

S’il s’agit d’une simple possibilité laissé au civisme de chacun, on soulignera qu’il ne subsiste que peu de délits non punis d’une peine d’emprisonnement dans notre législation. En outre, l’application de la théorie de l’apparence ou de la vraisemblance permet de dépasser les conditions édictées par ce texte. Ainsi, est légitime l’arrestation d’une personne dont on peut objectivement présumer qu’il s’agit de l’auteur de l’infraction même si cela se révèle ultérieurement erroné (Req. 8 août 1900, DP 1902. I. 267). Il en va de même pour l’état de flagrance qui s’apprécie lors de l’arrestation, même si ultérieurement les faits se révèlent être contraventionnels (Crim. 11 mars 1992, n° 91-84.175, D. 1992. IR 203 ; JCP 1992. IV. 2329 ;  Dr. pénal 1992. Comm. 215, obs. A. Maron).

Le particulier qui intervient dans ces conditions échappe à son éventuelle responsabilité pénale puisque, conformément à l’article 122-4 du code pénal, il accomplit un acte autorisé par la loi. C’était l’axe du pourvoi qui oubliait pourtant que cette autorisation légale est circonscrite dans des exigences particulières, notamment afin d’éviter son dévoiement et l’apparition d’une police privée similaire à une milice.

En présence de forces de l’ordre et sauf demande expresse, pas de violences justifiées par l’article 73 du code de procédure pénale

Le texte autorise l’appréhension, c’est-à-dire l’arrestation, de l’auteur et sa conduite devant l’officier de police judiciaire le plus proche, mais reste muet sur les modalités pratiques de celle-ci, notamment en n’autorisant pas expressément l’usage de la violence. Il est cependant rare que l’auteur d’une infraction se laisse appréhender sans résistance ou sans tentative de fuite.

En réprimant la rébellion contre les forces de l’ordre, le législateur démontre qu’il est conscient du risque de violences commises par le délinquant lors de son interpellation. Cette disposition ne s’applique toutefois pas au citoyen qui intervient spontanément.

La chambre criminelle admet donc que l’appréhension de la personne soupçonnée peut impliquer l’usage de la force. On relèvera que permettre à un particulier d’arrêter un autre particulier constitue un acte particulièrement grave portant atteinte aux libertés fondamentales et qu’il convient d’être particulièrement exigeant. En outre, l’article préliminaire du code de procédure pénale impose que les mesures de contrainte concernant une personne poursuivie ou suspectée doivent être strictement limitées aux nécessités de la procédure et proportionnées à la gravité de l’infraction.

L’usage de la force doit ainsi être nécessaire et proportionné et c’est à une appréciation in concreto à laquelle doit se livrer le juge. Cette nécessité était déjà exigée pour les forces de l’ordre depuis longtemps (Crim. 1er déc. 1955 P). Le citoyen ne saurait évidemment pas, dans ce domaine, bénéficier de plus de latitude qu’un policier ou un gendarme et il est également attendu de lui nécessité et mesure dans l’usage de la force (Crim. 13 avr. 2005, n° 04-83.939, D. 2005. 2920 , note J.-L. Lennon ; RSC 2006. 419, obs. J. Buisson ; JCP 2005. I. 161, obs. Maron ; Dr. pénal 2005. Comm. 117, obs. Maron).

Parce que l’État a le monopole de la violence légitime, le pouvoir d’appréhension donné au citoyen par l’article 73 n’est que subsidiaire à celui des forces de l’ordre. Un tel pouvoir de contrainte n’apparaît dès lors pas nécessaire lorsqu’il est exercé dans des cas où l’arrestation peut être réalisée par un policier ou un gendarme, en l’absence de demande, de réquisition de celui-ci.

On précisera que les prévenus avaient d’initiative quitté leur statut d’observateurs pour se mêler aux policiers et interpeller des particuliers. La chambre criminelle approuve les juges du fond qui avaient souligné notamment qu’à chacune de leurs interventions, « les prévenus ont décidé d’intervenir dans une opération de police, alors que les forces de l’ordre étaient en nombre plus que suffisant sur les lieux, qu’ils n’ont reçu aucune demande d’aide ou réquisition de celles-ci et que leur intervention apparaissait non seulement inutile, mais de nature à entraver l’action des policiers ».

La chambre criminelle vient clairement affirmer que le pouvoir de contrainte permis au citoyen en cas de crimes ou de délits flagrants est nécessairement abusif à chaque fois que l’arrestation peut être ou est réalisée par des agents des forces de l’ordre.

Un but qui exclut les opérations de police administrative

Si la loi permet au citoyen d’intervenir, cela procède, comme l’indique la doctrine, « d’une délégation de pouvoir face à une forme de carence de l’autorité publique au lieu et place de l’infraction » (A.-S. Chavent-Leclère, La remise en cause d’une justification possible en matière non intentionnelle, D. 2006. 2721 ). C’est parce que l’autorité publique, par l’intermédiaire des forces de l’ordre, n’est pas en mesure, pour différentes raisons, de procéder à l’arrestation, que le citoyen peut la suppléer. Le but de cette action est d’appréhender l’intéressé afin de le placer sous main de justice en le remettant au plus vite à un officier de police judiciaire (Crim. 16 mars 1883, S. 1883. I. 216).

Bénéficiant de la confusion engendrée par le port de brassard police, les prévenus, ne révélant à aucun moment leur statut de civils observateurs, avaient notamment accepté qu’un des individus interpellés leur soit remis par les policiers et avaient exercé sur celui-ci une contrainte physique jusqu’à la sortie du Jardin des Plantes. Il était difficile de soutenir que leur action avait pour objet d’appréhender quelqu’un qui était déjà arrêté, ou de le conduire devant les policiers puisqu’il s’y trouvait déjà.

La jurisprudence sanctionne logiquement celui qui agit sans véritable volonté d’appréhender le délinquant en cause (Crim. 11 mai 1995, n° 94-82.980, Dr. Pénal 1995. Chron. 6, obs. V. Lesclous et C. Marsat) ou qui tarde à le remettre ou à aviser les services de police ou de gendarmerie compétents (Crim. 16 févr. 1988, n° 87-84.107 P, RSC. 1988. 785, obs. G. Levasseur ; 7 avr. 1994, n° 93-84.773 P, Gaz. Pal. 1994. 2. 416, chron. J.-P. Doucet).

La chambre criminelle apporte une précision bienvenue en indiquant que si toute personne a qualité pour appréhender l’auteur d’un crime ou d’un délit flagrant, une telle qualité ne peut être conférée à l’occasion d’une opération de police administrative.

Par définition, la police administrative – et le maintien de l’ordre en fait partie – n’a pas pour finalité une interpellation qui, nécessitant la commission d’une infraction, est par nature une opération de police judiciaire.

Concernant l’intervention des prévenus au Jardin des Plantes puis place de la Contrescarpe, la cour d’appel avait pris soin de préciser que, si des incidents violents s’étaient déroulés plus tôt dans l’après-midi, cela n’était plus le cas lors de l’arrivée des prévenus, la situation étant alors sous contrôle des forces de l’ordre. Il n’existait donc à ce moment aucun flagrant délit, même apparent, mais une opération de police administrative de maintien de l’ordre sous contrôle des forces de l’ordre. L’appréhension de personnes et la commission d’actes de violences, tels que des clés de bras ou l’apposition d’un genou sur une personne à terre, en l’absence d’indices apparents de comportements délictueux, exclut, par définition, le bénéfice des dispositions de l’article 73 du code de procédure pénale et relève de l’immixtion dans l’exercice de fonctions réservées aux forces de l’ordre.

Aucun des critères exigés par ce texte n’étant rempli, leur action et les actes de contrainte dont ils avaient usé ne pouvaient que caractériser l’immixtion dans une fonction publique et des violences volontaires. C’est donc sans véritable surprise que la chambre criminelle conclut qu’en caractérisant « la participation des prévenus à des opérations de maintien de l’ordre et d’interpellation, sans aucune nécessité, compte tenu de la présence sur les lieux de membres des forces de l’ordre en nombre suffisant au regard de la situation, la cour d’appel, qui a constaté l’accomplissement abusif, par les prévenus, d’actes relevant des attributions réservées aux militaires de la gendarmerie nationale et aux fonctionnaires de la police nationale, et énoncé les éléments constitutifs des violences dont elle les a reconnu coupables, a justifié sa décision ».

La chambre criminelle confirme ainsi l’appréciation rigoureuse et nécessaire, par la jurisprudence pénale, de ce pouvoir coercitif.

 

Crim. 26 juin 2024, F-B, n° 23-85.825

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