L’ouverture d’une procédure collective est un fait nouveau rendant inopposable l’autorité d’une décision statuant sur l’action d’un créancier intentée avant l’ouverture de la procédure
L’autorité de la décision ayant écarté une demande en paiement d’un créancier contre l’associé d’une SCI ne rend pas irrecevable une nouvelle demande en paiement intentée après l’ouverture de la procédure collective. En effet, celle-ci constitue un fait nouveau rendant inopposable l’autorité de la chose précédemment jugée. La présente décision conduit néanmoins à s’interroger sur les conditions de la régularisation de l’action écartée en l’absence de vaines poursuites.
L’ouverture d’une procédure collective contre une société civile affecte l’action dont dispose le créancier de la société civile à l’encontre des associés. L’arrêt de la troisième chambre civile du 18 janvier 2024 de la Cour de cassation l’illustre s’agissant de l’autorité d’une décision portant sur l’action de l’associé intentée par le créancier avant l’ouverture de la procédure collective.
En l’espèce, une banque est créancière de deux sociétés civiles immobilières au titre du solde débiteur de leurs comptes bancaires. En vertu de l’article 1858 du code civil, elle assigne deux associés, communs à ces deux SCI, en paiement de ces créances, par actes des 4 et 8 février 2016. Ces demandes sont rejetées par deux jugements du 17 décembre 2018, au motif que la banque ne démontrait pas avoir engagé de vaines et préalables poursuites à l’encontre des SCI.
À la suite de ces décisions, la banque a obtenu l’ouverture d’une liquidation judiciaire à l’encontre des deux sociétés civiles. Après avoir déclaré ses créances au passif de chacune des deux sociétés, elle a de nouveau assigné les associés en paiement du solde débiteur des comptes bancaires.
Par un arrêt rendu le 25 mai 2022, la Cour d’appel de Chambéry a jugé irrecevables ces demandes en paiement comme se heurtant à l’autorité de la chose jugée attachée aux jugements rendus le 17 décembre 2018 constatant l’absence de poursuites vaines et préalables de la part de la banque. Elle juge que l’autorité de ces jugements ne peut être écartée, malgré l’ouverture des procédures de liquidation à l’initiative de la banque, dans la mesure où celle-ci aurait dû accomplir cette démarche avant de délivrer les premières assignations en paiement aux associés. La banque forme un pourvoi.
La Cour de cassation devait ainsi répondre à la question de savoir si l’autorité de la décision constatant l’absence de poursuites vaines et préalables rend irrecevable une nouvelle demande du créancier intentée après l’ouverture d’une liquidation judiciaire.
Après avoir visé les articles 1858 et 1355 du code civil et 480 du code de procédure civile, elle rappelle que l’autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice. Elle censure donc la décision de la Cour d’appel de Chambéry pour violation de la loi. Elle juge en effet que l’ouverture de la liquidation judiciaire constituait un événement nouveau. Elle précise alors qu’il n’était pas établi que la liquidation aurait pu être prononcée avant les jugements rendus le 17 décembre 2018 ni que la banque aurait pu satisfaire aux conditions de l’article 1858 du code civil avant cette date.
De prime abord, la troisième chambre civile semble faire une application classique de l’autorité de chose jugée aux vaines et préalables poursuites. L’incise relative à la possibilité d’ouvrir la liquidation judiciaire avant la première assignation en paiement sème néanmoins le trouble s’agissant de la portée exacte que la troisième chambre civile a entendu donner à cette décision.
L’application apparemment classique de l’autorité de chose jugée aux vaines et préalables poursuites
Une distinction classique oppose les associés d’une société à responsabilité limitée et ceux d’une société à risque illimité. Contrairement aux premiers, les associés d’une société à risque illimité répondent des dettes sociales. Toutefois, l’article 1858 du code civil dispose que les créanciers ne peuvent poursuivre le paiement des dettes sociales contre un associé qu’après avoir préalablement et vainement poursuivi la personne morale. En l’espèce, c’est l’absence de telles poursuites qui est constatée dans le premier jugement.
Cela signifie-t-il que la banque avait définitivement perdu le droit de poursuivre les associés des SCI ? C’est à ce stade qu’entre en jeu la question de la fin de non-recevoir. Celle-ci est une sanction procédurale qui constate l’absence de droit d’agir en raison notamment de l’autorité de la chose jugée, qui s’applique ici à la demande de paiement formulée contre les associés.
L’article 1355 du code civil prévoit que « l’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité. » Il est certain que les deux demandes en paiement étaient formées entre les mêmes personnes et qu’elles reposaient sur le même fondement à savoir la responsabilité illimitée de l’associé. Toutefois, comme le rappelle la Cour de cassation qui renvoie à sa jurisprudence constante, « l’autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice ».
L’ouverture d’une procédure collective à l’endroit des sociétés civiles constitue-t-elle une un événement postérieur modifiant la situation reconnue par le jugement constatant l’absence de poursuites vaines et préalables ? La réponse est assurément positive dans la mesure où, par un arrêt de chambre mixte, la Cour de cassation a jugé que, « dans le cas où la société est soumise à une procédure de liquidation judiciaire, la déclaration de la créance à la procédure dispense le créancier d’établir que le patrimoine social est insuffisant pour le désintéresser » (Cass., ch. mixte, 18 mai 2007, n° 05-10.413, D. 2007. 1414
, obs. A. Lienhard
; Rev. sociétés 2007. 620, note J.-F. Barbièri
; RTD com. 2007. 550, obs. M.-H. Monsèrié-Bon
; ibid. 597, obs. A. Martin-Serf
). Autrement dit, le créancier déclarant n’est plus tenu de poursuivre préalablement la société lorsque celle-ci est soumise à une procédure collective.
Partant, l’ouverture de la procédure collective constituait en l’espèce un fait nouveau qui modifiait la situation antérieurement reconnue en justice, car cette ouverture équivaut aux vaines poursuites qui faisaient jusqu’alors défaut.
C’est la raison pour laquelle la troisième chambre civile censure la décision d’appel. Toutefois, elle précise que la cour d’appel n’a pas établi que la liquidation aurait pu être prononcée avant les jugements rendus le 17 décembre 2018 et que la banque aurait pu satisfaire aux conditions de l’article 1858 du code civil avant cette date.
Cette incise peut semer le trouble quant à la portée exacte de la présente décision s’agissant des conditions de régularisation de l’absence des vaines poursuites.
L’incertitude relative à la régularisation de l’absence des vaines poursuites
La troisième chambre civile prend le soin de souligner que la cour d’appel n’a pas établi que la liquidation aurait pu être prononcée avant le jugement constatant les vaines poursuites ni que la banque aurait pu remplir les conditions de ces vaines poursuites avant ce même jugement. Ce faisant, elle laisse entendre que la régularisation de la fin de non-recevoir n’aurait pas nécessairement été possible si, par exemple, la banque avait été en mesure de demander l’ouverture d’une liquidation des sociétés civiles avant de demander paiement de la créance aux associés. Il n’est pas certain que cela soit son intention, mais le doute est permis en raison de la motivation de l’arrêt d’appel soumis au contrôle de la Cour de cassation.
En effet, après avoir rappelé que l’autorité de la chose jugée ne peut être opposée lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice, la cour d’appel avait précisé « encore faut-il que le caractère nouveau de ces événements ne résulte pas de ce que la partie qui les invoque a négligé d’accomplir une diligence en temps utile ». Autrement dit, selon elle, l’événement nouveau que constitue l’ouverture de la procédure collective contre la société ne suffit pas à régulariser l’action en paiement contre l’associé lorsque le créancier a été négligent. Comment comprendre alors l’incise de la troisième chambre civile dans sa réponse ? Elle censure certes la décision pour violation de la loi après avoir rappelé que la fin de non-recevoir ne peut pas être opposée en cas d’événement postérieur modifiant la situation. D’un autre côté, son incise semble relever d’une logique de censure pour manque de base légale. En d’autres termes, il n’est pas tout à fait évident de comprendre si la troisième chambre civile reproche à la cour d’appel d’avoir jugé que la négligence initiale de la banque l’empêchait de poursuivre l’associé ou bien de ne pas avoir caractérisé une telle négligence en l’espèce.
Si sa position était la seconde envisagée, ce que la censure pour violation de la loi tend néanmoins à exclure, la solution serait critiquable. Expliquer pourquoi présente un intérêt si d’aventure la question était à nouveau posée dans le futur.
D’abord, cette solution contredirait la décision de la chambre mixte précitée dans laquelle la Cour de cassation avait jugé que l’absence de poursuites préalables contre l’associé pouvait être régularisée par la déclaration de la créance à la procédure de la société. À cet égard, quand bien même la liquidation aurait pu être prononcée avant le jugement constatant l’absence de vaines poursuites, cela ne devrait pas empêcher le créancier de poursuivre l’associé après avoir déclaré sa créance à la procédure. Dans le cas contraire, la fin de non-recevoir tirée de l’absence de poursuites préalables serait donc irrégularisable. Autrement dit, le créancier qui aurait agi trop tôt contre l’associé de la société civile se verrait définitivement privé du droit d’agir. Une telle sanction serait excessive. Ce d’autant plus que, comme le demandeur au pourvoi le soulignait incidemment et à juste titre, la négligence du créancier est déjà sanctionnée par les règles de prescription. En effet, par le jeu de l’article 2243 du code civil, l’action intentée contre l’associé, qui n’aboutit pas en raison de l’absence de poursuites préalables contre la société, n’interrompt pas le délai de prescription de l’action.
Ensuite, cette solution placerait le créancier dans une situation injustement compliquée. En effet, s’il peut se voir reprocher de ne pas avoir demandé l’ouverture d’une procédure collective contre la société avant de poursuivre l’associé, il va donc être incité à agir en ce sens. Or, s’il n’obtient pas gain de cause, il risque une condamnation pour assignation téméraire.
Encore une fois, le fait que la Cour de cassation a censuré pour violation de la loi tend à écarter cette interprétation. Il paraissait néanmoins utile de montrer en quoi cette interprétation devrait, en toute hypothèse, être rejetée.
Civ. 3e, 18 janv. 2024, F-B, n° 22-19.472
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